#photofictions #05 | Moi, j’ai adoré «Diabolo Menthe»

  1. « Pour une femme », Diane Kurys (1993)

Anne, à la mort de sa mère, range des objets qui lui ont appartenu dans une boîte. Elle se souvient d’une phrase que Léna lui disait à chaque fois qu’elle sortait un nouveau film: « Moi j’ai adoré « Diabolo Menthe ». Nous, spectatrices, on entend plus que cette phrase. On entend Anne lui répondre en silence. Calmer la dispute qu’elles n’ont pas eu. Anne seulement agacée, ne pouvant pas aller plus loin. Léna, anticipant sa gêne, surplombant sa réserve habituelle, lançant son commentaire à vif sans se soucier de la ménager, de libérer un espace neutre entre elles. On entend Anne chercher à l’entendre à nouveau. Même avec son excès, sa présence toujours en trop. Léna sortie du jeu désormais, en présence faible, audible par la seule voix de mémoire, au creux de l’oreille d’Anne qui en reformule les timbres, les hauteurs et les rythmes. Et se faisant, l’apaise en elle. La dispute est close. « À chacun de mes films elle me disait « Moi j’ai adoré « Diabolo Menthe ». Ça m’exaspérait. J’avais pas encore compris qu’elle m’indiquait un chemin. »

2. « Diabolo Menthe », Diane Kurys (1977)

« Anne » a 12 ans dans ce film tourné en 1976 qui convoque l’année 1963 au cours de laquelle elle et sa soeur Frédérique sont élèves au collège-lycée J. Ferry. Le nom de l’établissement : trois groupes de cinq lettres capitales LYCEE, JULES et FERRY gravés avec minutie dans le fronton d’entrée en pierre calcaire au dessus de la porte est identique dans le décor du film, sur le lieu du tournage et dans la rue aujourd’hui. La façade dessinée par les lits de rectangles de brique, le quadrillage grisé de la jointure de ciment sont tels qu’à l’origine. Mais cet âge dans l’époque, l’époque dans ce lycée, ce lycée dans les 12 ans d’Anne, 77 boulevard de Clichy, du lundi au samedi, trente ans les déplacent jusqu’ici, dans ce film de 1993. Dans un nouveau scénario cette fois-ci « Anne » s’efface, se retranche. Anne tape en s’appliquant, sur une machine à écrire d’époque dont on entend le cliquetis de chaque bras métallique levé pour aller frapper sur le rouleau de papier. Elle écrit le scénario de son prochain film. Elle écrit la vie de Léna. Elle se souvient qu’elle lui disait à chaque sortie d’un nouveau film la même remarque. Nous sommes dans les premières minutes du film. « Pour une femme » commence.

3. S’entremêler

Quand « Diabolo Menthe » est sorti en salles en 1977, j’avais un an. Ma mère 31. L’adolescence d’Anne et sa sœur Frédérique (Weber) (interprétées par Éléonore Klarwein et Odile Michel) au collège-lycée Jules Ferry 77 boulevard de Clichy dans les années 60, est aussi celle de mère. Pas seulement parce qu’il s’agit d’un film générationnel. Elle y était lycéenne, croisant Diane K et sa soeur. dans la cour, les couloirs. Je ne me souviens pas qu’elles aient partagé la même classe. Il m’est arrivé de penser parfois que ma mère lui avait écrit pendant pour lui raconter certains épisodes de sa vie d’adulte, ce qui lui était arrivé après le lycée. J’ai entendu certaines répliques du film comme une réponse à une question intime que je me posais. Comme si elles m’indiquaient un chemin…

