#P6 Effleurer à rebrousse-poil

La lame du cutter sur la ligne noire au crayon guidée par la règle en plastique blanc. L’épaisseur du papier aquarelle qui résiste oblige le cutter à refaire le même trajet, de gauche à droite. Il faut mettre le corps debout pour peser sur la lame, mais c’est insuffisant. Il faut qu’elle morde plus profond jusqu’à la plaque métallique. Une fine bandelette blanche torsadée s’est détachée de la règle. Elle ne s’en est donc pas tirée indemne. Il aurait fallu en dénicher une en métal. Où la chercher ? En existe-t-il une dans cette maison ? Trop tard pour se poser ces questions maintenant.

L’omelette prévue pour le repas. Il faut qu’elle soit épaisse à cause du nombre de convives. Avec la spatule en bois, ouvrir des tranchées dans ce qui dans la poêle se solidifie déjà. Le liquide du dessus aussitôt vient les remplir. Procéder de même à répétitions. Je n’aime pas les omelettes baveuses. Plutôt laisser brunir le fond. Personne n’y verra rien.

La cuisson des carrés de saumon placés surgelés dans le vitaliseur. Guetter le moment où le poisson sera cuit. Il ne faut pas qu’il le soit trop. Autour de chaque bloc une étrange matière mi eau mi jus de poisson, d’une couleur plus pâle, d’une consistance plus molle s’est formée. Une sorte d’excroissance… Qui aurait envie d’avaler cela ? Tout a pourtant été mangé. Ils ont dit que le repas était délicieux.

Le corps en souffrance. Trop de jours chauds et il renâcle, soupire, s’affole, s’échoue, se rebiffe, crie son inadéquation. La pluie est annoncée pour demain avec une grosse chute des températures. Patienter encore un peu. J’ai terminé la relecture de Dora Bruder et presque fini Mes 18 exils. Ce sentiment de proximité avec l’histoire juive, où prend-il son origine ? Je m’interroge. Depuis la lecture d’Anne Frank. Toujours à buter sur le drame inscrit dans le corps de ceux qui ne l’ont même peut-être pas vécu personnellement. Les mêmes questions sans réponses et même incompréhension, comment en est-on arrivé là ?

Au marché le stand de Chapdelaine, le maraîcher bio du coin. J’y achète ses petites tomates pour leur goût, leur parfum bien sûr, pour le nom du cultivateur aussi. Nous arrivons au marché avant tout le monde et à chacun sa liste de courses. Il faut que ça aille vite. Les légumes et les œufs sur la mienne, les fruits et les pains sur la sienne. Parfois on est si tôt que les commerçants n’ont pas encore fini d’étaler. Le covid a eu raison des stands entourés de toutes parts et pour être servi il fallait rester attentif à cette idée fixe, ne pas laisser passer son tour. Maintenant partout des files d’attente structurées et on peut rêver, s’échapper ou observer, être là sans y être, ou être là totalement et bien loin de guetter son tour. Ah, c’est déjà le mien. M. Chapdelaine attend que je lui dise de quoi j’ai besoin cette semaine. Je n’en ai plus aucune idée. J’écoutais la conversation derrière moi. Vite, où est ma liste de courses.

 Les jouets étalés dans la pièce de vie toute la semaine sont remontés à l’étage. Je m’occuperai de ranger la chambre plus tard, quand il fera moins chaud. Certains ont eu plus de succès que d’autres. Il faudra que j’en tire un bilan utile pour l’année prochaine. L’aînée aime les histoires que je lui invente. Le petit trouve que je ne tourne pas les pages assez vite. Que fera celle qui n’est pas encore née ?

 Ouvrir les yeux et se lever quand on le décide. Se brosser les dents, se faire une tasse de café, chaque geste accompli dans une solitude retrouvée, bouger, parler, penser, respirer pour soi tout seul et peut-être un jour à nouveau écrire… Parce que les Tu fais quoi, Mamy ? – Je peux voir ? – Je peux faire avec toi ?Tu joues, Mamy, tu joues ? c’est fini.

À la gare, la main levée et les petits yeux attristés au moment de franchir le portique, le sac à dos rose avec la reine de neiges – et toujours mentir parce que pas le cœur de lui répondre qu’en vérité on la trouve horrible et disproportionnée, la reine des neiges – lourd de trop de cahiers à colorier à dessiner avec la trousse difficile à fermer sur tous les feutres qui ne servent pas à part les trois mêmes déjà presque secs,  le rose, le violet et le bleu turquoise, le sac à dos rose qui se retourne pour encore un geste d’au revoir avant de disparaître dans l’ascenseur et c’était court finalement on se dit, malgré avoir parfois compté les jours, les jours à tenir le coup avant ce moment.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

6 commentaires à propos de “#P6 Effleurer à rebrousse-poil”

  1. Je suis en famille, spectatrice de l’usage et de l’usure des grands-mères. Le tiraillement entre la joie des échanges avec les petits et l’envie, qui est en fait un besoin, d’avoir la paix, du temps, de l’espace. Le diktat de la cuisine 2 fois par jour pour 10… Je trouve que le biais « matièrage et géométrie  » du premier jour offre une entrée très « pittoresque » au sens premier du terme sur la suite. Et la boucle se boucle avec les questions matérielles des crayons de couleur, des mauvais outils, et esthétiques : c’est vrai qu’il est moche ce sac. Là, étant nullipare et marâtre, je me permets d’être beaucoup plus cash que toi. Je dis « Ouh que c’est laid ! » ou bien j’explique, les jours de grandes patiences ce que je trouve faible dans ce qui est proposé, j’explique l’image, les codes avec des mots tout simples et des questions. Je pense que l’esthétique (A.− Partie de la philosophie qui se propose l’étude de la sensibilité artistique et la définition de la notion de beau./ B.− Recherche de ce qui est beau.) devrait être au cœur de nos échanges avec les autres. (Dans un intéressant article publié récemment par le journal Le Monde, Bernard Stiegler dénonçait la misère symbolique dans laquelle était en train de sombrer notre société, dont la grande masse, enfermée dans des « zones » (industrielles, commerciales, rurales..), a complètement « décroché esthétiquement, […] exécrant le devenir de la société moderne et avant tout son esthétique ». Il y fustigeait notamment le conditionnement esthétique auquel, en lieu et place de l’expérience esthétique, étaient soumises les générations actuelles et appelait de ses voeux une nouvelle prise de conscience politique chez les artistes afin qu’ils prennent part à la création d’un nouveau « sentir ensemble ».

    « Je soutiens qu’il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L’abandon de la question politique par le monde de l’art est une catastrophe. Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent « s’engager « . Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l’autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l’autre dans un sentir ensemble […] » ).

  2. description si précise objective (à chair de poule) lame-ligne-règle ( comme pont ligne pan -Kandinski) et le corps qui « crie son inadéquation »

  3. Une évocation très prégnante et subtile, cette vie en suspens, l’attente de ce qui va peut-être advenir, le retour sur soi comme miracle de renaissance, passé l’âge d’être forcément aux yeux des autres… la recherche qui se trame, peut-être au détour des mets qui grésillent dans la poêle, ce détour attendu de la perception, puis tout oublié. Parce que l’enfant.