#rectoverso #02 | Accidents

RECTO

à ce stade de la nuit, j’en ai presque fini du dossier que j’ai rapporté du travail. Ils ont encore réduit l’équipe cette année. Il faut que je les prévienne que le rythme devient insoutenable. C’est ce que je me dis depuis plusieurs années, mais on finit par s’habituer. Enfin, c’est fait. J’ai faim. Je ferme mon ordinateur et vais ouvrir le frigo, mais j’ai oublié de faire les courses. Bon, j’enfile mes chaussures et dévale les escaliers. Le dépanneur est plus bas dans la rue. Je dis dépanneur parce que j’ai passé quelques temps à Montréal. Ça me manque, mais j’essaye de ne pas trop y penser. Je traverse la rue et m’engouffre dans le magasin. Samir est là, on se salue de loin. Les lumières des rayonnages m’éblouissent. Je m’enfonce plus loin, vers les surgelés. Va pour la poêlée de légumes. Les cristaux de glace tombent sur mes chaussures en une petite poudre qui disparaît et assombrit le tissus. Je paye et sors. Au moment de traverser, une trottinette me fonce dessus. Je ne l’ai pas entendue arriver. Le conducteur fais un écart, il tombe de côté et sa trottinette me fauche. Il roule loin, très loin. Une mare rouge. Je vois Samir qui accourt vers lui. Moi aussi je saigne, les lampadaires jaunissent le dessous des feuilles.

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à ce stade de la nuit, les quarantenaires sortent en boite, je les attends à la sortie. Un homme et je suppose sa femme montent à l’arrière. « Bonsoir, 31 rue de Rivoli s’il-vous-plaît. » Je connais bien la route. Ils ont l’air fatigués à l’arrière, je vois leurs visages bleuis par la lumière de leurs téléphones. Je débouche sur le boulevard des Minimes. Feu rouge, j’attends. Dans le retro, plus haut, un homme en empoigne un autre à terre. Encore une bagarre. Je démarre au vert, prend à droite au niveau de la bibliothèque, zigzag entre des voitures stationnées. « Nous sommes arrivés, ça fera 13,35€. » L’homme s’était endormi, sa femme le regarde, attendant qu’il paye. Ils sortent et s’enfoncent dans l’entrée d’un petit immeuble résidentiel.

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à ce stade de la nuit, je suis à la soixantième minute de la rediffusion PSG-OM, je n’avais pas pu le voir en direct parce que j’étais allé accompagner ma mère à l’hôpital. Il y aura très peu de clients, nous sommes mardi. Il fait froid à cause du rayon surgelés, le réglage glace est trop fort, mais seulement mon père maitrise la machine. Je sirote une cannette de Seven-Up et jette quelques coups d’œil dans la rue. Je la vois mal, les lumières se réfléchissent trop dans la fenêtre, seulement des barres obliques me parviennent, ainsi qu’une branche. Tiens, un client. Il me dit bonsoir, c’est assez rare. Je lui fais un signe de la main. Je me replonge dans mon match. Il revient avec un paquet de surgelés. Il ne mange que ça ? Ça me gèle la main, je le scanne rapidement. Je l’observe tandis qu’il s’en va. Il est maigre. Je le vois s’enfoncer dans les reflets blancs-obliques, c’est une couleur à part. Un trait de phare rouge le traverse, avec lui les reflets. Je cours dehors et vois un jeune homme étalé par terre. Je m’approche, il ne bouge pas. Je tente de le retourner mais ma main froide glisse sur sa veste maculée de sang, il retombe en un bruit sourd.

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à ce stade de la nuit, le poste commence à sonner, c’est le moment fameux où on doit aller chercher les mecs qui se se font casser la gueule. On n’y échappe pas: le Talkie-walkie grésille « 86 boulevard des Minimes. Deux hommes. L’un sonné, l’autre inconscient, perd de grosses quantités de sang. Il est toujours sur la route. Deux hommes s’en occupent pour l’instant. Ils l’ont mit en PLS ». J’attends que Romain revienne de sa pause clope. Il accourt, je démarre avec les gyrophares. Peu de circulation. Romain me donne une barre chocolatée qu’il a achetée au distributeur. « Je t’en devais une. »

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à ce stade de la nuit, ma fiancée dort paisiblement. Je vois son torse s’élever au rythme de ses respirations, un ray de lumière jaune s’étale sur elle. Un téton point, puis disparaît. Je l’aime. Un bruit sourd dans la rue la réveille. Je la prends dans mes bras et lui embrasse le front, elle se rendort.

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à ce stade de la nuit, Ficelle gratte à la porte, elle veut sortir. Je prends la laisse et la fait entrer dans l’ascenseur. Elle sent chaque tilleul pour choisir le bon. Cette fois ça prend plus de temps que d’habitude, mais ça ne me dérange pas du tout, l’air est très agréable. On finit par traverser la route, pour aller sentir les tilleuls d’en face. Ficelle trouve un vieux chiffon, je la gronde pour qu’elle le lâche, mais rien n’y fait… Plus bas dans la rue, un homme est assis par terre. Je continue faisant mine de ne pas l’avoir vu, on voit des gens bizarres la nuit. Mais plus bas, un autre est allongé et un homme se penche sur lui. Je m’approche. Il est en sang. Je demande « Que s’est-il passé ? » L’homme me répond « Accident de trottinette. », en me pointant l’engin cabossé. À deux, nous mettons le blessé en PLS, j’appelle les pompiers. Ficelle urine sur la trottinette en me regardant.

