#boost #13 | Tourbillon

Il est étendu dans le noir. Le corps immobile. Le corps, ce masculin, et il faudra écrire il est étendu, même s’il s’agit d’une femme. La voix, la voix de quelqu’un, quelqu’un parle, on ne sait si c’est une femme ou un homme. Elle parle. Même si c’est celle d’un homme. Elle dit tu es allongé dans le noir. Elle dit qui parle. Qui te parle à toi allongé dans le noir. Elle pose la question. Elle ignore à qui elle s’adresse. Elle prononce des mots sans destinataire, des mots errant au-dessus du corps. Elle prononce une phrase. Elle dit descendre c’est forcément dans le passé. Ce sont tes mots. Tu les reconnais. Tu les avais écrits et oubliés, comme toujours. Tu écris comme on se débarrasse avec l’espoir que quelqu’un viendra récupérer quelque chose et que tout ne sera pas perdu. Tu écris comme on adresse une prière à on ne sait trop qui. Le corps étendu dans le noir comme pour la prière que tu adressais et à ce temps-là tu savais à qui. La voix dans le crâne c’était sa réponse. De lui depuis son corps accroché quelque part avec son beau visage blanc parce que le plâtre a cette couleur de la douleur quand le cri est retenu. Il a retenu tous tes cris, les a interceptés. Leurs traces comme stigmates et c’est forcément rouge. Les yeux fermés dessinent en couleurs. Le corps lui est dans le noir. Le corps étendu dans le noir de la caravane. La voix qu’il lui prête et voilà que le « il »  a changé. La voix change de gorge. Le cri aussi. Il est un peu perdu. Il va de l’un à l’autre. La voix aussi. Elle tourbillonne. Comme l’esprit sain. Avant de se fixer pour un bref instant. Quel corps ? Quelle adresse ? Quels mots ? Tu m’écoutes quand je te parle ? Que vas-tu devenir ? Un corps traversé par les autres ? Un discours que tu prêtes et que tu reprends ? Un répétiteur, voilà ce que tu es devenu ? Les mots que tu leur feras dire et redire ? À elle, étendue dans la caravane, au photographe, à celle qui écrit, qui ne peint plus ? Lève-toi et écris. Tu m’écoutes quand je te parle ?

Elle a perdu le noir. Même les yeux clos, fermés fort, l’obscurité est teintée d’orange. La violence de cette couleur. Son noir à elle n’est jamais noir. Son corps étendu dans l’orange. À cause du  lampadaire du sentier qui éclaire les parois blanches de la caravane. Une voix parle depuis le cri tu. Tu depuis bien longtemps. Et demain ? Les oiseaux chantent sans se demander s’ils mangeront. La voix dialogue toute seule, tour à tour effraie et rassure. Si elle mettait le corps en mouvement, est-ce que cela éteindrait la voix ? Le noir ici est orange. Elle pourrait écrire dans ce faux jour. Mais la table a disparu sous elle. Le corps est étendu dessus. Elle vit dans une caravane. La voix parle sans faire bouger le corps que le sommeil a aspiré. Elle rêve. Elle est celle qui est aimée. Et cela l’étonne. Même dans le flou du rêve. L’autre en face est celle qui réclame. Elle veut plus d’elle, de sa présence, de son attention, de son amour. Elle hurle son désespoir. Elle est celle en face qui regarde sans comprendre celle qui est dans le gouffre du désespoir. Tandis que son corps à elle reste ouaté de calme. Elle est celle à qui s’adressent les cris, les reproches, et l’injonction, aime-moi. Au réveil l’idée que les deux du rêve ne font qu’une. La blancheur des parois autour de son lit a dispersé les questions. La voix s’est éteinte. Elle reviendra. On peut lui faire confiance.  

Son rêve à lui, le photographe, qui crie en silence et voudrait se réveiller. La certitude qu’il rêve et qu’il faudrait arracher son corps au sommeil pour mettre un terme à sa douleur. Le corps couché à côté de lui reste inerte, hors de portée malgré sa proximité, sa main qui cherche à l’agripper, mais la position horizontale des deux corps rend le mouvement impossible. Son monde a perdu toute  verticalité, la dimension 3 lui est refusée, on est dans un univers plat à dimension 2, alors le bras veut frapper fort, le frapper encore, il faudrait au moins cela pour soulager, mais son bras est plaqué au sol, toute verticalité interdite, toutes les perpendiculaires se sont écroulées, la rage de l’impuissance et alors il resterait le cri, mais poussé depuis le ventre, les poumons, la trachée, le cri ne fait pas son, ne fait rien que du silence et c’est ce rêve récurrent, et toujours cette voix dans le corps étendu dans le noir qui demande pourquoi.

Codicille : Merci, Caroline Diaz, l’élan que cela donne et la force et l’audace, d’avoir lu ton texte. Alors on retourne à ce qu’on a écrit pour élargir.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

3 commentaires à propos de “#boost #13 | Tourbillon”

  1. ..je ne saurai absolument pas dire pourquoi ce texte a capturé mon attention, prise au coeur, dans un tourbillon d’émotions.. c’est ainsi…merci!

  2. « Tu écris comme on se débarrasse avec l’espoir que quelqu’un viendra récupérer quelque chose et que tout ne sera pas perdu. Tu écris comme on adresse une prière à on ne sait trop qui.  » Ton écriture flue , va, arrive, reflue : c’est bien là une expérience de la voix qui écrit ou s’écrie dans le noir . Merci

  3. Merci, Nathalie, d’être venue récupérer quelque chose et d’en avoir traduit quelque chose dont je peux me couvrir comme petite laine. Merci.