Hors-série #2 | Chlorophylle

D’abord, il y a ce contact avec le papier, porte d’entrée vers le Graal. Avant de le glisser dans la bouche, il va falloir le mériter. Le mériter ? Oui et non… Car avant cela, avant de le voir, avant d’en sentir le goût, avant même que vos mains n’entrent en scène, il est déjà là, il s’est emparé de vous, il ne vous lâche plus, lui, le mystérieux fantôme olfactif qui œuvre dans l’ombre. Echappé du paquet à peine entrouvert, il s’est glissé dans vos narines, et là, dans l’intimité de ces deux minuscules cavernes, il a déployé tout son art et toute sa fougue, recouvrant leurs parois émoustillées de projections dignes d’un Sam Francis au meilleur de sa forme, les tapissant de ce vert invisible pour les yeux, ce bouquet de fraîcheur qui vous emporte dans la jungle de vos sens : le vert de la chlorophylle. Il n’y a plus de frontières, il n’y a plus d’interdits, les portes de la perception viennent de s’ouvrir tout grand : le voyage peut enfin commencer…. On pourrait le faire démarrer a long long time ago, en ces temps où la terre était encore reine, et les arbres ces grands guerriers, gardiens de l’air et du souffle de notre chère planète où respirer était aussi naturel que mâcher la sève des conifères. On pourrait aussi le faire débuter far far away, in the United States, à la fin du XIXème siècle, ou plus près de nous avec les G.I.’s au moment du débarquement en 1944. Et pourquoi pas en 1952, quand un de ces fameux soldats décide de revenir en France pour y lancer la célèbre marque dont les neuf lettres surplombent les collines de Los Angeles ? Pour moi, l’aventure a commencé avec le fameux slogan et sa fraîcheur de vivre en1972. Et la vôtre ? Une chose est sûre, celui-dont-on-n’a-pas-encore-prononcé-le-nom ne se laisse pas attraper comme ça… C’est même tout le contraire. Quel farceur, ce CG ! Prononcez Cee Djay, les Américains adooooooooooooorent les diminutifs ! Un maître dans l’art de se faire désirer. Et de nous embobiner. A le voir ainsi, tiré à quatre épingles dans son costard argenté, sans un pli, le teint brillant, allongé parmi ses semblables et ne faisant rien d’autre que réfléchir… la lumière, on lui donnerait le bon Dieu sans confession : l’innocence même. On ne se méfie pas. On s’approche, on se penche, on essaie de distinguer notre reflet dans cette glace improvisée qui ne nous renvoie que l’image d’une silhouette déformée. On devrait se méfier, on sait bien qu’on le devrait, mais le malin a déjà tendu ses filets invisibles, on s’entête, on va pour le saisir et là : boum ! La claque ! Le piège se referme. On n’a rien vu venir. Si ce n’est notre ombre. Elle aurait dû nous alerter mais elle ne l’a pas fait. Elle nous a trahi. Le miroir sans tain s’est fait prison sans porte ni fenêtre. Le tout sans bouger, attendant patiemment qu’une main imprudente se saisisse du magicien sans chapeau ni lapin. Un numéro infaillible pour le roi de l’horizontalité. Prenant d’entrée de jeu notre odorat en otage, victime malencontreuse d’un syndrome de Stockholm fulgurant, et loin de s’arrêter là, l’as de la gomme nous fait saliver en même temps qu’il allume des étoiles dans nos yeux – le rêve hollywoodien dans toute sa splendeur ! Bien entendu, les deux mains sont requises. Pas question d’en laisser traîner une au hasard quelque part. Le chewing-gum ne mâche pas ses mots bien qu’il n’en prononce aucun : son habit entrouvert parle de lui-même. Il nous veut tout entier dédié à son déshabillage aussi sensuel qu’éphémère. Le chewing-gum séduit mais ne se met pas à nu, il compte sur nous et nos mains expertes pour lui retirer avec toute la lenteur possible ses habits de gala… Et si possible, avec chichis et tralalas, mais sans trémolos dans la voix. Déshabillez-moi… Mais pas tout de suite… Pas trop vite… Caliente, caliente ! L’atmosphère monte en température mais Cee Jay reste droit dans ses bottes de sucre. Pas question de ramollir, la partie ne fait que commencer. Et pourtant, difficile de ne pas craquer… Le pouce et l’index, synchro à souhait, commencent à écarter aussi lentement que délicatement la chemise en aluminium qui résiste, mais comment résister longtemps quand on sait que la pulpe des doigts va très vite se mettre à caresser le torse de chlorophylle qui exhale sa délicieuse odeur avec une intensité exacerbée, laissant la place à Cee Jay en personne… Il ne peut pas s’empêcher d’onduler, Cee Jay, tandis que les doigts se retiennent d’aller trop vite. Et comme il est entêtant, ce parfum de chlorophylle ! My head is a jungle jungle… Ça y est, le pouce et l’index l’ont attrapé, ils le tiennent en l’air pour un instant, un instant seulement, avant de le plier en accordéon et de l’introduire dans la bouche comme on monte les marches du Palais du Festival à Cannes sous les flashs des photographes. Les peaux transparaissent sous les robes transparentes, les jambes dénudées font leur show, les pauses lascives succèdent