# double voyage #01 à 07

Photogramme de Conte d’été d’Éric Rohmer

Voyage passé peut-être (1) et voyage imaginé qui sait (2)

Prologue1
Prologue 2
La nuit d’avant 1
La nuit d’avant 2
L’arrivée 1
L’arrivée 2
l’impossible retour 1
L’impossible retour 2
Halte 1
Halte 2
De l’usage du mot 1
Qui raconte à qui
Tout petit voyage

Qui raconte à qui

Raconte-moi encore tes voyages, amène-moi avec toi comme du temps où j’étais enfant et que le soir, après le livre imprimé avec couverture et illustration, tu allais chercher ces feuillets agrafés que je te réclamais, parce que je sentais bien que tu la vivais réellement cette histoire-là, à la qualité des silences que je craignais de troubler par mes questions, mais bien vite je n’y tenais plus et te demandais de me raconter, alors tu levais les yeux de la feuille et continuais, précisais, développais, et nous allions ensemble nous promener dans telle rue, entrions dans telle maison, et je savais cela, et quand j’étais plus grande et savais lire seule, je te demandais de me les lire encore et encore ces feuillets, récits inépuisables, parce que tu savais les compléter, bien sûr que je n’ai pas pu tenir, je suis allée ouvrir le tiroir de ton bureau, ils étaient là, je le savais, ces feuillets, pauvres pages, quelques dizaines, et les portes des maisons me restaient fermées, moi qui avais voulu me promener seule dans tes villes, on m’y fermait la porte au nez, et c’est là qu’est venu le projet de t’enregistrer, et dès que j’ai pu, j’ai allumé discrètement le dictaphone, que ne l’ai-je fait plus tôt? 

Ces feuillets c’est moi maintenant qui te les lis, maintenant qu’enfermée dans cette maison dont tu ignores l’adresse, tu t’en vas peu à peu. Dernier voyage. C’est sans les yeux, sans les jambes, sans eux que tu le fais. Sais-tu seulement que tu voyages? Ton nom est personne, lui aussi tu l’as oublié, et le mien, le même pourtant, même prénom, même nom. Et je me vois dans toi, plus tard à mon tour, victime de cette mémoire défectueuse, héréditairement défectueuse. De l’art de conserver ce qui fout le camp, de transmettre l’absence. Est-ce pour ça que tu as noté? Tu savais, anticipais peut-être. Et moi d’enregistrer tes échappées. (Alors maintenant à mon tour) je te les lis tes textes, te les raconte tes voyages, ouvre pour toi les portes, suis les chemins grâce à ces paroles, (par-devers toi) enregistrées.  

Parfois un mot te vient, un nom, une phrase, pas de ces phrases mécaniques qui revenaient comme une ritournelle à tel passage, non, une nouveauté, une orée nouvelle, alors je note. Pour toi. Pour moi. (Pour la prochaine fois.)

Voyages-tu dans tes rêves? Tes yeux aveugles t’empêchent-ils de voir dans tes songes? Retournes-tu dans ces lieux que tu m’as tant décrits et qu’à mon tour j’essaie de faire revivre pour toi? Parfois je me demande si tu m’entends encore.  

Et de ton enfance et de ton adolescence (dont tu m’as tant parlé), te souviens-tu? 

Te souviens-tu des parties de patins à roulettes, rue des Cévennes, 
Et des tours de Peyral sur ton mini-vélo, 
Et quand tu partais en Ciao par les traverses jusqu’à Ribaute, 
Et le motocross en Malaguti ou 103 Peugeot au bois de Bassan
Et l’escarpolette du bois de Saint Louis tu te souviens 
Et quand tu partais en R5 par la Daubinelle
Et les weeks-ends à Roque Pistole tu te souviens
Et du mimosas que tu cueillais dans l’Ardaillou
Et quand tu campais à Minerve tu te souviens? 
Et l’été, Sabo, Prouilles, Marthomis, Bapech, Gayraud,  tu te souviens?
Et la ferme de Couffins, te souviens-tu, dis, la ferme de Couffins?…

Je n’ai ni le droit ni les moyens de voyager. Frontières fermées, carburants épuisés, nourriture et eau devenues rares, si chères. Travailler, travailler, tenter de survivre. Mais tu m’a appris à m’évader, alors maintenant, c’est moi qui les complète tes voyages, te la recompose ta vie. Comme enfant tu me prenais dans tes bagages. 

Ecoute.

Ce soir, comme tous les soirs, on largue les amarres. 

Voyage passé peut-être

Tout petit voyage
C’est là que je retourne le soir, la nuit, quand le sommeil se refuse, que les tracas, les angoisses, m’assaillent. C’est là que mes doigts me conduisent quand je tape sur le clavier. C’est là que me ramène ce que j’ai cru être un choix. Je croyais aller, je revenais. Je croyais découvrir, je retrouvais.

C’est là que je ne peux aller.

Ai pourtant hésité, cet été. Le panneau était là, sous mes yeux. Prendre l’embranchement?  Inutile. Ce n’est pas là qu’il faut s’adresser. (Changement d’adresse? Non. De substance.) Lieu hier matériel, aujourd’hui mnésique. C’est là qu’il se tient. 

Peut-être un jour quand sauvé, si sauvé, comme le chien de la ferme des cousins, Sauvé, un gros chien poilu ( s’ils l’avaient trouvé dans le ruisseau l’auraient-ils appelé Moise?), pourrai-je prendre l’embranchement.  

Seule l’écriture sauve.

Alors écrire. Retrouver.

C’est d’abord par l’étape du Tour de France qu’il faut en passer, ce peloton et autres cyclistes qui ne font rien que de pédaler. De leur arrivée dépend notre départ. Alors ronger son frein. Le couvre-lit gris brodé de fil doré, le morceau de pain avec ses quatre carrés de chocolat, les barquettes trois chatons, tout est prêt. Et la gourde en fer blanc remplie d’eau fraîche. On ajoutera au dernier moment le napperon en cours, quelques crayons et magazines. Allez vite qu’on les distribue ces maillots vert, jaune, ou à pois.  

Je retiens une expression : la lanterne rouge.

Dans la cave humide, grimpée sur un caillebotis, une machine à laver semi-automatique et accrochés au mur, une échelle, des paniers de pêche, des cuissardes vertes, des chapeaux de paille, des bâtons et des cannes. 

Bâton en main, bottes en plastique au pied, chapeau sur la tête, la promenade peut commencer. 

Elle qui ne sort jamais de chez elle sinon pour aller faire des courses ou à la messe, ici se promène. C’était la condition. Une maison à la campagne. Il était allé trop loin.  La compensation devait être à la hauteur du geste, des mots violents. Elle avait eu sa maison, dans un hameau de montagne. 

Allaient-ils se promener ensemble en notre absence? Je ne l’ai jamais su. 

Le monde sans nous. Un mystère.

Mais je suis là. On sort.

Selon le jour, c’est du côté de Couffin ou du côté de Martomis que nous nous dirigeons.  

La promenade la plus courte nous conduit au pré. 

D’abord la montée raide, puis très vite le sentier ombragé sur la gauche. Mon grand-père aux avant-postes, canne à la main, tape méthodiquement l’herbe et les fougères, pour chasser les éventuelles vipères. Sa hantise. Et déjà l’odeur de la terre humide. Et c’est la lumière, le soleil, le pré en pente. Descendre en courant. Rêver de descendre en roulant. Interdit. À cause des vipères. Ma grand-mère installe la couverture, mon grand-père, maniaque, passe derrière elle. Vaisseau gris sur mer verte. Ici seulement, je peux ôter mes bottes de caoutchouc. Ma grand-mère crochète, mon grand-père lit le journal, je joue à faire bondir les sauterelles, cueille des pâquerettes, fabrique des cocottes en papier. Et l’après-midi s’étire, indéfiniment. Au retour, grand-père chaparde quelques prunes, grand-mère fait les gros yeux. Elle a honte, il le sait, en joue peut-être. 

D’autres après-midi nous grimpons le raidillon, saluons au passage madame Caminade qui m’amène parfois couper des genêts pour ses lapins. La route est étroite, à droite le talus de strates d’ardoises coupantes, le sol couvert de bogues piquantes, planté de châtaigniers. Hostile à la promenade. Mais sur la gauche en contre bas, les prés. Les restes d’une cabane qui a servi de latrines à un camp de scouts. Dans un virage, des restes de cartouche multicolores, comme des confettis. Rares traces humaines dans ce lieu désert. Plus loin le troupeau de vaches. C’est le bout du voyage. La ferme de Couffin. Pas de couverture, de napperon, de livre ou de magazine aujourd’hui, mais le pot au lait. Nous suivons le fermier à l’étable. Se mélangent l’odeur, le beuglement, les bottes de paille, l’étrange tabouret, le mouvement discret des mains, le regard de la vache, le bruit du lait qui  frappe le métal, les paroles en patois.  Le matin, dans le bol, une peau ridée de crème se forme. Ma crainte, quand grand-mère me l’enlève avant d’ajouter le chocolat en poudre, qu’il en reste le moindre morceau. Enfant de la ville, j’ai été habituée au lait en bouteille demi-écrémé. 

Certains jours, après avoir fermé le portillon de bois à la peinture bleu pâle, c’est à gauche que nous tournons. Nous retenons le pas. La descente est abrupte. Au-dessus, le jardin, le prunier, la cage des canaris et l’os de sèche, la chaise longue en bois à toile rayée orangée. Le chemin est à l’ombre, définitivement à l’ombre. C’est la maison de la polonaise, puis celle du maçon, le lavoir, la fontaine où ma grand-mère descend remplir sa bouteille chaque matin, le large virage où s’installent deux fois la semaine le camion du boulanger et, une fois la semaine celui du droguiste aux mille merveilles, puis l’ancienne école désormais fermée. 

-Stop! Une main m’arrête, l’ennemi est là. Mon grand-père s’avance, il frappe le sol à coup de canne, et la vipère d’un mouvement preste disparaît dans les fougères. Un matin, c’est sur le perron de  sa porte qu’il l’a trouvée. Ôte toi de mon soleil. 

Dans le frigo, le sérum anti-venin que l’on renouvelle chaque année. Il fait partie des vacances comme le lapin gardé vivant à la cave le temps de mon séjour. Éternellement. Ce qu’il se passe en notre absence, est-ce réel? 

Mon grand-père nous conduit à sa rivière, là où il se rend seul au petit matin, chaussé des cuissardes, qui en ce moment sont accrochées dans la cave humide, un sifflet autour du cou depuis qu’il a connu, par trois fois, cette oppression qui a voulu l’abattre, lui l’orphelin de père, propulsé au rang de chef de famille à neuf ans, responsable de ses femmes, soeurs, mère, dans ce pays étranger, à la langue inconnue, qu’il a fallu dompter, où il a bataillé, fait sa place, est devenu « millionnaire », cru être tranquille. Mais il ignorait les rouages de l’économie. Inflation. L’économie s’emballe, comme son coeur, et même sa femme qui le menace de le quitter. Alors retourner au travail, humblement, autant que possible. Acheter une maison à la montagne, accueillir les petits-enfants. Aller pêcher pour la première fois, un sifflet autour du cou pour prévenir, qui ici pour l’entendre, n’y point penser. Regarder si dans l’eau n’apparaît pas le mouvement d’une truite, et connaître cet apaisement, cette jouissance de revenir avec, dans le panier, une beau poisson qui fera le déjeuner, et puis, cachées dans la poche arrière de la veste, les autres truites, trop petites pour que la pêche soit honnête. Mais on ne jette pas la nourriture, on ne rejette pas dans l’eau un poisson au prétexte qu’il ne passe pas la maille. On n’enlève pas un os à un chien. Et dissimulées aussi,  des poires, des cerises, sauvages ou pas, qu’il a chapardées sur le chemin, et qui lui vaudront encore et encore ces gros yeux, cette réprobation du juge hiératique. 

Je garde les moutons. Autour du cou, une balle trouée passée dans un lacet de cuir. 

Je jette dans le ruisseau une feuille et suis son trajet. Parviendra -t-elle à échapper aux herbes qui veulent la retenir? Tel un démiurge, j’interviens parfois et à l’aide de mon bâton la libère. Puis je l’attends, de l’autre côté du pont. Vais-je la retrouver? 


Prologue (voyage passé peut-être)
À Torcello j’ai vu pousser la vigne
à Batalha je me suis enivrée d’eucalyptus
À Nazaré j’ai vu les femmes en deuil et les hommes en bonnet de nuit ramener au matin la pêche miraculeuse
À Elche, l’enfant s’est écroulé sous la chaleur
En gare de Venise je me suis à grande eau lavée de la poussière
À Cnossos j’ai retrouvé Thoutmôsis
Dans un chalet suisse j’ai dansé au son de l’accordéon
Dans la ville des glaciers je me suis reposée
À Venise j’ai salué le condottière,
À Rome j’ai salué Giordano Bruno aux mille papiers, 
À Florence j’ai tenu la lunette qu’a tenue Galilée
À Barcelone j’ai touché les traces de balles dans les murs
Dans la chapelle d’Évora des os attendent les nôtres
En Ecosse j’ai marché sur la terre mauve de bruyère
Et je les ai vus,
Les trois pins face au fort de Salses, 
Les tulipiers de Lucca, 
Les oliviers de Grenade, 
Le magnolia de Murcia

