#été2023 #05bis | On dirait que ce serait Lili

On dirait que ce serait Lili le personnage principal…

Je

Lili papillonne dans la maison abandonnée. Pendant qu’elle s’affaire dans la petite cuisine effondrée autour de la table ronde, l’évier sans eau, la tasse de café ébréchée, le sifflement de la cafetière à l’italienne dans le parfum des fleurs et les courants d’air qui font vaciller la flamme. Un jean, des baskets roses, un T-shirt blanc avec un arc-en-ciel, les cheveux courts épais tout en bataille, les yeux très grands bleu et gris comme un ciel changeant. Je la regarde s’affairer dans tout ce vrac et tout cet abandon. Oui, c’est ça, un papillon qui volette dans le parfum des fleurs de cette maison abandonnée. Sur la table ronde, un grand verre poli et vieilli et des herbes sauvages dedans. Je n’y avais prêté attention tout à l’heure. Elle parle vite. Dans ses yeux, ça passe du bleu au gris. Il est question de sa mère qui se tue à la tâche pour sauver le monde, de sa grand-mère qui se meurt dans une résidence pour vieux comme elle dit. J’écoute, je l’observe. Elle joue à fuguer. Elle me jette des petits regards de temps en temps comme pour évaluer qui je suis. Elle remplit la petite maison de gestes, de paroles, de rires, de bleus et de gris avec l’arc-en-ciel sur la poitrine dans tout ce vrac et cet abandon tout soudain vivant palpitant de vie et de présence. Et puis elle se pose en face de moi. « Et vous ? Vous êtes qui ? ». Dans un souffle bleu.

La voisine

Vlà-t-y-pas. Quelle coureuse ! Sa mère partie tôt ce matin, et elle déjà en vadrouille. C’est pas une éducation. J’comprends plus rien à ces jeunes-là. A courir par monts et par vaux. Partir rejoindre un gars. Faudra pas s’étonner si. Sac sur le dos, la petite. Et sa mère pas prête encore de rentrer. Parie qu’elle connaît rien des manigances de sa fille. La voit à peine la mère. Aide-soignante, infirmière, pas trop compris mais des horaires à la con. Et le père. Alors là. Pas vu. Encore une mère célibataire comme y disent. Et pi c’est pas une tenue. Ces baskets roses. Pas idée. Veut se faire remarquer. Et pi cheveux pas coiffés. Et le casque vissé tous qu’ils ont sur la tête. L’ aut’ jour j’ai entendu la mère l’appeler. Lili. Lili pour quoi ? Liliane ? Elisabeth ? Faut que je vérifie sur la boîte aux lettres.

La mère

Je ne sais pas si je dois m’inquiéter…. Je ne suis pas du genre à m’inquiéter… J’ai préféré venir… Elle s’appelle Lili… Elle a 17 ans…Après tout…On dit qu’on va chez une copine et puis on rejoint un amoureux…Quand on a 17 ans… Voilà sa carte d’identité… Elle ne l’a pas apportée avec elle…Pourquoi je m’inquiète ?…Je ne sais pas… J’ai d’abord pensé à la fugue… Pourquoi ?…Parce que là ça fait peut-être beaucoup…Je ne sais pas…Je suis un peu perdue…Vulnérable… Je travaille beaucoup… On se voit peu…Son père nous a laissées… Elle avait 2 ans… Parti… Disparu… Sans laisser d’adresse.. Depuis comme une douleur fantôme… Je l’élève seule…Je suis infirmière à l’hôpital… Elle devait dormir chez une copine quelques jours…Et puis j’ai téléphoné pour avertir Lili que l’état de sa grand-mère se dégradait et qu’il serait peut-être bien de passer la voir… Elles s’entendaient très bien toutes les deux… Voilà que je parle au passé… Qu’est-ce qui m’arrive ? Trop de choses m’échappent.

La grand-mère

ma Lili ma belle ma douce ma bichette ma fleur des champs ma petite tout s’efface tout part à vau l’eau je le vois bien je le sens bien je pars vers d’autres rives où les contours vont s’effacer un à un ma Lili ma belle ma douce ma bichette ma fleur des champs je ne donnerai pas longtemps le change tu sais je résiste comme je peux mais j’oublie mais j’oublie ma Lili ma belle ma douce ma bichette pourvu que pourvu que seulement si seulement ton sourire ton visage dans la maison rouge Lili ma belle ma douce si seulement il était le dernier ma Lili ma belle si seulement ma Lili

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !