carnets individuels | Betty Gomez

20/12 pour que continue le carnet

Lis, lis, lis. Non pas pour avoir lu, non pas pour imiter, mais pour évoluer, habiter, manger, aimer, respirer dans ce monde-là. Pour te nourrir. 
Lis pour vivre mille vies. 
Lis. Pour découvrir ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces lieux surnuméraires et vivre avec eux. 
Lis. Pas pour lire ni pour avoir lu, mais pour vivre, pour découvrir cette autre vie, multiple, infinie, sans contrainte du réel, qui parce que pensée, voulue, signifiante, viendra éclairer ce qui du monde, de tes contemporains, resterait, sans cela, opaque, obscur, abscons. 
Lis pour découvrir l’infinité des voies et des voix possibles. 
Lis non pas pour lire mais pour savoir qu’il y a mille façons de raconter, de décrire, d’écrire. Autant de mondes que d’écrivains. Autant de mondes que de livres. Que l’univers est sans limites et que le tien n’existera vraiment que si raconté, clarifié par l’écriture, par ces mots que nul autre que toi ne peut dire, écrire.

Étudie la langue, ses règles, ses conventions, son origine, ses angles morts.
Maîtrise la grammaire, la syntaxe, les règles, puis tords-leur le cou. Nourris-toi de textes, de mots, puis oublie tout. Ne retiens que l’audace de ces mille voix, de ces mille chemins. 

Écris. 
Ecris parce que nul ne peut le faire à ta place, nul ne le fera si tu ne le fais pas.
Ecris parce que ce qui ne sera pas écrit n’aura pas existé pour n’avoir pas été noté, consigné, n’avoir pas reçu cette forme seconde, objective, qui matérialise la réalité, comme un sceau. Cette forme, invente-la. Des auteurs t’ont montré le chemin, pas celui à suivre, pas le même à emprunter, trop tard, a été déjà essayé, pas pour t’intimider, mais pour te montrer qu’ils n’ont rien fait d’autre qu’oser, se risquer, eux qui ne sont ni plus ni moins humains que toi. Lui s’est libéré de la ponctuation, lui de l’usage canonique de l’imparfait, lui s’est joué de l’usage académique des parenthèses pour jouer avec comme l’enfant avec un cerceau, lui a étiré la phrase au-delà de tout, lui l’a coupée, et elle, si rare elle, a osé se mettre dans la peau d’un empereur romain philosophe, et elle aussi a osé décrire l’indicible, le secret, la honte, rejeter l’opprobre. 

Quoi écrire?
Si tu ne sais pas ce que tu veux écrire, si tu ne sais pas comment tu veux écrire, si tu ne sais pas pourquoi tu veux écrire, si tu ne sais pas si tu as le droit d’écrire, si tu ne sais pas si tu sais écrire, si tu en es capable, si tu as le talent d’écrire, mais si tu sais que quelque chose ne sera pas accompli dans ta vie si tu n’as pas écrit, alors peu importe quoi, comment, pourquoi. Écris. Écris sans te poser de questions, sans chercher quoi  écrire. Tu ne peux pas savoir tant que tu ne l’as pas écrit. Ce que tu as à écrire n’existe pas déjà. Ne préexiste pas. N’existera pas si tu ne l’écris pas. Ce que tu as à écrire, même si tu ne sais pas quoi, nul autre que toi ne pourra le faire, nul autre que toi ne le fera, ne l’écrira. 
Cet arpent-là c’est le tien, il sera ce que tu en feras. 
Prends l’affaire au sérieux, descends en toi, fais silence et puis saute. 
Trouve ton point de cognée et lance-toi, laisse la phrase s’en aller.
Laisse parler cette voix en toi, note ce qu’elle dit, laisse-la filer, ne réfléchis pas, tu réfléchiras avant, après, ne te regarde pas écrire, celui qui se regarde marcher n’avance plus, se met à tomber, ou devient maladroit, grotesque, oublie-toi, si tu regardes tu vas tomber, singer, laisse filer, viendra ensuite le temps d’élaguer, nettoyer, couper, réparer, là, va. Tu ne sais où? Mais ce lieu n’existe pas encore, c’est à toi de le faire advenir, toi-même ignores encore ce qu’il est.

Donne à lire tes textes. Accepte les critiques, prends-les au sérieux et puis décide. Choisis. 
N’écris pas pour, n’écris pas parce que, écris.
Et peut-être, quand la page sera écrite, ou seulement dix lignes, tu sentiras le temps ralentir, devenir plus dense, plus ample, et tu sauras que ta journée a été justifiée. 

18/12 ce dont on ne peut parler

18/12, 16h41, 1165 caractères, 439 pourraient être conservés, pour un texte. Auraient pu. 

17/12 stratégies du rêve

N’aime pas dormir, n’aime pas m’endormir. Avec ça, ai du mal à m’endormir. Tiens donc! Les rêves? N’ont rien à faire ici, restent là où ils doivent être. Vont pas en plus s’inviter à l’état de veille! Quasi aucun souvenir. Le gardien veille! Quelques-uns pourtant, consignés dans un carnet, carnet de dessin, aux feuilles cousues et tête de femme signée Leonardo en couverture. Sanguine. Pas envie de lire ce qu’il contient, s’y efforcer, pour comprendre pourquoi, quand facilité voire plaisir de lire les autres carnets, ceux où est consigné le réel. Pages qui ne renvoient à rien, ne rappellent rien, comme une photo prise par quelqu’un d’autre, une photo de soi qu’on n’a jamais vue et dans des vêtements et un lieu inconnus. Dérangeant. Sont là pourtant des noms amis, des proches, mais comme dans un cauchemar. Et d’ailleurs seulement des cauchemars consignés. Honte, angoisse. Comment s’étonner que j’appréhende de m’endormir?

16/12 du par coeur

Quand vers le soir elle passait sur le pont de Tolède en corset noir

Phase terminale, ont dit le médecin, les infirmières. Dans la chambre de sa mère devenue la sienne, elle récite les vers d’Hugo, chantés par Brassens. Sète, Hugo, la révolution, l’Espagne, la quintessence de sa vie en quelques mots. Les derniers. 

Que dirai-je à mon tour? Qui pour les recueillir? 

15/12 routines du lire écrire

Premier geste, attraper l’iPhone à portée de main, de lit, l’heure d’abord, puis première tournée, rapide, mails, Facebook, titres journaux locaux, nationaux, WhatsApp amis, politiques, lycée, un second, s’arrête cette fois-ci sur tel article, tel autre. Dans la foulée, ou d’emblée, vérifier éventuels commentaires, relire consigne, lire nouvelles contributions, gamberger. Selon les jours, ainsi aujourd’hui, allumer le MacBook Air (quatrième ordi, tous achetés reconditionnés, et les téléphones d’occasion), application Pages, relire consigne, vérifier éventuelle nouvelle contribution, respirer, sauter, trois, quatre blocs, selon temps disponible, seront donnés à lire pour trancher. Lequel garder? Correction copies, pile de papier, lecture attentive, stylo rouge à la main, long, trop long. Voiture, France Info ou Culture. Appel sur téléphone, lecture texte philosophique, analysé, expliqué. Selon jour, écriture sur téléphone, application Notes, avec appui sur carnet papier. Contenu heures de cours consigné à la main sur agenda papier bricolé, feuilles agrafées, écriture dans tous les sens, de toutes les couleurs, lisible par qui d’autre? Retour, radio en voiture, iPhone, même chemin que matin. Soir, toujours, carnet. Consigner journée, feutre bleu. Lecture roman. Dickens, en Pléiade. Puis jeu lumière, cache-cache avec sommeil. Eteindre, allumer, iPhone, roman, éteindre, allumer, roman, éteindre, allumer, roman, éteindre, viendra-t-il le sommeil?

