Tu t’es décidé très vite. Ta vie est d’entreprise avec objectifs, ambition. Pas à pas. L’homme masculin est un conquérant, sembles tu penser. Posséder comme un bien une femme désirable même si tu ne te l’avoues pas en ces termes est un objectif de longue date que tu t’es assigné et il est temps de le réaliser…..Château Gombert près de Marseille aux alentours de 1950 : tu es introduit au sein d’une grande famille ayant toutes les apparences de la bourgeoisie catholique (à y regarder de plus près et, ce, malgré les apparences, le goût bourgeois est prédominant sur toute sorte de piété chrétienne). Prenons une villa du sud avec portail et murs blancs, jardin sec avec ifs et oliviers, soirée d’été avec soleil méditerranéen. Les visages des frères et soeurs sont beaux, bruns aux yeux noirs vifs. Tu devais rencontrer la plus âgée pour une promesse de mariage mais c’est la cadette, rayonnante qui te séduit par son sourire et sa vivacité. Elle se sait séduisante visiblement; on le lui a répété maintes fois, ce qu’on a pas fait pour la pauvre aînée, et elle en use ce qui lui donne du pouvoir sur toi. La soirée est enivrante, tout le monde semble vouloir te séduire, te regarde avec une certaine admiration; ta future belle mère use elle même de tous ces charmes pour se faire valoir et faire valoir la respectabilité et la moralité de la famille. L’alcool, la beauté de cette femme, le goût inconscient que tu as du confort et de la richesse, tout te pousse à te déclarer. Occasion inespérée que tu sens: la suite s’enchaînera vite. Tu lui diras ton amour les jours suivants avec la sensation de te jeter à l’eau. Sensation troublante car ce sera pendant une croisière de plaisance faite en méditerranée. Et vous tomberez dans les bras l’un de l’autre, enivrés l’un de l’autre, avec le mistral vous tournant autour.
Prostré sur ta chaise; peut être ta dernière ambition d’homme qui s’est effondré ce jour là. Ta croyance que tu avais la capacité de te mesurer aux autres, de rendre des coups, de tenir ta position, de ne pas céder du terrain s’est effondrée ce jour là. Tu t’es senti humilié, rabaissé dans ton estime de toi. Ta personne d’adulte responsable, de père, d’homme courageux, entreprenant, intègre: tout a été remis en question ou relativisé. Tu t’es rendu compte à cet instant de l’importance que cette personne (ce personnage que tu t’étais fabriqué) avait à tes yeux à la mesure de l’effondrement intérieur que tu as vécu. Tu a lu la pitié dans le regard de tes filles, de ta femme. Tu as fui ce regard et tu t’es enfermé dans un long silence solitaire……..La douceur et la compassion de ta femme finira par t’apprivoiser. Tu t’es demandé alors si une part de ton destin n’était pas tournée plutôt vers le féminin : tu as vécu, entouré de femmes : ta mère, ton épouse, tes 5 filles. Ta grande ambition d’homme au point mort. Il était peut être temps de devenir quelqu’un d’autre. A cette époque, tu t’es tourné vers le recueillement, la réflexion et la lecture (surtout des textes historiques). Mais tu te tins désormais éloigné de toute action entreprenante. Ce qui ne t’empêcha pas, oubliant temporairement ton sentiment d’échec, de t’affirmer comme une personne adulte responsable, père…etc..mais de façon plus rigide peut être que si ce sentiment ne t’avait pas habité………………………………………..Ce jour là, tu avais compris que quelque chose n’allait pas mais tu n’avais pas tout de suite réalisé. Arrivé chez ton ami, tu as frappé à sa porte et quand il a ouvert, tu as vu dans son regard quelque chose que tu n’avais jamais vu de ta vie. Une telle trahison dans ce regard. Ses yeux t’ont dévisagé, roulant rapidement sur toi, billes froides, calculatrices. Blizzard pour toi, comme un vent glacial qui te fouette. Tu lui demandes de te laisser entrer. Il refuse, te dit que c’est fini, que vous allez en rester là. L’effroi te paralyse. C’était ton ami de longue date en train de te rouler. Un fossé s’ouvre devant toi. Assommé, faible, déchiré, tu cries peut être. Tu demandes à récupérer ton argent maladroitement comme un petit enfant orphelin. “Non!!!”. Tu insistes ,immobile, paralysé de lourdeur. Tu pleures. Puis tu te jettes, t’arc-boutes sur lui, peut être pour le scruter de plus près, pour lui ouvrir le coeur. Bagarre, un poing t’arrive dans la figure et il est comme bienfaisant pour toi tant ton corps dans ce moment semble une chose abstraite dont tu ne mesures plus bien les dimensions. Puis la porte se ferme de façon définitive. Tu te relèves, blessé au visage. Ton corps n’est que larmes sans qu’aucune ne perle. Tu prends ta voiture et tu vas sur la plage dans le sable. C’est le début de ton enterrement.
Tu es épuisé. Tu ne veux plus parler, seulement regarder, écouter, voir les gens que tu aimes vivre, discuter, rire. La maladie s’est emparée de toi. Ton corps semble ne plus résister. La douleur est paralysante….Plus tard, tu es couché, aux extrêmes de la maladie, yeux fermés. De loin tu entends quelque chose: “j’ai hâte que papa meure…..l’agonie…trop longue”. Tu entends pleurer. “non, ne dis pas ça..”. …..Tu essayes vaguement de te lever, tu nages dans l’obscurité à la recherche d’un verre d’eau. Tu te cognes au tapis, au parquet perdant le sens de l’orientation des choses; quelqu’un allume la lumière et tu t’assois essayant de retenir tes larmes de rage qui se transforment en glace affreuse de solitude éperdue. Tu n’as jamais eu le fils à qui tu aurais aimé parler et communiquer tes sentiments, tes aspirations. Tu souhaiterais partir mourir seul au loin, loin de tes filles, de ta femme.
Uniforme pimpant, tu marches côte à côte avec ton supérieur et devant 3 soldats inférieurs en grade. La peur et l’excitation dans le ventre. Vous parlez vulgairement des femmes ce qui fortifie votre virile collaboration. Tu as la fierté de ton grade qui atténue l’angoisse. La discipline militaire t’aide aussi à canaliser ta peur le jour mais n’aide plus face à la terreur qui t’assaille la nuit. Quelques temps après prisonnier des allemands. Que vont ils faire de toi? Est-ce une armée de sauvages, de barbares? Ils sont nos ennemis, ce qui veut dire que quelque chose d’inattendu, violent pourrait arriver à tout moment. Profitant d’une relâche de leur attention, tu t’enfuis dans la rivière sur une petite barque. Tu te caches sous l’ombre des piliers d’un petit pont. Tu attends, le souffle coupé, que les bruits de voix, de pas reprennent pour traverser de l’autre côté. De cachette en cachette, herbes hautes, buissons piquants, dont le piquant est presque agréable en écho au stress. Ta patience dans ces cachettes est sans fin, début de jouissance d’une liberté qui n’a pas de prix. La nuit tombée, tu te faufiles de loin en loin à l’affut des moindres bruits. Longue marche dans le noir. L’ivresse de la liberté retrouvée qui croit. Liberté solitaire loin de l’ennemi et loin même de sa propre armée. Débuts également de tes admirations gaullistes.