La nuit d’avant (voyage passé peut-être)
Il est temps de s’y mettre, presque 23 heures, et levé prévu à 6 heures, jusque-là de vagues listes, de toute façon départ en voiture donc pas de problème de place, prendre de quoi se couvrir, lire, écrire, le reste importe peu, tout le monde dort, je peux commencer, dans l’armoire deux pantalons, deux pulls, et ainsi de suite, pas besoin de s’embêter, m’habille toujours pareil, important gants, bonnet, semelles chaudes, et puis carnets, stylos, bouquins, bon sera toujours possible de taper dans pile du conjoint, des amis, et peut-être y aura-t-il une bibliothèque dans l’appartement loué, car ça finit souvent comme ça, les lectures imprévues, de circonstance, bon les produits de salle de bains, un sèche-cheveux ou pas, n’aime pas partir, angoisse toujours, comme quand on entame un nouveau carnet, que s’y passera-t-il, une semaine seulement mais des centaines de kilomètres d’autoroute, et puis parents âgés, et puis toujours cette question du à quoi bon, certes faut faire provision de beauté pour les mois à venir, alors deux fois l’an se remplir de tableaux, monuments, et puis les amis, les bars, le temps qui s’étire, quand le reste de l’année, réveil, sonnerie, appel, course, stress quoi, donc se réjouir loisir enfin, mais le trajet, et la conduite, ces tunnels, cette absence de bande d’arrêt d’urgence, et moi au volant avec la responsabilité, éviter d’y penser, va falloir dormir, bon complèterai la valise demain, ai encore le temps, n’aime pas m’y prendre en avance, de toute façon oublierai des trucs, donc pas besoin de s’affoler. 

L’arrivée (voyage passé peut-être)
C’est d’abord le parking, comme s’il fallait toujours en passer par les corvées quand on voudrait y entrer d’emblée dans les vacances. Me rappelle les arrivées enfant au ski. Désir de courir visiter station, toucher neige, me promener, me jeter de plein pied dans cette semaine au ski, mais là, le mord mis aux dents, le freinage pile en pleine exaltation, l’état des lieux. Va compter le nombre de couteaux, fourchettes, petites cuillères, verres, assiettes, tasses, sous-tasses, plats, quand dehors la neige, les pistes, la vitesse, l’espace, la liberté quoi. Arrivés dans un parking. Tour de six étages de voitures alignées, rangées en épis, à quelque chose près même modèle que celui des enfants si souvent monté, démonté, les voitures poussées à la main, et le bruit produit en faisant vibrer les lèvres serrées. Ici béton seulement. Faut arriver au dernier étage, en extérieur, pour trouver un  emplacement vide. Allez, grosses vestes, bonnets, gants, sacs sur le dos pour les enfants, valises et sacs pour nous, affronter le froid. Ascenseur? Manquerait plus d’être bloqués. Personne en vue. Sortie du parking. Longue galerie commerciale, boutiques chics, éclairées, fermées. Nos pas qui résonnent, le roulement des valises. Marchons vite, de concert. Sommes arrivés à destination. Laquelle? Ignorons l’adresse, le nom du propriétaire, deux voitures, devions nous suivre, arriver ensemble, mais la neige, les embouteillages, et depuis la frontière ce téléphone qui ne passe pas. Il m’avait pourtant semblé, avec ce nouvel abonnement. Deux ans plus tôt, autre pays, autre ville, autre voiture, autres amis, autre voyage en voiture, téléphone déjà inutilisable la frontière passée. Regarder les immatriculations des voitures, touristes rares ici, alors l’hiver, passer s’il  le faut par toutes les rues, quiétude de se savoir attendus même si ne sait où.  Arrivées de jour. Un bar ouvert. Cett fois-ci, soir, presque nuit. Pas un bar dans cette galerie, pas le moindre restaurant qui aurait pu être encore ouvert. Des enseignes de boutiques inconnues qu’on ne trouve que dans de grandes villes. Fin de la galerie. Place, éclairée par lampadaires, arrivée de bus. Sur un trottoir un couple devant un distributeur de tickets. Français. Je m’avance, au culot, pas le choix, un enfant à côté, une valise, rien d’effrayant. Expliquer. Arrivons, téléphone passe pas, frontière, besoin de joindre amis. Paierai l’appel. Connivence de Français à l’étranger. Mari en retrait, gêné. Voix amie, cri de joie. Angoisse que nous n’avions pas imaginée. Rendez-vous dans un bar, face au pont fameux, facilement identifiable. Vacances peuvent commencer.