Anne a fini par accepter l’engouement excessif de Léna pour son film. Léna aimait mon audace, a-t-elle pensé. J’ai filmé contre les vielles disciplines scolaires qui ceinturaient nos adolescences comme d’autres plus strictes encore avaient ceinturé la sienne. Mon refus la confortait dans un choix qu’elle n’avait pas fait elle. Elle n’avait jamais rompu avec un monde. Léna témoignait, toujours avec autant de conviction, en exagérant, son enthousiasme pour ce premier film. Elle saluait mon audace, je ne la connaissais pas encore vraiment. Ni mon audace, ni Léna. Anne écrit les premières lignes du scénario de son prochain film. Elle éclaircit ce mystère. D’où Léna l’admire-t-elle ? Que cache-t-elle ? Nous, spectateur, à cette minute du film, nous savons seulement qu’Anne et Léna émergent de la vie de Diane Kurys dans un double d’elle-même et de celui de sa mère. Nous savons aussi que dans « Diabolo Menthe », Diane raconte la vie d’Anne, 36 ans plus tôt. Qu’on retrouve Anne dans « Pour une femme ». Que le personnage d’Anne dans « Pour une femme » est réalisatrice de cinéma. Et qu’elle commence l’écriture d’un scénario pour nous parler de la vie de sa mère.

PHOTOFICTIONS#5_ANNE SAVELLI DECOR LAFAYETTE WILLIAM KLEIN SIMONE SIGNORET DOCUMENTAIRE – MISE EN ABYME D’UN FILM – DU LANGAGE QUI NOUS RACONTE UN FILM (ON N’EST PAS OBLIGE DE L’AVOIR VU – « QU’EST-CE QUI POUSSE LES HOMMES A SE REPRESENTER EUX-MËMES (ARISTOTE) – UNE ENQUETE – UN REPORTAGE – METTRE SUR LA TABLE DE DISSECTION NOTRE STATUT D’AUTEUR – METTRE A NU – PARTIR DANS L’ENQUETE

https://www.patreon.com/francoisbon/posts?filters[tag]=ateliers

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

10 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Moi, j’ai adoré «Diabolo Menthe»”

  1. J’avoue que la consigne me perd autant dans l’écriture (la mienne) que dans la lecture (des autres). Restent le défilement des mots, des idées, des histoires qui me transportent dans ton texte, m’emmènent sur des sentiers si peu explorés. Merci Nolwenn pour ce moment.

    • Merci Jean-Luc.
      Les consignes de mises en abymes avec mise en abyme (un documentaire passé au tamis de la page pour en faire un récit) sont des millefeuilles !
      C’est aussi assez plaisant pour jouer des possibilités du récit.comme un trompe l’oeil. Pour rester dans le vocabulaire du décor !
      Je vais ajouter une petite introduction. Car mon but n’est pas de perdre totalement le/la lecteur/rice.

    • Merci d’être passé me lire, Perle. Je passe à mon tour.
      Il y a probablement une chose qui n’est pas suffisamment aboutie dans mon texte : qu’il soit autonome sans avoir vu ces deux films de Diane Kurys.
      Le deuxième film « Pour une femme » reprend le personnage du premier à la mort de sa mère. Je commence mon texte avec les premières minutes du film où dans une réplique du personnage principal (elle est réalisatrice – c’est Diane Kurys sans être tout à fait elle) est rapporté le premier film de Diane Kurys : Diabolo Menthe.
      Fiction et biographie s’interfèrent à merveille, je trouve.

  2. je garde ton mot « table de dissection » prononcé dans le post-texte qui ressemble un peu à un pense bête… les mots importants
    et je retiens aussi MISE A NU
    merci Nolwenn pour avoir fouillé ce lieu où s’entremêlent les trajectoires

  3. As-tu modifié quelque chose, Nolwenn ? Il est vrai que j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour lire, pour comprendre, pour suivre. Et j’ai vraiment beaucoup aimé. Ce que tu dis « Anne seulement agacée, ne pouvant pas aller plus loin. Léna, anticipant sa gêne, surplombant sa réserve habituelle, lançant son commentaire à vif sans se soucier de la ménager, de libérer un espace neutre entre elles. On entend Anne chercher à l’entendre à nouveau. Même avec son excès, sa présence toujours en trop. Léna sortie du jeu désormais, en présence faible, audible par la seule voix de mémoire, au creux de l’oreille d’Anne qui en reformule les timbres, les hauteurs et les rythmes » est si bien exprimé. Merci.

    • Anne, j’ai modifié ma 1ère version oui. Ajouté des numéros et des titres, ainsi que quelques précisions pour qu’on fasse mieux la distinction entre les deux films et qu’on suivre de quoi ils parlent. J’avais trop de flottement.