à ce stade de la soirée, aucun des invités n’aurait prédit qu’un orage éclaterait. Ils ne sentaient pas le vent qui, par intermittence, faisait frémir les feuilles fines et molles du catalpa, frissonner les rameaux aériens de l’acacia, qui parcourait le chèvrefeuille, tout occupés qu’ils étaient à discourir, à profiter, à se montrer. La lumière s’évanouissait du ciel, la nappe du buffet semblait encore plus blanche sur le carré d’herbe qui perdait ses couleurs. Verres à la main, rouge aux lèvres, chaussures de cuir, robes choisies, chemises de prix, cols de vestes et décolletés d’où les effluves des eaux de toilette ne s’étaient pas encore évaporés, ils se groupaient dans ce seul espace libre au centre du jardin du musée Delacroix, l’occupant tout entier, certains plus stratégiquement positionnés à portée des petits fours, d’autres se déplaçant pas à pas, de côté, avec une tactique qui évoquait la tortue, vers un interlocuteur dont ils pourraient avoir avantage à se faire remarquer. Les voix restaient à une hauteur convenue. Quelques rires s’élevaient, vite redescendus. On se faisait resservir à boire avec retenue. De rares convives entreprenaient des apartés dans les petites allées qui entouraient l’acacia. Ils étaient gênés dans leur déplacement par les carrés de buis et d’ophiopogon ceinturant des massifs peu entretenus, surtout quand il s’agissait de croiser quelque solitaire, timide ayant besoin de prendre une ample respiration avant de s’élancer dans la mêlée, ou employé qui, sans être rebelle, désirait déjà s’extirper de ce rite d’entreprise qui le mettait mal-à-l’aise. Sans doute n’y avait-il aucun amateur de botanique parmi eux.
à ce stade de la nuit, le brouhaha gagnait en épaisseur, les parfums étaient plus lourds et les bouches plus pâteuses. Rien ne bougeait dans l’air. Moins compacte, la compagnie s’effrangeait sur les bords en petits groupes satellites où les répliques étaient plus appuyées et les blagues plus grasses. La sueur perlait. Les serveurs remportaient des assiettes souillées, rapportaient, bien présentées, des douceurs sucrées, en lentes allées et venues. Le directeur s’épongeait le front d’un air satisfait, passant d’une discussion à l’autre surtout sans vouloir s’immiscer, mais que sa seule présence interrompait de fait – on lui adressait de larges sourires forcés. Il lorgnait sur le banc circulaire qui ceignait le tronc d’un catalpa sans oser aller s’y poser un instant, pensant qu’à rester debout, il mériterait plus le respect qui lui était dû.
Coralie était remontée dans l’atelier. La conférencière s’était éclipsée, ce qui la soulageait. Il n’y avait qu’une gardienne qu’elle avait tiré de sa somnolence, et qui la couvait du regard depuis sa chaise, après l’avoir accompagnée, à bonne distance mais en donnant tous les signes de vigilance, lorsque Coralie avait d’abord refait le tour de la salle, jetant un coup d’œil distrait aux tableaux, pour se donner contenance. Maintenant, elle regardait par la fenêtre. Elle chercha le couple de collègues qu’elle avait croisés sur l’escalier extérieur. Jeunes mariés, c’était les seuls qui se permettaient de se tenir ostensiblement à l’écart, les doigts entrelacés, les yeux délavés par la mièvrerie de leur condition. On les laissait se le permettre, mais les regards qu’on coulait vers eux étaient autant de creusets où se fabriquaient les remarques mauvaises dont ils seraient l’objet, et parfois les destinataires, dans les semaines à venir. Elle eut plus de mal à repérer Maxime, coiffé net et vêtu comme les autres d’un costume d’été un peu moins sombre qu’en hiver, d’une chemise claire. Sur le bord du groupe dominant, il pouvait laisser croire qu’il ne s’en éloignait pas de sa propre volonté, qu’il aspirait même à s’y intégrer, bien qu’il ne prît pas la parole. Il tournait la tête une fois de temps en temps, d’un côté à la fois, mais peu à peu de tous côtés – à sa recherche à elle sans doute.