14/12 panne, embrouille

Les noms propres? Une saleté! Ce sont eux qui se défaussent, se font la malle. Peux pas compter sur eux. Pas un prénom, même ceux qui reviennent facilement, qui ne soit précédé d’un « comment il s’appelle? », pas une question rhétorique, non, mais vient pas, pas d’emblée, résiste, même les plus familiers, souvent répétés, et puis il y a les autres, ceux qui filent le vertige, font se dérober le sol sous tes pieds, te saisir la grande angoisse, c’est comme ça Alzheimer? À quoi se raccrocher? Alors l’alphabet. Un premier tour, pour le cas où il arriverait rapidement, voudrait bien pas rester caché trop longtemps, jouer à faire peur, pas drôle du tout le jeu, alors parfois, assez souvent à dire vrai, on le devine, doit être embusqué par là entre le B et de D, en début d’alphabet, mais vient pas, recommencer, tirer jusqu’au Z, sait-on jamais, alors parfois il sort de sa cachette, parfois.

13/12 ça c’est une histoire pour…

Trois paquets de copies touchés vendredi, un dépêché et rendu aujourd’hui. Poursuite des Grandes Espérances de Dickens. Pierre Bergounioux aurait abattu les trois paquets, lu deux ouvrages techniques et ardus, consigné cela dans son Carnet de notes et passé le reste de la journée à sa table de peine sur un texte dont il ne serait pas (ou peu) fait mention dans le carnet mais que nous, lecteurs, attendons avec impatience.

12/12 faire le vide

D’abord il y a la peur. Toujours. On a beau avoir pris ses précautions, s’étre écarté, retiré physiquement, ou à défaut symboliquement, au mieux s’être allongé, avoir échappé au bureau, au corps travail et à sa position assise, quand il faut commencer, premier mot, d’abord il y a la peur. Où va-t-on mettre la cognée? Et puis on y va, on se lance, grande respiration, comme avant de lever la hache, ou de plonger, ou de s’engoufrer dans le taillis. C’est parti! 

11/12 les morts sont parmi nous

Une guitare qui ne se déplace plus, ne sonne plus. Plus de joie, de chants, de regards accrochés, arrimés, d’évidence. Une caisse noire, lourde, fermée, comme un cercueil. La faire sonner, en jouer? Là où allaient ses grandes mains longues, ses doigts chargées de bagues larges? Tu ne peux te résoudre à inverser les cordes. Une Gibson acoustique, modèle rare. Pas là le frein. Plutôt bateau de Thésée. Sûr que ce sera toujours la même, la sienne? Parce que d’une simple Gibson, tu t’en fous.

10/12 de l’état du monde

De quel droit tu crois que toi tu pourrais, aurais droit, toi davantage, toi de prendre, toi d’oublier, toi de te moquer, de fouler aux pieds, de nier, de mépriser, et pire d’ignorer, pourquoi tu veux pas regarder, pas écouter, pas savoir? 
Pourquoi toi plus toi plus toi plus moi, pourquoi on dit pas, on fait pas, on empêche pas, on résiste pas, plus, mieux, plus haut, plus fort, plus nombreux?
Pourquoi toi hier tu suffis pas à rappeler? Pourquoi toi demain tu suffis pas à réclamer, à exiger?
Pleurer, crier, colérer? Non! Se lever, se soulever, se délivrer, se, te, le, nous, aujourd’hui et demain. 

09/12 fait divers, tout petit fait divers

Lu dès potron-minet, dans l’Indépendant en ligne. L’affaire se passe à Barcelone, donc en Catalogne du sud pour les habitants des Pyrénées-Orientales. Selon les lois de la PQR le lectorat doit être intéressé. Ajoutons un chapeau accrocheur et le tour est joué : « Des militaires proposent une soirée avec une prostituée comme lot principal d’une tombola pour financer… leur repas de fin d’année ». Ils sont 70 militaires. Un média catalan l’apprend et le publie. Le ministre de la défense pour sauver la face traduit ses hommes en justice. Des sanctions nous ne saurons rien. 

08/12 on n’aurait pas dû, voilà

Je n’aurais pas dû le laisser poursuivre son chemin dans la nuit au risque de sa vie, pas dû passer une fois encore sans ralentir mais m’arrêter, l’inviter à monter, pas dû me coucher sans m’être renseigné sur son adresse, sa vie, ses raisons de marcher ainsi chaque jour, hiver comme été, de nuit comme de jour, le long de la départementale, pas dû écrire sur lui, pas dû faire un personnage de papier d’un être de chair et de sang, de souffrance, de joie j’espère, pas dû me tenir à distance derrière ma vitre, ma bulle comme si pas concernée, pas capable, pas impératif, pas dû une fois encore dire, écrire, quand il faudrait faire, agir, donner, partager.

