#L8. Fantômes d’encre et de larmes

D’abord il ne voit rien, les ténèbres ont envahi ses yeux, recouvrant de leur voile d’ébène ce qui luisait il y a quelque temps encore mais dont la bougie intérieure s’est éteinte à jamais, solitude implacable et sans nom, et le froid qui s’empare de lui alors que c’est l’été, d’où vient-il ce fantôme gelé qui le traverse, suaire liquide s’insérant dans le moindre recoin de sa peau, la moindre parcelle de chair, la plus petite cellule, il frissonne dans de longs spasmes sans fin et ça n’en finit pas, ça n’en finit pas de finir à l’intérieur de lui, comme la mort qui l’aspire et le recrache, encore et encore, et du fond de cette spirale vertigineuse, des silhouettes sombres, sans formes ni contours font leur apparition, émergeant lentement de terre, s’extirpant de l’ombre qui déploie ses fils invisibles pour tenter de les retenir, racines, troncs, branches, feuilles, brume, brouillard brouillant cette foule silencieuse, et la lune cachée derrière un arbre qui attend en embuscade, que fait-elle cette nuit à attendre alors que c’est le moment d’entrer en scène, pourquoi ne vient-elle pas briller, pourquoi ne vient-elle pas sourire, pourquoi ne vient-elle pas prendre sa place d’astre dans le ciel vide où même les étoiles ont disparu, la Voie lactée s’en est allée, emmenant avec elle les constellations dans d’autres contrées, le ciel est d’encre, la lune d’une pâleur à frémir mais quelques petites lumières s’agitent dans la nuit, minuscules points rouges, jaunes et orangés qui s’allument et s’éteignent, ici un hibou, là une chouette, là-bas un renard, là-bas encore une biche avec son faon, Jim n’en croit pas ses yeux, débarrassés du masque qui recouvrait son visage il y a un instant encore, les animaux de la forêt sont venus en nombre, il n’est plus seul, la chaleur revient dans son corps et avec elle l’espoir, et pourtant rien ne bouge, rien ne frissonne, rien ne s’ébroue, rien ne tremble, tous semblent attendre, attendre quoi, attendre qui, figés dans un instant suspendu au peut-être… Et s’ils ne venaient pas, et si la lune s’était trompée quand, il y a quelques jours à peine, elle claironnait à qui voulait l’entendre que c’était pour ce soir et que plus rien ensuite ne serait comme avant, est-ce pour cela qu’elle se cache, évitant de passer pour une cassandre, l’inquiétude est palpable, aucun vent, aucune brise, aucun mouvement, et s’ils ne venaient pas, l’histoire prendrait une autre tournure, une autre couleur, une autre tonalité, il n’y aurait plus d’histoire, du moins plus celle-ci mais une autre, Jim ne sait pas pourquoi il est là mais ce n’est pas la première fois qu’il vient, il vient même souvent et lui sait qu’ils vont finir par apparaître, comme à chaque fois, il est dans cette histoire en train de s’écrire, et pour une fois, il est au rendez-vous, il n’est plus ce looser qui s’arrête en chemin, faisant demi-tour, trouvant mille et mille excuses pour ne pas aller plus loin car plus loin c’est dangereux, il y a la vie plus loin et avec elle l’incertitude la solitude et ça, ça le mine, ça le mine mais pas ce soir, ce soir, cette nuit, il sait qu’il est au bon endroit et qu’ils vont venir, ils viennent toujours, elles devant et lui derrière, comme si la vie d’après s’écrivait déjà dans ce présent sans joie depuis les évènements, Jim ne sait pas de quels événements il s’agit mais il sait que s’ils n’avaient pas eu lieu, ils ne seraient pas là tous les trois, tous les trois pour la dernière fois, lui derrière et elles devant, portant chacune un petit sac, l’une sur l’épaule et l’autre dans son dos, ça y est, les voilà, ils arrivent, la nuit les lâche pour un instant, un instant seulement, Jim n’aperçoit pas leurs visages, ils sont trop loin et la brume s’est levée, les entourant d’un halo protecteur, les guidant vers là où elles doivent aller, car elles s’en vont, elles partent, elles fuient, non pas l’homme, non pas l’amour de leur mari et père mais la haine, la haine d’hommes armés venus de l’est, depuis ce pays qui fut ami mais qui ne l’est plus, Jim les distingue à peine mais il entend un son qui le transperce, une plainte qui s’insinue en lui, elles pleurent, toutes les deux, lui se retient, il pleurera tout à l’heure, au retour, seul, quand elles ne pourront plus ni le voir ni l’entendre, s’il devait perdre sa fierté, montrer son âme prête à se dissoudre, il serait totalement anéanti et le petit homme à la moustache aurait gagné et ça, il ne peut pas le permettre alors il tient bon un instant encore, pour elles, pour qu’elles croient en leur chance, pas question de flancher maintenant, se tenir droit et affronter, laisser les lames le transpercer sans bouger, sans frémir, résister, dire je suis là, exister, elles se sont