été 2019 #1 : Les sols de Floressas, la route

Les sols rassurants et mystérieux de la ferme de mon oncle. Le plancher de la salle à manger, bois noirs et mal ajustés, mais tellement ciré, craquant, croquant, délicieux. Et le sol de la cave qui est comme une crème, un dessert, un sol sucré, luisant de nacre, avec une odeur de vieilles barriques. Le plancher des chambres, sol auguste de la chambre de mon grand-père, commandeur de toutes les légions de sauveurs, cohortes de gardiens paisibles, sûrs, certains. Le lino de la cuisine, jaune fade, arraché aux angles de la cheminé, mais avec tant de dignité. Il est mou et souple celui-là car c’est le domaine des femmes à cet endroit.

La carte des sols de la ferme de mon oncle, les sols de Floressas, de Lagnel exactement. Oui ceux-là sont fiables, posés, présents. Ces continents là n’ont pas dérivé. Ils sont abandonnés maintenant, presque tous ceux qui ont vécu là sont morts ou partis.

Puis tout s’est accéléré et vinrent les sols maudits, ringards, cheap. Vieilles moquettes à pas cher, qui ne donne pas cher justement de nos vies, moquettes en tocs, sales et râpées à peine posées. Il n’y a rien à y faire, des tonnes de mousses à nettoyer n’y font rien, font pire, alvéoles, tâches supplémentaires. Et quoi que je puisse frotter, ce putain de correspondant anglais a raison. Il dit «  it’s big but it’s dirty ». Pauvre con. Tu n’as pas eu à te battre pour rester droit malgré les tentatives sourdes pour me faire ramper. Non, tu as juste suivi la voie tracée par ton père, si parfait et ta mère, si normale, eux deux si présents et ton gentil frère William qui réussissait tellement ses études. Mais tu as raison. Je ne peux rien contre cette moquette. C’est grand mais c’est sale. Et il y a tellement de sols dégueulasses dans cet endroit en toc. Alors je suis me suis vengé, je suis parti.

Je m’en suis foutu des sols. J’ai pris la route. Le seul sol qui me transporte et qui ne dit rien d’autre que « viens, on y va ». Monte sur moi et roule, roule moi, aime moi je suis ta liberté, le vent et la distance, l’espoir du ponton un jour, la fin de la route à la nuit qui tombe. Ce sol là tu le respectes, tu l’apprends, tu le devines, tu ne fais pas le malin avec lui, tu l’épouses ou tu meurs, si jamais tu te prends trop pour le « roi de l’asphalte ». Il a tué mon père, net. Mon père se croyait plus fort que la route, c’était un con.

A propos de Jean-Michel Mathieu

52 ans. Deux enfants. Solo. L'envie d'écrire mais quoi ? Pour quoi faire ? À quoi bon ? Puis une amie m'a poussé vers l'Atelier du Tiers Livre. Alea jacta est (comme on dit dans le Lot).