07/12 ruminé, rabâché, ressassé

Est-ce que c’est ça que tu veux écrire perte de temps raté inutile besoin pourtant le sais bien vital cliché peut être mais vécu comme ça t’y peux quoi problème tu ne sais pas quoi et tu tournes en rond avances peut-être la preuve mais  ça urge peux pas te permettre de te tromper pour l’instant ça va forcément tant que t’écris mais faut aller au coeur au noeud pas faire semblant pas minauder pas tourner en rond justement non s’y coller s’y colleter mais à quoi et comment il est où le coeur si c’était si simple avoir mal et ne pas savoir comment s’y prendre pour que mieux mais  personne d’autre ne peut ou peut être personne d’autre autour dans l’autour près ne désire n’a besoin besoin vital de quoi de dire noter enregistrer sauvegarder sauver dire que ça a eu lieu nous ici maintenant

06/12 ce n’est pas moi c’est mon double

Tu traverses la terrasse, la démarche pressée, salues en riant une tablée, vas t’installer à l’écart et commences à manger un beignet. Tu n’aimes pas manger en extérieur. À cause des regards. Tu fais semblant d’être à l’aise. Crois que tout le monde te regarde. Il n’y a que moi. Aujourd’hui. Parviendras-tu à écrire, à entrer en toi-même, à les flouter eux, leurs corps, leurs voix? Faut actionner le travelling arrière. Tu enlèves tes lunettes. Tu sembles perplexe. Tu traces quelques mots inintelligibles sur une feuille, essaies sur l’écran de ton téléphone. Que se passe-t-il ? Tu as l’air perdue. N’as-tu pas compris? Tu n’es qu’un double de papier, celle qui écrit c’est moi et non pas toi. 

05/12 du net et du flou

Ce n’est pas une affaire de distance. Le mouvement ne vient pas du corps mais de l’attention aux choses.  Soudain travelling, je recule. Ce n’est pas le monde qui s’éloigne, mais moi. La respiration se pose, le monde se stabilise. Ses contours perdent de leur tranchant. Ne me happe plus. Ne s’impose plus. Au fur et à mesure que le monde du dehors se dissout, comme ces dessins qu’enfant l’on passait au buvard pour en faire disparaître les traits de crayon, quelque chose s’installe. Une volonté? Une fermeté? Une disponibilité?

04/12 fragments du corps

L’os pousse dans la bouche – poreux – clair – se tache – tourne – s’écarte – bouge – la chair rose – rouge – violette – s’écarte – se rétracte – l’os se fait sensible – la douleur aiguë – le nerf est arraché – l’os décoré – plombé – couronné d’or – contrefait – remplacé par céramique – que d’effort pour continuer à sourire.

03/12 l’attente

Va peut-être venir cette fois. Fermer les yeux. L’attendre. Et c’est le pouls qui se met à taper en haut de la poitrine. Inspirer compter, arrêter compter, expirer compter, inspirer compter, recommencer, inspirer amplement, expirer d’un coup, longtemps, bailler, enfin. Va peut-être venir. Espérer. Inspirer longuement, expirer brusquement, recommencer, une fois, deux fois. Vient pas. Laisser tomber. Rallumer. Reprendre la lecture.

02/12 dénombrement

Cent ans de solitude, les mille et une nuits, treize à la douzaine, les onze, le signe des quatre, les trois mousquetaires, le club des cinq et le clan des sept, les six compagnons, les sept boules de cristal, les cinq leçons sur la psychanalyse, les dix petits nègres, quatrevingt-treize et mille neuf cent quatre-vingt-quatre, les sept tomes de la recherche, les milliers de pages lues, les milliers de pages à lire. 