arrêtées, elles se retournent vers lui, il ne bouge pas, cloué au sol, s’empêchant d’avancer pour retarder le temps qui passe et qui finira par les lui enlever, mais le temps c’est mieux que la marée brune qui recouvre la France en ces temps peu glorieux de son histoire, alors il grignote la moindre minute, la moindre seconde, pour que le maintenant ne devienne pas jamais… Elles avancent vers lui, effleurant le sol de leur pas de fées évanescentes, elles le serrent dans leurs bras, elles ne s’attardent pas, d’abord la petite silhouette et puis la grande, et puis l’encre se met à couler, la grande tache noire se scinde en deux, une grande d’un côté et deux plus fines de l’autre, les gémissements se font plus intenses mais rien n’y fait, l’encre n’en finit pas de couler, l’histoire continue, la grande histoire s’est immiscée dans la petite et il faut aller de l’avant si l’on veut vivre, vivre à moitié dorénavant, les deux silhouettes se retournent une dernière fois, la grande n’a pas bougé, de même que les arbres et les autres habitants de la forêt tandis elles continuent de flotter, puis elles s’enfoncent dans les ténèbres qui les avalent, dans le ciel la lune s’est levée, sortie de sa cachette mais ce soir, elle a revêtu une apparence singulière, elle n’est pas ronde, ce soir, non, elle a épousé la forme d’une étoile, une étoile jaune, immense, dont la lumière éclaire le chemin de ces deux femmes vers un destin non encore écrit, et voyant cela, saluant le courage de leur mère à toutes, les étoiles reviennent et se joignent à elle, brillant de tous leurs feux,  Jim est ébloui, son corps s’emplit d’une douce chaleur, feu de joie au milieu de la nuit, il veut savoir où elles vont, où vont-elles, il doit leur demander, il ne sait pas pourquoi mais il sait que c’est important, alors il leur court après, il court aussi vite qu’il peut vers ce point de la forêt où elles ont disparu il y a un instant à peine, il court, il court à en perdre haleine, il entrevoit leurs ombres qui cheminent entre les arbres, il les appelle, elles se retournent, il leur sourit, un air de surprise passe sur leur visage ravagé par les larmes mais très vite elles lui font signe d’approcher, alors il s’avance vers elles, mais plus il avance et plus elles s’éloignent, la lune est gigantesque à présent, elle semble sur le point d’exploser, la plus âgée bouge les lèvres, murmure des phrases qu’il n’entend pas, elles s’éloignent de plus en plus, aspirées par la lumière de l’astre de la nuit qui les absorbe toutes entières, les dévore, et tout devient flou, le sol se fait mou, il se dérobe sous ses pieds, il s’ouvre, Jim sent une force puissante le tirer vers le bas, il essaie de se rattraper aux parois mais il n’y en a pas, il tombe, il n’en finit pas de tomber dans un trou sans fin, un puits sans fond, il se réveille en sursaut, tout frissonnant et trempé, la bouche pâteuse et les membres engourdis, abasourdi. Ce n’est pas la première fois. Encore ce rêve. Toujours le même. Encore et encore. Il est en nage. Il regarde sa montre : cinq heures du mat… Il est trop tard pour se recoucher, sa nuit est foutue et une bonne partie de sa journée avec. Il prend une douche mais le malaise ne le quitte pas, pas plus que cette sensation de froid qui lui étreint le cœur. Sa Nespresso, aussi peu réveillée que lui, lui crache son kawa avec force crachotements. Les yeux dans le vague, il rajoute une petite goutte de rhum, histoire de se remettre les idées à l’endroit. Puis il allume la télé, met sa chaîne de sport préférée et laisse défiler les images jusqu’à ce que l’encre de la nuit finisse par disparaître. Ce soir, demain ou les jours suivants, les fantômes surgiront à nouveau. Mais pour l’instant, sa télécommande les tient à distance. Et c’est tout ce qui compte.

A propos de Zoé Sultana

Zoé Sultana est un pseudonyme. Entre visible et invisible, la vagabonde de l’écriture cherche sa voix. Elle a grandi à la frontière suisse entre neige et sapins, et d’un hiver à l’autre, elle a changé de continent pour poser ses valises le temps d’une année à l’UQAM (Montréal) en Maîtrise de création littéraire. Devenue prof, dans ses instants volés à la nécessité, elle a rouvert ses carnets dans l’effervescence des ateliers d’écriture de l’université Lyon 2 et s’est enthousiasmée pour la nouvelle. L’année dernière, le hasard l’a sortie de sa poche pour la propulser au beau milieu du cycle d’été « Outils du roman » : elle a tellement aimé qu’elle remet ça cette année. La vagabonde des mots écrit pour se sentir vivante, laissant le fil des histoires se dérouler, tissant une atmosphère par ci, brodant une émotion par là. Avec l'envie de partager. Et de faire vibrer une petite corde quelque part chez l'autre. Ce serait un bon début.