L’impossible retour (voyage passé peut-être)
Marcher une dernière fois  dans ces ruelles, revoir toits, terrasses, canaux, places. On a beau s’être promis que l’hiver prochain sûr, et pourquoi pas pour une fois à Pâques, ou pour le jour de l’an, mais vite, bientôt, ensemble pour sûr. Dur de partir. Les adolescents eux se réjouissent, après dix jours, de retrouver habitudes, camarades. Les adultes trainent des pieds. Devant, l’autoroute, et puis dès demain, la reprise, le travail, le quotidien, la course quoi. Étrange tout ce monde, si tôt. Pas six heures. On a préféré se lever à l’aube, en perspective du trajet. Où vont-ils tous? Celui-ci avec son habit sombre et sa perruque d’un autre temps. Et celui-là avec cette encombrante mallette en bois.  Ni des touristes, ni des travailleurs. Ont l’air affairés pourtant, pressés, tracassés. D’autres encore, derrière nous, courent, galopent, nous dépassent, pas un regard, une parole d’excuse, un salut. Il en sort des maisons tirant des enfants ensommeillés par la main, on pousse des charrettes au chargement dissimulé par des tentures noires, on ferme les volets des maisons. 

Halte (voyage passé peut-être)
Il faut s’arrêter! Quand les propos d’Aristote et des panneaux autoroutiers convergent, écoutons-les! Surtout ne pas creuser les causes et les fins des paroles de chacun, s’arrêter simplement. À la prochaine aire. Et nous reconnaissons l’immense parking, nu d’arbres. Peu de voitures cette fois. Je me souviens de notre arrêt précédent, un jour d’été, classé en alerte canicule, nous nous étions levés au milieu de la nuit en prévision de l’aller retour jusqu’à la Côte d’Azur, fallait bien l’accompagner, c’était au retour que nous nous étions arrêtés ici, il devait être quinze heures, la garrigue autour était prête à s’embraser, la pause allait être rapide, il fallait rentrer au plus vite, ici aucun arbre, tous abattus pour agrandir le parking, immense, recouvert de voitures, parvenir à le traverser sans être pris d’insolation, sortir de la voiture relativement fraîche malgré la climatisation défaillante, une raison de plus pour se hâter, et être assailli par le mur de chaleur, quand l’air se fait obstacle, cet invisible soudain sensible, cet élément naturel, vital, soudain ennemi mortel, traverser, inutile de chercher la moindre ombre, quelques fumeurs pourtant devant les portes coulissantes, j’écrase un mégot laissé allumé dans le bac de sable tenant lieu de cendrier, et le corps se détend la porte franchie, enfin nous pouvons respirer amplement, sans effort, une allée de larges fauteuils  à notre droite, de transats à notre gauche, un homme, la trentaine, en short et t-shirt, forcément tatoué , est allongé, yeux fermés, air pod dans les oreilles, téléphone sur le ventre, banane posée à côté de lui, un routier peut-être, à moins qu’il ne soit avec cet autre, sur le transat d’à côté, au snack un couple, la trentaine à nouveau, et une femme plus âgée, la mère duquel, je parie pour le gars, ils parlent italien, émouvant comment on reconstitue une île dès qu’hors de chez soi, à moins qu’il ne faille s’en désoler, fermeture à l’autre peut-être, bon sommes loin de la canicule aujourd’hui, les transats sont vides, l’immense hall et la salle de restaurant également, des dizaines de spots inutilement allumés, une musique que je serais bien en peine d’identifier, lieu de passage, et je me souviens de cet autre halte, imprévue comme la panne de voiture qui nous avait contraints à poursuivre le trajet en train et aller dans cette gare, petite, inconnue, et attendre au bar, et je me souviens de cette sensation diffuse, toutes les tables étaient occupées, c’était comme dans un rêve, comme quand on sent bien que l’ambiance est étrange mais sans être capable de savoir pourquoi, suis pas lucide moi quand je rêve, peut-être pas davantage quand éveillée, ainsi ce jour-là dans ce café-snack de gare, ne me suis pas étonnée d’être la seule tablée de personne de peau blanche, autour des hommes seulement, c’était peut-être ça qui était curieux, ou l’attitude de la caissière, cette manière d’expliquer qu’elle ne pouvait servir ce sandwich, trop cher par rapport à l’argent tendu, pas tant les paroles, mais ce regard, ce ton, cette non pas connivence mais familiarité, halls, cafés de gare, lieux anonymes par excellence, et celle-ci, dans cette ville de hasard, comme s’y se jouait une pièce de théâtre que nous aurions attrapée en cours de route, salle pleine, relativement petite certes, dix tables tout au plus, mais tout de même, ce silence, m’en suis pas vraiment rendue compte, nous parlions, fallait se préoccuper du trajet, de la voiture laissée à réparer, du taxi à l’arrivée, comme dans un rêve, l’arrêt sur la bande d’arrêt d’urgence, le trajet en dépanneuse, le minuscule poste de police, la ville paralysée, taxi, garagiste, partout il n’était question que de fête et de corso, ici pas de fauteuil ni de transat, mais des chaises raides, des tables pour quatre, toutes identiques, comme dans une salle de cantine, dehors l’effervescence, ici le silence, et nous surexcités, fatigués, et la destination encore si loin, mais nullement question de renoncer à nos vacances pour autant, ont l’air de se connaître, sentiment d’être étrangers à une scène qui se passe, j’ignore que je suis la seule à n’avoir pas encore compris, cela ne tardera pas, dans quelques minutes, quand alors que nous serons assis dans le train des policiers, douaniers, qui sait, entreront dans le wagon et extirperont d’un placard électrique deux gamins, et un autre caché sous un fauteuil, et manu militari les ramèneront sur le quai tandis que munis de nos papiers, nos billets de train et nos visages bien blancs nous pourrons passer la frontière, sale frontière. 