01/12 apprendre à perdre

Quel livre abandonner? Avec le risque que personne ne le recueille, ne l’ouvre, ne l’aime. Botter en touche, saisir l’occasion pour vider la bibliothèque des dizaines de manuels scolaires, corvée si souvent remise, opter pour un livre en  plusieurs exemplaires, mais sont si laides ces éditions scolaires, donnent pas envie de les lire, se débarrasser d’un bouquin sans intérêt, récupéré par hasard, ça doit bien se trouver, mais pas possible, ce qu’on cherche c’est le livre qui comptera, qui sera lu, pas un objet mais une voix, un monde, des personnages, un ailleurs, (ou la vraie vie). Opter pour un livre pour enfant. Illustré. Grand format. Premier décembre. Même dans les familles où l’on ne lit pas, les livres pour enfant ont leur place.  Pff! Ça sert à quoi la poésie?!  De Jean-Marie Henry et Alain Serres aux éditions Rue du Monde. Livre  coloré, lumineux, format à l’italienne. Le déposer après 18h dans la boîte à livre, à l’entrée de la pharmacie. Y revenir un autre jour pour les manuels scolaires. 

30/11 faire bouger les choses

Dire. Ne pas faire. Regarder l’échelle installée. Assez solide? Se demander, s’inquiéter, ne pas se lever. Ne pas cueillir les fruits. Laisser faire. Lire consigne. Se décider. Saisir le panier rempli, le déplacer, le photographier. Le noter. À  chacun ses ronds dans l’eau.

29/11 la scène est muette (mais vaut de l’argent)

too late

28/11 une transaction

« J’aime tes embellissements », quels mots trouver pour dire ce qui est éprouvé, alors bredouiller un merci. « Tu veux cette version de Kant?» Deux en une, il m’en propose, l’originelle connue par coeur, la modernisée, lightisée. Rires. « Votre iPhone a été mis à jour. » Voilà que les machines nous interpellent. « Veuillez énoncer votre demande. »  État civil. « Je ne comprends pas. Veuillez énoncer votre demande. » État civil. Et les machines de  ne rien comprendre et moi d’hésiter entre rire ou pester. Je te réveille, tu râles, m’embrasses, souris. Contre empreintes de huit doigts, deux signatures, et une photo d’enfant, nous recevons le droit de circuler sans être inquiétés. Poètes, vos papiers! Coup de téléphone. « Le serveur restera ouvert jusqu’à minuit, ça vous va?» Se réjouir de pouvoir entrer des notes, rédiger des appréciations quand le corps voudrait le repos.

27/11 recopier c’est facile

– Cinquante-trois ans.
Et cela signifiait que, selon le règlement, il serait mis à la retraite dans deux ans.
Il y avait souvent pensé et souvent pour s’en réjouir. Mais, cette fois, à son retour de vacances, cette retraite n’était plus une notion vague ou lointaine ; c’était un aboutissement logique, inéluctable, quasi immédiat.

Pas chez soi. Impossible d’emporter sa bibliothèque pour deux jours. Dans la valise quatre livres, un ordinateur et ses exercices quotidiens, un amas de copies qui talonnent la nuit, à l’aube réclament préséance. Pas moyen de copier plus de cinq lignes sans que le livre ne soit identifié. Faisons court. Les pages sont épaisses, jaunies, le format de poche, plus trapu qu’à l’ordinaire, l’interligne double, les espaces entre les mots généreux, les barres des majuscules sophistiquées, quelle police a bien pu être utilisée, les J descendent sous la ligne comme le feraient des minuscules, étonnant comment la couleur se disperse sur papier pelucheux, à la manière du bronzage sur les vieilles peaux qui se condense dans un même espace laissant les avant-bras blanchâtres, définitivement rétifs au soleil, le centre de la page est clair tandis que le jaune dans un mouvement centrifuge s’est amassé sur les quatre marges, là où nulle encre ne l’arrête. Sur la page de garde trois trous aux bords irréguliers, cernés de brun, laissés par une cigarette (roulée?), en haut à gauche une petite étiquette rectangulaire à liserés bleus et, écrit dessus au stylo encre, 332, en haut à droite, d’une autre écriture mes nom, prénom, et la date d’achat, juin 95, et encore, au crayon, 10, le prix en francs noté par le bouquiniste, et encore, entre le nom et le prix, un sceau, peut-être celui du bouquiniste, à moins que ce ne soit un des  multiples propriétaires du livre qui ait tamponné ce D et ce L enchevêtrés dont l’encre grenat a pâli. Quant au titre, prévu par l’éditeur comme la seule information de la page, quatre lettres sont incomplètes, trouées, brûlées. Mais cela ne saurait empêcher de lire.

