cuius a me corpus est crematum

Le crématorium de Marseille est un imposant bâtiment qui ressemble à une mosquée dont le minaret dissimule la cheminée. Ce choix architectural de Léonce-Aloïs Muller qui en a dessiné les plans ne manque pas de surprendre notre visiteur depuis longtemps.

Muller a eu en charge l’implantation de l’exposition coloniale de Marseille de 1906 simultanément à la construction du crématorium, ceci pourrait expliquer cette influence orientale, peut-être ne faisait-il pas de différence entre hindou et musulman, et se perdait-il dans les pratiques funéraires comme il se perdait probablement dans les pavillons de nos différentes colonies. Ou bien était-ce une manière pour l’architecte de marquer son opposition à la pratique de la crémation qui commençait à se développer (on peut supposer que les émoluments pour ce projet étaient suffisamment élevés pour que la défense de ses convictions ne soit pas allée jusqu’au refus de participer au concours) ? Notre visiteur se promet de questionner à ce propos Léonce-Aloïs si un jour il parvient à le localiser.

Depuis le temps il a ses entrées. Le plus souvent, il préfère pénétrer par l’accès réservé aux professionnels plutôt que de gravir les marches derrière la famille du défunt. Les agents de crémation ne font même plus attention à lui quand il traverse la salle des fours où il ne peut s’empêcher de contrôler l’état d’avancement de la crémation en cours par la trappe prévue à cet effet. Mais aujourd’hui, d’humeur badine, il choisit de se fondre dans la foule qui patiente dans le hall d’accueil. Il passe sous le nez des uns et des autres, les observant attentivement à la recherche de personnes qu’il aurait déjà croisées dans sa vie. Ils sont tous si absorbés par leur peine qu’aucun ne le remarque. Aucune ancienne connaissance avec qui discuter ne fait partie de l’assistance, aussi plutôt qu’attendre bêtement la fin de l’hommage en cours dans la salle de cérémonie, il s’y faufile discrètement par une porte latérale qui le mène juste à côté du pupitre où un adolescent boutonneux parle d’une voix chevrotante de sa meilleure amie qui est tout près de lui, dans son cercueil laqué blanc.

« Je ne peux me résoudre de ne plus être à tes côtés en allant au lycée, je ne peux me résoudre à ne plus t’entendre chanter Amel Bent, je ne peux me résoudre à accepter que tu sois dans cette boîte immobile et froide, je ne peux me résoudre que le temps ne ce soit pas arrêter jeudi dernier, juste avant que ton scooter percute la benne à ordure. Putain Océane, dans quelques minutes tu vas partir en fumée, et il faut que j’accepte ça… Je te parle comme si je croyais que tu peux m’entendre, je voudrais tellement y croire, je voudrais tellement croire qu’un jour on se retrouvera, mais je sais bien qu’après il n’y a plus rien… Alors je te promets que tant que moi je serai vivant, tu vivras en moi. C’est ça être un fantôme, c’est continuer à vivre à travers un autre, alors moi je veux être ton autre jusqu’à ma fin… »

Voilà, il fait pleurer tout le monde ce morveux, à raconter ses conneries sur avant, après, et les fantômes et ceci et cela. Elle est morte Océane et les autres dans la salle sont vivants, un point c’est tout. Et si ça ne tenait qu’à lui, il prendrait à son tour place derrière le pupitre pour dire ce qu’il a sur le cœur, que c’est heureux qu’elle soit morte la petite Océane, que vous ne vous rendez pas compte de tout ce quoi elle va échapper, que si ça se trouve elle aurait épousé ce petit con de boutonneux, qu’ils auraient passé leurs soirées à regarder des émissions de télé-réalité sur M6, qu’ils auraient vécu dans un pavillon de banlieue avec leurs trois marmots, qu’il y aurait eu des grèves du RER sans arrêt, que Auchan aurait rappelé un lot de petits pois extra-fins en boîte parce qu’on aurait retrouvé des morceaux de verre dedans, et que merde, ils en auraient donné au petit dernier et qu’il se tord de douleur depuis, et qu’ils seraient allés aux urgences pédiatriques en pleine nuit mais que la crise dans les hôpitaux publics putain deux heures d’attente et le petit qui n’arrête pas de brailler, ah tiens ça y est il se calme merde tu es sûre qu’il dort Kylian Kylian réveille toi mon amour Kylian je t’en prie Kylian Kylian alors bon vous voyez, soyez pas égoïstes, arrêtez de vous regarder le nombril qui se soulève sous l’effet de vos crises de larmes pensez à elle pensez à sa chance remerciez cette benne à ordure et bénissez le Seigneur ou qui vous voudrez.s

Mais bon, il reste à sa place, discrètement, il les laisse se complaire dans leur souffrance, il les laisse brailler au moment où la porte coulissante se ferme devant le cercueil et que les employés du crématorium se transforment en prestidigitateurs ils rouvrent la porte et hop ! disparu le cercueil, comme par magie. Et le temps qu’il s’imagine faisant son sermon, les uns ont quitté la salle de cérémonie, les croque-morts ont remplacé le cercueil blanc d’Océane par celui en pin naturel du soixantenaire pour lequel il est venu, et la nouvelle assistance a pris place sur les bancs volontairement inconfortables , les corps doivent souffrir comme les âmes.

A propos de Remi Matalon

Un peu obsédé par la mort, mais rien d'étonnant à cela : elle m'a fait vivre pendant quinze ans. N'allez toutefois pas en conclure que j'ai une dent contre la vie, je suis d'une grande mansuétude.

6 commentaires à propos de “cuius a me corpus est crematum”

  1. Océane est trop vivante dans ce lieu de mort
    Lui a tout vécu
    texte qui donne des frissons
    trop réel – j’ai entedu les sanglots des proches

    • Merci Danielle pour ce commentaire.
      Je crois qu’il faut savoir entendre les sanglots des vivants comme les paroles des morts. C’est la seule façon d’être en paix avec le grand mystère.

  2. je sais pas si t’as compris la consigne ou pas (suis encore en train d’essayer de me dépatouiller avec mais la semaine est chargée !) mais j’aime beaucoup ta visite du crématorium, ses fours ses bancs ses têtes et ce qui brûle dedans.