Descente
Abrupte, large, vide, bordée de villas avec jardins, se descend en gambadant, ou en ciseaux, cinq enjambées jambe droite en avant, les cinq suivantes jambe gauche en avant. Idéalement en planche à roulette. 
Ruelle
Courte, étroite forcément, discrète, secrète presque, goulet entre large descente et placette aux jardins luxuriants. Comme une cachette. On pourrait s’y installer pour lire ou rêver. Croisement
Voitures, feux tricolores, comme un air de ville. De ville minuscule, ville jouet, vieillotte. 
Bar 
Ressemble plus à une maison qu’à un bar. Sur le trottoir certes une table et trois chaises en plastique. Vides. C’est à l’intérieur que cela se passe. Des hommes seulement. Du quartier. Des ouvriers, d’origines espagnole, italienne, portugaise pour la plupart. On ne vient ni pour se montrer ni pour s’enivrer. Mais pour récupérer sa force de travail. En jouant aux cartes, aux dominos, en discutant ou en se taisant. Aucun lycéen, aucun touriste ici.  
Église 
Construite à quinze minutes à pied  et à huit cents ans d’écart des églises du centre ville, seuls le clocher et le grande croix en bois sur la façade la distinguent des maisons du quartier. Les vieilles femmes en béret de velours s’y rendent le samedi soir. Le dimanche est consacré à la préparation du repas dominical, puis à la vaisselle, tandis que les maris vont jouer à la pétanque, ou se promener, ou lire, ou regarder la télé.
Miroiterie
Bâtiment industriel aux multiples fenêtres. Sur la façade écrits à la peinture blanche un prénom et un nom célèbres. Ici ceux d’un miroitier, au centre ville ceux d’une école.  
Photographe
Dans la vitrine, des portraits exposés. A droite et à gauche de la vitrine, des pans de murs sombres reflètent la silhouette du passant, tel un miroir. A leur hauteur chacun ralentit, le temps d’un coup d’oeil, non pas à la vitrine et à ses images vivantes, mais à ce double offert. 
Boulevard 
Il coupe perpendiculairement l’avenue. Selon quel critère boulevard ou avenue? Pas plus large ni long ni fréquenté l’un que l’autre. Ancienne ceinture de la ville, il conduit au cimetière. Pourquoi pas alors, rue de l’égalité? Mais les tombes diffèrent, caveau privé, statue, stèle, simple pierre tombale, fosse commune, terre et maigre grillage. 
Cimetière
Dans l’allée, avant le portail d’entrée, un marchand de fleurs. On y achète un bouquet de violettes, le meilleur marché. Minuscule bouquet, pas plus gros qu’un poing fermé. Offrande des pauvres. Il a l’odeur du sent-bon avec lequel on frictionne le corps des souffreteux. 

Voyage imaginé qui sait


Prologue (voyage imaginé qui sait)
En roulotte je parcourrai l’Irlande, 
À tire d’ailes j’irai converser à Smyrne, 
Au gré des pages je découvrirai Samarcande, 
À Vespa je traverserai la Crète, 
Avec un carnet et un stylo pour tout viatique j’irai à pied jusqu’à Compostelle, 
Avec Las Casas j’assisterai à la controverse à Valladolid, 
Je remonterai le Mississippi dans un bateau à aubes, 
Découvrirai les rues de Lisbonne assise sur le toit du tramway
Nagerai dans la mer Égée
Je verrai à l’aube la place Saint Marc déserte
Et dans le silence du plateau des mille vaches j’écrirai les premiers mots