26/11 petits embellissements bienvenus

Regarder neiger les mots d’Annie Ernaux, écouter pleuvoir la voix de Pierre Bergounioux
Aller s’asseoir sur un banc avec le prince Mychkine, descendre avec Gervaise  la rue du commerce à l’eau bleutée des caniveaux, 
Boire un café au lait avec Picasso dans une des coupelles qu’il a peintes
Laisser les enfants de l’école peindre avec Chagall 
Ouvrir les portes et portail du lycée pour que retentisse le son du piano de Déodat de Séverac

 25/11 il fait froid, couvrons-nous

Pull grenat en laine chinée et col rond, jean’s 501 Levis, Timberland jaunes élimées.
Pull en cachemire gris souris mité, à large fermeture sur bande rose verticale dans le dos, comme une cicatrice, jean’s bleu marine élastique, Clarks en peau retournée orange.
Sneakers Nike, en velours, à double ton marron, grises les chaussettes, gris le pantalon jogging, gris (légèrement plus clair) le survêtement à capuche. 
Bottes noires à lacets et talons crantés en plastique, collants légèrement transparents, robe T-Shirt grise à large ceinture noire en strech.
Pantalon jogging serré noir Lacoste, ample sweat-shirt noir avec blanches arabesques peintes sur la capuche. 
Bonnet en laine blanc tricoté, pantalon fin vaporeux, longue chemise d’homme, moumoute blanche sans manche en laine synthétique.
Chemise à ramage sous gilet pressionné, Converse basses blanches.

24/11 cut up moi ça !

C’est pas juste, moi je rêve pas,ce soir je ne sais pas ce que je ferai, ce sera vite fait, ils étaient vingt-cinq ils ont tous disparu d’un coup, mais quand, ils ne jouent pas le week-end, après la virgule ça va, c’est parfait, surprenante, étonnante, un œil central et plein de petits yeux, c’était dur, moi j’adore, j’ai manger-er, on peut avoir des questions sans réponses?, pas une bonne expression, ça ne pouvait pas finir bien, entre le v et le n, 

23/11 rien qu’une seconde

Hic et nunc la lumière du ciel, l’orangé du voilage, le balancement de la queue du chat, une main qui lisse des cheveux, une autre qui étend le linge, un regard qui suit les mouvements sur un écran, la saisie de la scène. 
Puis se retirer, le noter. 
Après.

22/11 arrêter le monde

Pas I silhouette I mouvement de pantalon I pas I talon I pas I résonne I pénombre I cour vide I néon

21/11 la grisaille, les dessous

Se retirer, s’allonger si possible, faire silence, écouter. Impossible de savoir d’où vient cette voix. Ne pas l’assaillir, ne pas l’enfermer, ne pas essayer de la saisir dans une épuisette, la suivre, comme un rameau lancé dans le ruisseau que l’enfant suit en courant, perd de vue quand passe sous le pont, espère, guette, retrouve, libère si coincé par feuilles, algues. Accepter l’avancée monotone quand le ruisseau se fait canal, et se dire que peut-être parfois -tu l’as déjà vu- un rai de lumière, un vert, une texture, un miroitement… 

20/11 de l’origine du lire/écrire

Je ne sais pas lire, mais je le sais, les mots sont là, imprimés, dans le cahier de ma soeur, de trois ans mon aînée. Cet événement mien, cette peur de m’être retrouvée enfermée dans les cabinets, quelqu’un d’autre a su la nommer, la raconter, en témoigner, la faire exister extérieurement. Trois ans plus tard, j’entre au cours préparatoire, apprends à reconnaitre les lettres, à les dessiner, à lire, à écrire, et surtout j’ai droit à introduire les petites lettres en plomb dans le composteur en bois, en prenant soin de ne pas oublier les blancs pour marquer les espaces, certaine que de la  machine, fascinante imprimerie, sortira, sous la forme matérielle, tangible, objective, définitive, la preuve de mon existence.