à ce stade de la nuit, le groupe justement, cette fraction majoritaire de l’assemblée, se reconfigura comme un seul homme en un cercle presque fermé, l’attention de tous happée soudain par un échange qui opposa d’un côté la directrice adjointe – talons, robe classique et fluide, mèches dont la souplesse était travaillée sur la nuque, visage rigide – et son bras droit, de l’autre un employé lambda, que Coralie croisait parfois sur le chemin de l’imprimante, dont elle ignorait le nom. De son poste en hauteur et derrière la fenêtre, elle ne pouvait saisir ce qui se disait, mais elle constata très vite qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une opposition : c’était une bouche fardée qui s’abaissait en invectives gratuites, avec un éclair de triomphe facile sur le visage, c’était une deuxième bouche qui arborait une moue approbative à l’égard de sa patronne. C’était un troisième visage dont tous les efforts tendaient à garder sa contenance. L’adjointe de direction était allée retravailler son maquillage, l’impeccabilité de son apparence, peut-être plusieurs fois dans la soirée. L’employé avait le front en partie dégarni ; la transpiration y collait une mèche ; l’étoffe de sa chemise commençait à se froisser. Les quelques mots qu’il prononça avec peine à l’issue du court sermon qui l’accablait, lui donnèrent un air encore plus lamentable. Puis la fixité induite par la tension se relâcha et la société présente se recomposa en petits groupes, alla se faire resservir un rafraîchissement, commenta peut-être, avec de petits ricanements, ce qui venait de se produire. L’événement n’en était pas un : malgré le charme du lieu, malgré le jardin encaissé au bas des façades sur cour d’immeubles tout parisiens, malgré la façade blanche empreinte de classicisme de l’atelier d’un grand peintre romantique, malgré ce jardin auquel le feuillage fourni des arbres assurait un certain secret – on leur avait d’ailleurs vanté le lieu comme « insolite », malgré le champagne et les petits fours, malgré tout cela, le schéma de l’entreprise s’imposait ce soir comme toujours. Une fois la couleuvre avalée, l’employé reprit sa place parmi les autres. Un collègue condescendant vint lui donner une tape amicale sur l’épaule, et ce signe de compassion ajouta à l’humiliation.
à ce stade de la nuit, l’orage avait fait voler une flûte en éclat sur les graviers. Le traiteur et ses aides, déjà trempés, ramenaient les seaux à glace, les derniers plateaux. Les nappes se prenaient pour des voiles, rêvant de s’envoler. Les invités surpris par l’ondée s’étaient pressés dans l’escalier, s’imprégnant encore d’humidité en se cognant les uns aux autres. La brusquerie du vent plaquait le chèvrefeuille au mur, bousculait les rameaux du sapin, de l’acacia, du figuier et du catalpa, poussait les tiges des agapanthes, balançant leur tête ronde, soulevait des odeurs de terre. Les gardiens un peu affolés avaient dirigé tout le monde vers le porche d’entrée de la cour, car ils devaient veiller sur les œuvres et sur les parquets. Désespérant de devoir attendre sans espérer sécher sous une arche de pierre ouverte aux bourrasque et à la pluie, ou de fuir sous l’orage sans prendre congé, ils papillonnaient. L’agitation des éléments faisait déguerpir tout le quant-à-soi.
C’en était fini de tout ce cinéma.
que j’ai aimé ton texte Laure ! tout ce parallèle étouffant entre l’orage qui n’éclate pas encore et les tensions sous-jacente de cette micro société de l’entreprise ; des apparences dans ce qu’on devine d’une soirée mondaine… quand enfin tout est mouillé on est bien, les imaginant là, trempés sous la pluie
Merci Line de ce retour qui fait très plaisir !
l’orage qui gronde comme l’écho d’un désordre intérieur, à la fois cruel et subtil.
merci Caroline, j’ai passé un peu de temps dessus, je n’ai pas eu le temps encore de lire les autres textes.
« corporate » !!! (tellement) (bravo !)
Merci beaucoup Piero !
ah les dynamiques de groupe dans les pince-fesses d’entreprise! C’est tellement bien envoyé tout ça… et on est soulagé que l’orage éclate
oui mais je me demande encore ce qui se passe ensuite… Merci pour ta lecture Catherine
malaise et mal-être décrits avec poésie… belle peinture de la nature humaine quand elle se met en « grappe » forcée…merci!
merci pour le mot « peinture », ce n’était pas conscient quand j’ai écrit ce texte, mais après tout il se passe chez un peintre.