Brasserie

Brasserie. Il avait proposé de s’y rencontrer. A l’intérieur. Le froid reste à la porte. Vais-je le reconnaître ? Atmosphère feutrée lumières tamisées. Peu de monde, les étudiants préfèrent le café d’à côté — plus animé. Il est là. Table du fond en coin loin des fenêtres. Plongé dans une lecture. Quand il lèvera les yeux il me dira que je suis en retard d’un air légèrement moqueur. Veston pied-de-poule en laine, chemise bleu clair ouverte sur deux boutons, petites lunettes de lecture. Il me voit, sourit, plie ses lunettes — léger claquement des branches— les glisse dans la poche de son veston, m’indique que l’essentiel c’est d’être là. Le livre devant lui ? C’est pour penser le conseil d’administration de l’association, houleux, il n’a pas que des amis. Il m’explique que certains ne comprennent pas pourquoi il vient encore, ils attendent — espèrent — que la maladie le garde cloué chez lui, mais il affirme que c’est lui le président, il faut défendre le centre d’accueil comme lieu pour les sans-abris.
– Qu’ils puissent se tenir debout dans leur parole…
Dans la marge du livre ouvert, il a tracé des petits traits.
– … mes idées, qu’on s’en empare oui, les trahir c’est autre chose.
Il a la peau du cou flétrie — comme celle d’un poulet déplumé— l’encolure de la chemise flasque. Il me raconte avec fierté — d’une voix cassante — qu’à l’hôpital c’est le médecin qui affiche une mine consternée lors des visites, lui par contre renvoie de la légèreté. La chimio ? Quand il a le temps, d’abord tenir les engagements des réunions, émissions radio, réunions du comité d’éthique, le médecin l’a très bien compris, le travail le tient affirme-t-il. Il pose sa main à plat sur la table — sa peau ressemble à du papier crépon.
– Personne n’a à se justifier.
Lorsqu’il parle, les plis de son cou jouent de l’accordéon. Il s’arrête pris par un moment d’émotion.
– … la vie… si tu veux… est unique mais aussi multiforme
Il me confie qu’avant la maladie, la maison bourgeoise que lui avait léguée sa mère ne l’intéressait pas, maintenant il réalise qu’il y tient, même si il n’y séjourne que le week-end car il a besoin d’être en ville, c’est pour cela que pendant la semaine il loge dans une petite chambre comme quand il était étudiant — il loue la chambre à des amis de sa femme, amis qui aimeraient bien qu’il partage le repas du soir avec eux. Il continue d’un ton légèrement ironique sur le fait que, qui sait, pendant la nuit, la mort pourrait arriver et les fameux amis seraient tranquillisés si ils pouvaient vérifier le soir qu’il avait des chances de passer une nuit de plus — il toussote— mais lui préfère manger à l’extérieur et rentrer dans sa chambre de moine sous les toits quand ils sont endormis. Petit rire sec.
– Au moins j’aurais laissé cela, cette maison… il n’y avait pas de chauffage, des gouttières… le grand portail, l’allée, ça a de la gueule maintenant…
Il tourne le regard vers la fenêtre et ajoute qu’ il y a des choses auxquelles il tient, une petite statuette du Mexique posée sur la cheminée dans son bureau, et une photo prise à Central Park — personne chez lui ne peut comprendre le sens de cette photo.
– Je voyage dans ma bibliothèque, la porte reste fermée, je suis le seul à y rentrer.
Il sourit, tire son poignet gauche pour consulter sa montre. Il me dit que le temps file à présent, qu’il avait passé des années il y a bien longtemps à rester toute la journée assis sur une chaise, quand sa femme revenait le soir elle le trouvait assis exactement comme elle l’avait laissé en partant au travail, il savait qu’il l’avait frôlé de peu, la… Il prononce son « à bientôt » traditionnel avec cette voix légèrement montante sur la dernière syllabe, comme pour demander un assentiment tout en coupant court à une demande de date pour une autre rencontre.

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...