19/11 pendant que

Pendant que je lis la consigne, se bousculent déjà les idées, les phrases.
Pendant que je regarde le public dans la salle, je m’étonne de mon calme.
Pendant que j’entends vos voix à l’étage, je pense à la chance d’être ensemble.
Pendant que j’enseigne, pendant que je lis, pendant que je conduis, pendant que je mange, pendant que j’écris, pendant que je parle, pendant que je dors, je m’inquiète pour lui.
Pendant que je promène dans la maison endormie, je me souviens du temps où ils étaient là.
Pendant que je suis assise sous les grands arbres près de la rivière, je sens le temps ralentir et s’étirer indéfiniment.

18/11 ne pas s’attarder sur

Ne pas s’attarder sur cette régression infantile Ne pas s’attarder sur cette peur de qui de quoi pour quoi qui m’ôte tout moyen de penser et me rend idiote Ne pas s’attarder sur ce sentiment désagréable d’être moquée Ne pas s’attarder sur cette douleur et ses causes Ne pas s’attarder sur l’angoisse qui sourd Ne pas s’attarder sur la nuit qui vient avec son lot d’insomnies Ne pas s’attarder sur la satisfaction d’avoir réussi après avoir tant tremblé Ne pas s’attarder sur ce que ça a coûté Ne pas s’attarder mais continuer

17/11 les noms c’est du propre

George Orwell Georges Simenon Marguerite Duras Marcel Proust Déodat de Séverac  Richard Burton Bobby Ulysse Elisabeth Dr Lebret Helen Keller Victor de l’Aveyron  Tim Jonathan Julia de Cooker Parmentier Jean Grau Onuphre Tarris Blum Jules Ferry Florent Pagny René Descartes 

16/11 chaque visage un trait

décontractées la tenue la coiffure la manière d’être assise en tailleur sur la chaise naturellement à 17 ans mais au bout de ses doigts dix longs ongles faux durs bleus mais au bout de ses yeux des cils longs faux dégoulinant de noir | penche la tête en avant se redresse brusquement passe négligemment la main dans ses cheveux longs et souples caresse sa barbe frisée ses favoris fait penser à Lincoln promis demain va chez le coiffeur | elle est tirée à quatre épingles courte sur pattes dodue pull blanc impeccable jupe noire étroite ne voit pas le brin de fil noir qui traine sur son dos ne veut pas savoir le ventre boudiné qui déborde du pull

15/11 personne d’autre que moi n’aurait remarqué que

Pourquoi lui parmi les trente? Tous à leur table écrivent. Mouvement du pied  fait tressauter jambe gauche verticalement, puis les voilà qui se rapprochent, s’éloignent, les deux jambes, en une danse discrète, silencieuse, petite, invisible, dos plié, visage tout près de la feuille, nez qu’un revers de main essuie quand goutte menace, frange tombante en guise de rideau ferme chambre à soi, main gauche vient par devant se poser sur épaule droite, corps devenu clôture, sanctuaire. S’enlace lui-même l’enfant orphelin. Ce geste l’aurais-je remarqué si je n’avais dû l’écrire?

14/11 ciel

A travers la vitre sale, à travers le verre dépoli, à travers la trame de lin, à travers les jours d’un chemin de table devenu rideau, à travers les verres progressifs des lunettes, à travers le feuillage de la glycine, à travers les mots, le voilà.

13/11 phrase du réveil

Nuit.Trois fois éveillée, trois fois aux aguets, à l’affût de ce qui balbutie avant que ne se rétablisse l’empire de la raison, trois fois n’avoir rien ramené dans ses filets, mais l’attention est prête pour qu’au matin… Loin le corps, conscience engluée, attention portée à ce qui va advenir. Matin du monde. Premiers mots. Anté langage, qui sait. Obscurs forcément. Poétiques certainement. Prête à les accueillir. Les aller chercher, tendre l’oreille à ce qui se dit dans les tréfonds. « C’est politique ». Déception. Comme avec ces rêves doublement codés dont le contenu manifeste en est devenu si banal, prétendument lisse, qu’on se dit « avoir rêvé pour ça… »

12/11 il aurait fallu

Bouteilles en plastique à la main jusqu’à la fontaine, vu subrepticement sur la gauche un vase renversé sur la pierre, second passage, hésiter, le relever peut-être, et ces fleurs en plastique légères s’envoleront bien vite, et vase relevé léger aussi, le relever ou pas, et si retombe, passer mine de rien, reposer son attention sur la conversation commencée. Mais en quittant le cimetière, regrets.

11/11 si loin, si loin

Sur lavabo, bouchon de parfum, depuis longtemps invisible, ce matin fleur dessinée (coquelicot, pavot?) appelle image, éveille odeur, nom odeur, shampoing à la pomme, j’ai quinze ans, capuchon vert pomme, odeur puissante, nouvelle, robe d’été, longue, lin blanc, larges carreaux mauves, col coton blanc brodé, nom associé, René Derhy, fillette modèle, trop tard, fillette ne suis plus, dans robe, honte. Le noter et c’est, zeugma hugolien, Booz qui vient. 

10/11 de l’imprévu

Imprévu son coup de téléphone, imprévu ce que je lui apprends, imprévue sa réaction et pourtant tellement sienne. Imprévu ce rire qui me monte. Mon bon garçon, mon ingénu. Sa candeur c’est sa force. Garçon droit. Et je ris de le reconnaître tout entier dans cette simpiclité. Au soir de la journée, il y a ce rire  qui est monté, pas un rire de gorge, pas un rire moqueur. Un rire des lèvres, des joues, des yeux. Un rire de joie. 

A propos de Betty Gomez

Lire, certes, mais écrire?...

49 commentaires à propos de “carnets individuels | Betty Gomez”

  1. « Ce geste l’aurais-je remarqué si je n’avais dû l’écrire? » merci pour ce beau carnet … ( et pour la cognée d’hier)

  2. Merci JLuc. Allez transformons nos villes et villages! Dommage que pas aussi facile dans la soi-disant vraie vie!

  3. L’attente, c’est évidemment la respiration. Merci pour cette belle évidence joliment mise en lumière.

  4. Bonjour Betty
    Merci pour ton beau carnet où presque toutes les notes sont des variations sur la lecture et sur l’acte d’écriture.

    • Merci Fil. Pour le tropisme lecture et écriture, il me semble commun à nombre d’entre nous 🙂

  5. partialité du fait divers “Des sanctions nous ne saurons rien.” que l’on retrouve dans d’autres textes (par ex. Laure Humbel : De la boulangère on ne saura rien) 🙂

  6. Certes c’est un sujet extraordinairement vain, divers et ondoyant que l’homme. Montaigne.
    Mais quelle calamité aussi parfois…

  7. Betty, tu as dû croiser sur ta route Mark Baumer pour le 8 décembre, celui qui marche et tu ne t’es pas arrêtée pour le faire monter!
    ton fait divers, tout petit est super !

    • Espère plus de chance à l’homme que j’ai croisé que n’en a eu Mark Baumer 🙂
      Merci Simone pour ton mot.

  8. #30 “Des sanctions nous ne saurons rien…” Grâce à Cécile Marmonnier, je découvre une chute qui ressemble à la mienne. Mais votre fait diver laisse autrement songeuse…

  9. Je vous découvre par la voix. Frissons en écoutant ce 31. “Se lever, se soulever, se délivrer, se, te, le, nous, aujourd’hui et demain. ” Si seulement, j’en rêve et ce qu’on est puissants en vrai ! Merci Betty !

    • Oui, puissants nous le sommes quand j’entends cet enregistrement polyphonique. Merci pour votre mot.

  10. Je découvre votre carnet en le lisant à rebours. Profondément émue : votre écriture me parle, me touche, sa façon qu’elle a de palper le monde, l’humain…J’espère pouvoir prendre le temps de continuer à vous lire ! Merci pour vos mots.

  11. Vraiment beau ton carnet. Jusqu’à ces injonctions pour que vive le carnet, comme autant de voix venues éduquer la conscience de l’écrivain en devenir. Derrière l’autorité de l’impératif perle un déclaration d’amour de l’écriture. Et c’est beau. Merci.

  12. Tout votre carnet comme le reflet de vos conseils, comme leur mise en écriture, donnent envie de les suivre.