La nuit d’avant (voyage imaginé qui sait)
Au pied de mon lit le sac à dos rouge, neuf et fermé, le tapis de sol neuf également roulé au-dessus, la gourde rouge également et prêtée, dans la poche latérale, la paire de tennis dans l’autre, sur la poche supérieure le guide du routard, et les traveller’s chèques à l’abri dans la poche intérieure, tout est prêt, longtemps que j’ai décidé ce voyage, à cause d’une lecture en classe de CM2, un jour toi tu iras là-bas, promesses à soi-même, les plus importantes, mais fallait attendre d’être majeure, et voilà, tout est possible maintenant, et cette carte interrail, tarif à moitié prix en France et gratuit dès la frontière franchie, plus à hésiter, et pour dormir les auberges de jeunesse, ou la belle étoile, alors ce soir sentiment de liberté, rien ne peut m’arrêter, comme ça que je veux vivre, comprends pas pourquoi les autres restent coincés, empêchés, tâter de la rondeur du monde elle a dit, c’est ça que je veux, pas difficile, un sac à dos et c’est parti, pas question de vacances en camping l’été, de ski l’hiver et du train-train d’un bureau le reste du temps, pas question d’une famille, d’une vie réglée, étudier, voyager, écrire, ça je veux, alors respirer amplement, s’étirer, dans la satisfaction de soi, de pouvoir voyager léger, deux livres seulement, les Racines du ciel de Gary, et une Bible, dense, compacte, l’assurance de ne pas manquer, parée quel que soit le nombre de kilomètres à parcourir, parce que faudra pas compter acheter des bouquins en cours de route, trop chers les livres français à l’étranger, je regarde les murs de la chambre, le papier peint, les tableaux aux murs, le fauteuil en cuir vert, les tentures en velours, demain finis les murs, demain ma vie commence, mienne enfin comme je l’entends, de plaisir je frotte ma tête contre le traversin, y creuse un trou et là installe ma tête, éteins la lumière et disparaissent plafond, papiers peint, meubles, lit, murs et tentures, et alors yeux grand ouverts dans le noir, respirer amplement, étirer bras, jambes, le corps devenu sans limite, léger, sensation de flotter, avec moi seule pour témoin. 

L’arrivée (voyage imaginé qui sait)
Suis la seule à descendre à l’arrêt, personne ne monte, quai vide, gare vide, pas même un guichet. En sortant, d’emblée, un boulevard, des voitures, mais de l’autre côté, la verdure, et puis des remparts, comme en quinconce, et au-dessus des arbres, hauts, et qui dépasse encore, comme un grand dadet, saugrenu, qui s’étire, curieux, pour regarder ce qu’il se passe, un campanile. S’étirer à mon tour. Terre souple, suivre le chemin tracé, tunnel, porte avec herse levée, et là l’odeur, parfum familier, que fais-tu ici toi, citronné, sucré, lever les yeux, sont là les fleurs grandes, blanches, soeurs de celles des nénuphars, sorties des ces feuilles brillantes comme recouvertes d’un vernis, pointues, cassantes, une bande de jeunes gens sort d’un bâtiment sur la droite, un cinéma, une salle de bal, un centre culturel, je passe le nez, un parc, au fond un bâtiment sans plaque, une porte encore, ville doublement fortifiée, saut de côté, lente à réagir au timbre, sur le garde-boue arrière du vélo une caisse en bois maintenue par un sandow, façades médiévales, hautes fenêtres à meneaux protégées par d’épaisses grilles en fer forgé, des bancs à la pierre usée à même le mur, nouvelle porte, une place circulaire fermée par des hautes maisons aux façades alignées, nombreuses fenêtres, un cirque sans doute, des gamins jouent au ballon, il arrive vers moi, le renvoie, rires, terrasses de café vides, cafés fermés, je m’assieds. 

L’impossible retour (voyage imaginé qui sait)
Cette ville n’est qu’une étape. Je ne devais rester qu’une nuit. Depuis dix jours impossible de partir. Invitée chaque soir, chaque matin, n’ont jamais vu une étrangère c’est à croire, les enfants d’abord, jouez avec nous et puis arbitrez et puis goûtez, et les parents restez, et demain venez pour visiter cette église cachée, rencontrer ce peintre réservé, taciturne, et manger  chez lui le meilleur, chez elle la meilleure, et puis vous ne pouvez partir de L. sans avoir vu, escaladé, entendu, et j’allais oublier, mais non c’est impossible, il ne comprendrait pas que vous ne veniez pas, n’assistiez pas à, et ce jardin, et cet opéra, vous êtes notre invitée d’honneur, et monsieur, et madame veulent vous rencontrer, comment, vous ne pouvez pas ne pas, nous viendrons vous chercher, ils m’invitent, me présentent, me raccompagnent, me servent, me resservent, verres, assiettes, me conduisent, me reconduisent, me recommandent, me montrent, me conseillent, me pressent, m’oppressent, me séquestrent, au loin, murailles, portes, herses, douves, et ce parfum envoûtant. 