aux clins d’œil coquins. Cee Jay ne boude pas son plaisir avant d’entrer dans ce qui sera le lieu de sa consécration : un palais, certes… Avec un festival, c’est vrai… De bulles, oui… La bouche et ses plaisirs l’attendent, sur grand écran et en 3D. Et pour cette première, l’odeur et la vue ont fait place à un autre plaisir de taille : le goût, le goût et sa fidèle partenaire, la mastication. Avouez que le terme anglais chewing est plus glamour que le verbe mastiquer. Avec un mot pareil, si on ferme les yeux, on est à Hollywood : chewing, c’est doux et sensuel, surtout si on prend le temps d’en étirer les sons qui s’enchaînent si harmonieusement. Chewing. Et tellement plus sexy que notre verbe du premier groupe ! Chewing. Délicieuse sensation de se lover dans un édredon moelleux qui se déploie et s’étire, nous enveloppant dans un bien-être sans paroles. Parler en même temps qu’on mastique n’est ni très pratique ni très poli. Mais a-t-on toujours besoin de parler ? Pourquoi ne pas réfléchir ou tout simplement ressentir ? Méditer… Rêver… ChewingDreamingCalifornia Dreaming… Retour à Hollywood et à sa poudre aux yeux, mais ça fait un bien fou ! Tout oublier pour un instant, mâchouiller sans autre but que de sentir ses dents malaxer la petite boule de gomme qui nous appartient et s’est donnée tout entière pour satisfaire un plaisir sans borne : se détendre. Profiter. Glander. Vagabonder. Buller… Après ce long intermède hors du temps, certains, lassés de Cee Jay s’en débarrasseront comme d’un vulgaire Kleenex, jetant le malheureux à la poubelle, le collant sous une table, une chaise, un tabouret ou pire, l’abandonneront par terre, dans le caniveau ou dans le meilleur des cas sur le trottoir – merci pour la planète ! Et c’est comme cela que bien souvent, l’as du chewing-gum se retrouvera collé sous une semelle trop pressée pour regarder où elle se pose et là, la pause s’imposera à coup sûr, accompagnée d’un juron ou même de plusieurs, avec à la clé de longues minutes à essayer de détacher le pauvre Cee Jay en le pinçant, l’étirant, le grattant, le frottant, le torturant avec du chaud ou du froid, mais toujours en le maudissant, lui, le paria de la pompe, de la godasse, de la grole, alors qu’il y a peu, une autre bouche l’acclamait en grande pompe, justement, grâce à ses exploits : Cee Jay, roi de la gomme, roi de la bulle ! Des petites, des moyennes et des grandes, minces ou rebondies, opaques ou transparentes, discrètes ou culottées, saluées ou critiquées mais toujours remarquées, avec un rêve au bout du bout : qu’un souffle plus fort que les autres le jette hors du nid et l’envoie valser dans les airs. L’appel est entendu. Eole entre en scène. Un coup de vent violent l’arrache à sa gangue protectrice et le propulse dans l’espace, à la vitesse d’une fusée. Tout d’abord malmenée, la bulle virevolte de gauche et de droite. Eole, farceur comme pas deux, jongle avec sa nouvelle destinée. Ouest ? Nord ? Est ou sud ? La boussole s’affole et Eole rigole. Cee Jay, quant à lui, est à deux doigts de se dégonfler quand une brise, passant par-là, s’engouffre dans la voile improvisée qui hésite, faseye un instant mais accepte le défi, se gonflant d’un souffle neuf, dans une envergure sans nulle autre pareille. Ballon, parapente ou montgolfière, le voilà parti à l’assaut des nuées, des vents et des confins célestes, toujours plus loin, toujours plus haut. La main en visière sur le front, les yeux se plissent pour apercevoir celui qui s’éloigne et rapetisse jusqu’à devenir point. Point de départ. Vers la liberté. Appel irrésistible. Bien loin de Cannes, d’Hollywood et des strass sans lendemain. Dans l’air flotte une odeur, celle de la chlorophylle. Elle a déjà le goût du souvenir.

A propos de Zoé Sultana

Zoé Sultana est un pseudonyme. Entre visible et invisible, la vagabonde de l’écriture cherche sa voix. Elle a grandi à la frontière suisse entre neige et sapins, et d’un hiver à l’autre, elle a changé de continent pour poser ses valises le temps d’une année à l’UQAM (Montréal) en Maîtrise de création littéraire. Devenue prof, dans ses instants volés à la nécessité, elle a rouvert ses carnets dans l’effervescence des ateliers d’écriture de l’université Lyon 2 et s’est enthousiasmée pour la nouvelle. L’année dernière, le hasard l’a sortie de sa poche pour la propulser au beau milieu du cycle d’été « Outils du roman » : elle a tellement aimé qu’elle remet ça cette année. La vagabonde des mots écrit pour se sentir vivante, laissant le fil des histoires se dérouler, tissant une atmosphère par ci, brodant une émotion par là. Avec l'envie de partager. Et de faire vibrer une petite corde quelque part chez l'autre. Ce serait un bon début.

2 commentaires à propos de “Hors-série #2 | Chlorophylle”

  1. Merci, Sandrine : vous avez eu le courage d’aller au bout du texte… Je retiens les mots « voyage » et « aventure » que vous citez : ceux-là, je les aime bien !!