Arrivée 2 : Place des mille fleurs

– Monsieur… Monsieur ? Réveillez-vous, nous sommes arrivés.

La voix est douce, presque tendre. Une fragrance fleurie flotte dans l’air. L’image de sa grand-mère s’invite un court instant puis repart dans les limbes de sa mémoire. Les yeux encore embués de sommeil, la voix pâteuse, il bredouille de plates excuses qui s’envolent jusqu’à l’hôtesse de l’air déjà passée au rang suivant. L’avion s’immobilise, le signal sonore invitant les passagers à défaire leur ceinture retentit. Dans une joyeuse cacophonie de conversations enjouées, ceux-ci sortent un à un en longue file indienne. Son tour arrive enfin, il se lève, attrape son sac à dos et quitte l’avion après un dernier salut à l’équipage.

Il n’a même pas eu le temps de profiter de la descente pour admirer les fabuleux paysages vantés par son guide touristique. La terre vue du ciel a une autre saveur que celle foulée par des milliards de gens. En haut, tout est encore possible, à portée de rêve. Les yeux embrassent d’un regard l’infiniment grand, contemplant au sol la peinture gigantesque qui s’offre à eux, puis se perdent au-delà de l’horizon vers un ailleurs fait de et si et de peut-être.

Sa valise récupérée, il prend la navette qui le conduit au centre-ville, longeant le bord de mer bordé de palmiers. Ici, tout semble différent. La lumière gorgée de soleil rend les couleurs plus vives. L’eau transparente se pare de mille nuances de bleu. Pas étonnant que de nombreux peintres soient venus poser leur chevalet et leurs pinceaux sur cette île. Le temps semble s’écouler plus lentement qu’ailleurs. De vieilles dames très dignes, maquillées et manucurées avec soin, coiffées de chapeaux à larges bords, discutent sur des bancs tandis que les hommes jouent à la pétanque, indifférents à la jeunesse qui enchaîne sur la promenade des figures en roller ou skate-board au son d’une radio qui hurle sa musique de toute la force de ses haut-parleurs. Les filles, bras-dessus, bras-dessous, déambulent en bikini, ponctuant leur démarche ondulante de grands éclats de rire et de clins d’œil complices. Ici, l’été et sa joie de vivre déroulent leur programme de la manière la plus naturelle du monde. Quant à son appareil photo, il est aux anges.

Arrivé au terminus, il monte en direction de la vieille ville dont le cœur surplombe la baie. Son guide lui promet « une expérience hors du commun, dont vous ne reviendrez pas indemne ». Les ruelles sont bordées de maisons colorées et de petites échoppes proposant des créations artisanales locales comprenant aussi bien des poteries que des peintures ou des bijoux. Il repère quelques souvenirs à emporter qu’il achètera au retour.

Pour arriver en haut de la colline, il faut emprunter un escalier de pierre qui serpente entre les oliviers et les hibiscus parmi d’autres essences qu’il ne connaît pas. Il pourrait s’arrêter et utiliser l’application de reconnaissance de plantes qu’il a téléchargée avant son départ, mais il n’a pas envie de rompre le charme de sa marche vers les hauteurs. Ses pensées sont vides mais son corps, lui, se fait éponge et se remplit au fur et à mesure de sensations, d’odeurs, de sons et de bribes de conversations glanés çà et là. Au détour d’un virage, les murs d’enceinte de la ville apparaissent enfin. Une pancarte indique un panorama magnifique ainsi qu’une table d’orientation.

Sa bouteille d’eau étant vide, il repère sur son plan une petite place avec une fontaine. Tout en remplissant sa bouteille d’eau fraîche, il en profite pour se rafraîchir les avant-bras et regarder autour de lui. Ou plutôt se rincer l’œil. Il reconnaît très vite l’endroit vanté par son guide : construite durant l’antiquité, la place circulaire pavée de pierres roses accueille en son centre une fontaine accueillant une Vénus sortant de son coquillage. Les pièces jetées à la hâte au fond de l’eau comme autant de vœux formulés brillent de mille feux et éclairent la statue d’une lumière presque irréelle. Tout autour, une multitude de magasins collés les uns aux autres forment un rideau coloré hétéroclite et rivalisent d’audace pour mettre en avant de la manière la plus originale possible le produit phare de leurs commerces décliné dans de nombreuses variétés : roses, orchidées, lys, pivoines, jacinthes, poinsettias… La Place des mille fleurs porte bien son nom. Avant de repartir, il décide de prendre une photo panoramique de ce lieu atypique en faisant pivoter son appareil à 360 °, histoire d’immortaliser cette surprenante couronne fleurie qui n’en finit pas.

C’est alors que le mouvement circulaire de sa main se fige. Là, entre deux échoppes de fleurs apparaît une minuscule boutique qui détonne dans le paysage ambiant. Alors que les devantures de ses voisines sont ouvertes aux quatre vents, celle-ci a fait le choix de vitres colorées enserrées dans des panneaux de bois. Un rideau ferme l’entrée du magasin. Il ondule légèrement sous l’effet de la brise marine qui s’invite en cette fin d’après-midi. Les lettres peintes à la main sont tellement délavées qu’il doit s’approcher pour lire le nom du magasin : Au royaume de l’encens. Pour une fois, son célèbre guide reconnaissable au marcheur portant la terre en guise de sac à dos a oublié de mentionner cet endroit pittoresque. Il faudra qu’il leur écrive pour le leur signaler… Un coup d’œil rapide à la devanture lui confirme qu’il est au bon endroit : des petits tas d’encens de différentes provenances côtoient des morceaux de quartz rose, des améthystes, des pierres de jade ou de lapis-lazuli, accompagnés de livres d’astrologie et de plusieurs versions du Tarot de Marseille. Une odeur entêtante et légèrement piquante lui chatouille les narines. Rangeant son appareil photo dans son étui et soulevant le rideau damassé aux dessins brochés d’or, il entre.

A propos de Zoé Sultana

Zoé Sultana est un pseudonyme. Entre visible et invisible, la vagabonde de l’écriture cherche sa voix. Elle a grandi à la frontière suisse entre neige et sapins, et d’un hiver à l’autre, elle a changé de continent pour poser ses valises le temps d’une année à l’UQAM (Montréal) en Maîtrise de création littéraire. Devenue prof, dans ses instants volés à la nécessité, elle a rouvert ses carnets dans l’effervescence des ateliers d’écriture de l’université Lyon 2 et s’est enthousiasmée pour la nouvelle. L’année dernière, le hasard l’a sortie de sa poche pour la propulser au beau milieu du cycle d’été « Outils du roman » : elle a tellement aimé qu’elle remet ça cette année. La vagabonde des mots écrit pour se sentir vivante, laissant le fil des histoires se dérouler, tissant une atmosphère par ci, brodant une émotion par là. Avec l'envie de partager. Et de faire vibrer une petite corde quelque part chez l'autre. Ce serait un bon début.

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