Halte (voyage imaginé qui sait)
J’aime les haltes, les détours plutôt que les lignes droites, les pauses plutôt que la course, rien  ne sert de courir. Elles font partie du voyage, sont le voyage. Ainsi ce soir. Quand tant s’entassent dans des stations bondées que desservent routes et gares, les fléchées, les indiquées, les étoilées, les incontournables, il a suffi d’un pas de côté. Sortir de l’autoroute, du flux continu des camions, voitures, campings-cars, et à la nationale préférer la départementale. Baguenauder. Même pour une halte. J’ignorais où je m’arrêterais. Comment savoir? Et ce village, cette ville plutôt, cet hôtel d’emblée, essayer, oser, sait-on jamais, et cette chambre libre, incroyable, en première ligne, et alors descendre sur la plage, vingt heures, découvrir cette fontaine d’eau de source, et à côté d’eau pétillante, où l’on vient remplir sa bouteille contre une somme modique, et traverser, une digue et une étroite bande de plage, mer huileuse, délice du bain, et eux quel âge ont-ils, quatre-vingts ans, peut-être moins, mais lui maillot large, elle maillot une pièce comme celui que portait ma grand -mère, depuis combien de temps le possède-t-elle, il lui tend le bras, et ensemble, doucement entrent dans l’eau, ils se tiennent maintenant face-à-face, lequel ne sait pas nager, restent là où ils ont pied, s’aspergent doucement les épaules, le dos, ont de l’eau jusqu’à la taille, se tiennent les mains, plus tard s’assoient sur la plage, tout près de l’eau, les vagues douces du soir régulièrement viennent recouvrir leurs jambes, leur ventre, ils sont là offerts au soir, et je voudrais savoir dessiner, et je recueille le moment, parce qu’il faut bien un témoin quand tant de beauté, comme celle des arbres en fleur la nuit, gratuite, surabondante, sans témoin pour recueillir leur couleur incandescente, Dieu  peut-être, ou des oiseaux, mais quel sens de la beauté ont-ils les oiseaux,  indifférents au bleu du ciel incomestible comme le petit chien de monsieur Bergeret, alors recueillir ce moment, ce tableau, pas recueillir, recevoir, ils n’en savent rien, sont là, parce que c’est ainsi, ils sont venus comme tous les soirs depuis combien d’années, ont attendu que la canicule se tasse, ont pris leur serviette de bain, mis leur maillot, et se sont rendus tous les deux sur la plage, il lui tient la main, doucement, ici comme chez eux, comme dans la rue, ils ôtent leurs vêtements, ceux de tous les jours, et entrent dans l’eau, puis s’assoient sur le sable frais comme on s’assied dans son jardin, ou sur une chaise installée devant la porte dans les villages pour prendre l’air le soir, et ensuite il lui tient la serviette, tandis qu’elle enlève son maillot mouillé tout en s’appuyant sur lui, puis il lui tend son soutien-gorge, d’un vieux rose, à baleines, large, incongru sur une autre plage, dans un autre temps, celui du monde, des ballons, des parasols, des sacs en plastique, des bouées, des scooters des mers, des cris, des bikinis et des couleurs flashies, son soutien-gorge, celui qu’elle met tous les jours, comme lui son short, et sa chemisette à carreaux, et elle passe sa robe tablier, et moi qui n’ai ni appareil ni crayon ni papier pour enregistrer cela, je veux conserver cet instant, et eux ici, parce que sinon pourquoi aller voir la Madone des Pèlerins, il les avait vus Le Caravage, et Van Gogh au Borinage, ils sont là, pas dans les musées où l’on se presse, un audio guide sur la tête, après avoir fait la queue au guichet, sauf dans les églises où l’on profite de la lumière laissée par la pièce du voisin, pour profiter encore un moment de ce visage, de cette  couleur, de cette présence qui a surgi de l’alcôve, et je les ai là, devant moi, dans leur simplicité, lui qui lui tend ce soutien-gorge comme il lui tiendra un jour, ou elle, la cuillère pour manger, nettoiera ses plaies, l’accompagnera au cimetière, et ils sont là, tous les deux, comme  tout à l’heure dans leur cuisine quand ils prépareront le repas, mettront la table, iront se coucher, dans un pyjama et une chemise de nuit sans érotisme mais la tendresse est là, et plus que ça, et je les regarde bouleversée, elle est là l’humanité, dans sa fragilité et la force de sa grâce. 

A propos de Betty Gomez

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4 commentaires à propos de “# double voyage #01 à 07”

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