#rectoverso #09 | Clair obscur

Recto
C’était le bureau de papa – elle disait : un nid à poussière –– jadis chambre noire quand j’étais petit – quand maman n’avait pas encore son studio – elle disait : ne pas en faire un reliquaire – ce n’était en vrai qu’un cagibi au fond de leur chambre – à l’opposé de la fenêtre – papa y avait installé une planche en guise de table, un tube en néon, des étagères – elle disait : trier les papiers – son obsédante idée : il n’était plus là –des années de livres, de notes, de brouillons – il ne travaillait plus, assis de biais, porte entrouverte – elle pleurait la nuit dans ce lit, là – ses robes bien rangées dans un autre placard – il traînait toujours un foulard sur le dossier, là – le même foulard – son parfum dedans – jamais porté depuis – il n’était plus là non plus sur les photos – plus de photo – plus d’objet à lui, nulle part – plus tard pendant l’été, dans le cagibi, entre deux dossiers, des miettes et un paquet presque vide de ses biscuits préférés – presque vide mais pas tout à fait – elle noyait ses hurlements dans le flot de lumière, visage vers le ciel – elle avait retiré des murs toutes les photos, comme si le papier d’argent qui fixait ses traits avait pu le changer en statue de sel – elle bannissait son image – elle le voulait vivant.

Verso
Décembre descend. La nuit dans la cour est noire. La lampe fait un cercle de lumière jaune autour du piano. Il y a des feuillets posés sur sa table basse. Soupir. Une caresse sur les notes, sans les enfoncer. L’appartement est inscrit dans un carré presque parfait. Un instituteur expliquerait qu’un carré est nécessairement parfait, sinon, qu’il s’agit d’un rectangle. L’immeuble a au moins deux cents ans, et les angles des pièces inscrites dans ce carré ne sont pas tous parfaitement droits. On monte quatre étages en colimaçon sur des marches déformées par le temps. La porte d’entrée ouvre directement dans la pièce principale, « en L ». C’est que la cuisine prend tout un coin du rectangle, à droite tout de suite en entrant. Tracez un carré ABCD (presque parfait). Dans le segment AB, percez trois fenêtres à égale distance. Elles donnent toutes trois sur la cour : la chambre, la pièce en L, la cuisine. Laissons de côté la chambre, adjointe d’une salle de bains aveugle. Revenons à la porte d’entrée, approximativement située au milieu du segment BD. Ce n’est pas un devoir de mathématiques. La porte d’entrée claque. Tout de suite à droite, par la porte ouverte sur la cuisine, des odeurs du repas de la veille. On avance dans la pièce. Un piano quart de queue l’occupe presque, avec une table ovale – plateau de faux marbre soutenu par des pieds de métal noir, travaillés façon art nouveau – et des chaises assorties garnies de coussins ronds. Dans le renfoncement vers la fenêtre, qui forme l’autre barre du « L », un manteau vole vers le canapé. Par la fenêtre, la ligne des toits surplombant la cour. Au dessus du canapé, un grand cadre porte la reproduction d’un tableau. La nuit descend, décembre avance. Nouveau soupir sur le canapé. Une feuille froissée est lancée comme une boule de neige. Si elle n’était si légère, elle aurait fait entendre un drôle de son – fa dièse, sol dièse, si bémol.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie esclave romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. «Ton Nombril» et «BigBang» (Toutàlheure, 2023 et 2024, illustrations de Luce Fusciardi) sont des albums pour les tout-petits qui forment un diptyque sur le thème de l'origine.