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à ce stade de la nuit, il n’y a plus que le bus nocturne qui passe. Je sors de chez mon amie. J’ai un peu peur car j’ai mis une jupe. J’attends à l’arrêt avec mes écouteurs en fumant ma cigarette électronique. Un homme me voit de l’autre côté de la rue, j’ai peur qu’il traverse. Il est jeune et à l’air perdu. Il s’arrête et me regarde. Je pense qu’il sent que j’ai peur. Je fais semblant de téléphoner à quelqu’un. En détournant le regard, je vois le bus arriver, ouf. Je monte et m’assois au fond. L’homme n’est pas monté. Je serai arrivée dans 7 arrêts. Je regarde les lampadaires défiler. Au moment de tourner sur le grand boulevard, le bus s’arrête. L’arrêt dure longtemps, un peu trop. J’avance pour regarder: un camion de pompier bloque le passage. On contourne par les rues adjacentes. Je retourne m’assoir en marmonnant les paroles de la chanson qui passe.

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à ce stade de la nuit, je dois aller chercher une trottinette pour rentrer chez moi, la ligne nocturne n’y passe pas. Je cherche sur l’application. Elle m’indique la rue suivante, j’en trouve une. Je me connecte et le moteur s’allume. Je traverse la petite rue et arrive sur l’axe principal. Il n’y a personne. C’est très agréable de conduire au milieu de cette grande route, l’air me prend aux narines et m’enivre. J’accélère. La vitesse m’excite. Dire que le monde se déplace si vite autour de moi et que je bouge pareillement en ligne droite, lancé dans le vide. Je ne sens plus mon corps.

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à ce stade de la nuit, je commence sérieusement à m’inquiéter. Bastien était sensé arriver il y a une heure. J’angoisse. En fais-je trop ? Ne devrais-je pas aller me coucher ? Je coupe la télé, je regarde une dernière fois mon téléphone en espérant avoir loupé un appel ou un message: rien. Je vais réveiller mon mari. « Il va bien arriver. » Il se recouche. C’est son beau-père, il s’inquiète moins que moi…

VERSO

J’attends le train en gare de Pavia, il commence à faire sérieusement chaud. Je lis du Zola, projet neuf de parcourir les Rougon-Macquart. Le train arrive, je me trouve une place à côté de la climatisation. Je préviens Timothée que j’arriverai vers 18h à la Scala. On va voir le troisième acte du Nibelung: Siegfried. C’est un ami d’un de ses profs de l’ENS qui nous trouve des places gratuites. Le train cahote et arrive finalement. Je m’extirpe du wagon et me dirige lentement vers le centre-ville. Il y a déjà beaucoup de touristes devant le duomo. Je le regarde un peu, quelques pigeons nous regardent là-haut. Je retrouve Timothée devant la Scala, avec deux glacières. « Alors Rome ? » Il me répondit en me tendant un morceau de fromage qu’il avait ramené. « Goûte-moi ça ! » Les vigiles pompeusement habillés n’ont pas l’air d’apprécier la dégustation improvisée. Ils s’approchent de nous. Timothée parle mieux l’italien que moi, il montre nos billets. D’un air déçu, les vigiles s’éloignent. On s’engouffre à l’intérieur, puis on monte 4 étages en nous voyant dans les miroirs un peu plus suant à chaque fois. Au deuxième, un couple se prenait en photo, on avait l’air de les déranger avec nos look de campeurs danois. On finit par s’installer dans la loge, je retrouve le même décor qu’il y a deux semaines, quand mes parents étaient venus me voir, on en avait profité pour visiter quelques monuments. Il sort deux focacci aux aubergines ainsi qu’une grande grappe de raisin blanc. On mangera le fromage après. Le spectacle commence, il dure 4 heures.

BRAVO ! C’est la fin, les acteurs étaient très bon, la technique surtout, avec des décors grandioses. On sort, il fait nuit. On remonte à la prochaine gare, en espérant trouver un train. On fume, on parle de connaissances faites pendant des conférences. Il me raconte un peu plus son voyage, notamment un homme qui l’a convaincu de lire Yourcenar. On trouve finalement un train stationné quai 19. Beaucoup de jeunes gens à l’intérieur, il me montre les bouteilles qu’il a ramené de là-bas. On s’organise un pique-nique demain midi sur la pelouse du laboratoire. Le train arrive, on descend. On se serre la main, je remonte de l’autre côté du passage souterrain et commence les quelques quarante minutes de marches pour arriver à mon Collegio. J’ai le temps de m’y faire dévorer par les moustiques mais j’ai l’esprit plus libre que dans les rues bouillantes de Milan.

A propos de Arthur Mazeyrat

Étudiant en mathématiques appliquées à Angers puis Grenoble et maintenant Tours. Amoureux de la littérature, j'aime à remuer les textes. Ici pour explorer la technique auprès d'une communauté expérimentée.

10 commentaires à propos de “#rectoverso #02 | Accidents”

    • Oui, j’aurais en plus aimé résoudre une enquête par les vues multiples, qu’un enquêteur aurait été bien incapable de saisir…

  1. Récit en puzzle, tout en sensations, sans glisser dans le sensationnel : précieux ! Merci pour la balade

    • Oui un puzzle dont j’ai essayé de mélanger les pièces et qui permettraient d’apercevoir un tout une fois lues. Merci.

  2. Merci pour cet univers, on dirait que commence un roman avec de multiples pistes qui se croisent (ou pas) et des personnages d’emblée attachants. On a envie que l’écriture de ce texte se poursuive! Est-ce-que ce sera le cas??

    • Merci Valérie. J’y songe… J’attends aussi les prochains exercices, d’autres idées solides pourraient alors émerger et se combiner !