#rectoverso #8 | Scène de la vie de province – La jeune mariée

Alain
Depuis que Philippe Rancillac est arrivé au collège, nous nous demandons à quoi elle ressemble, sa femme fatale. Il n’a pas fait mystère de la raison de sa mutation ici, à huit cents kilomètres de chez lui. Il nous a tout raconté, lors de la réunion syndicale en salle des profs. Qu’il avait besoin du syndicat, mais qu’il pensait de toute manière ne pas rester longtemps ici, qu’il comptait sur l’aide de son député. Pas n’importe qui, son député, d’ailleurs. Un jeune loup politique de droite, un qui monte, c’est sûr. De là à croire qu’il va annuler sa mut… ça nous a fait sourire. Parce que s’il est là, c’est pour avoir épousé une de ses élèves, une fille qui était en première. Il doit avoir le double de son âge (je sais qu’il a trente-deux ans, puisque c’est sur sa fiche d’adhésion au syndicat) et si nous avons bien compris, il l’a épousé surtout parce que le scandale a éclaté quand leur liaison a été connue de tout le lycée.
Sur la route qui nous ramène à R***, la ville voisine, Hervé a profité de ce qu’on était entre hommes pour fantasmer à voix haute.  Tu images ça, une petite en chaussettes blanches, mini-jupe plissée écossaise, culotte petit-bateau en coton blanc… et, dis, tu crois qu’elle a un sexe de petite fille, sans poils ? tu vois ça, une fente entre deux lèvres roses, avec juste un peu de duvet ? J’ai dit à Hervé de se calmer, que perso, je préfère une touffe de noir jésus qui ruisselle dans son berceau, comme chante Léo, et qu’il y a quand même un gros problème de déontologie, là… C’est un peu compliqué de le défendre, le Rancillac. Oui, je sais, Gabrielle Russier, mourir d’aimer, liberté… écoute, on va le laisser se débrouiller avec son député influent. Et puis, qui te dit que c’est une fillette ? Elle était en première, ça lui faisait quoi… dix-sept, dix-huit ans, si ça se trouve, elle était très mûre pour son âge. Marc invite tout le monde à une soirée chez lui samedi. Ils sont invités, bien sûr, on verra à quoi elle ressemble.
Alors, elle est… comment dire ? ordinaire… tout à fait quelconque. Mince, plate, pas beaucoup de fesses, pas de seins ou si peu, elle devrait plaire à Hervé. Teint pâle, presque maladif. Des cheveux châtains clairs, qui lui arrivent aux épaules, pas coiffés. Habillée de beige terne, une couleur qui ne lui va pas. Aucun sex-appeal. Comment peut-on faire des folies pour une fille comme ça ? Au moins, elle a un joli prénom, Béatrice. Un prénom de jeune vierge aimée d’un poète. Ou d’un romancier… La première fois qu’il vit Béatrice, il la trouva franchement laide… c’est peut-être son prénom qui l’a fait craquer. Après tout, c’est un prof de lettres. Moi aussi je suis prof de lettres, mais ce n’est pas pour autant que je ferais des folies pour elle.
On s’est retrouvés dans la cuisine, assis autour de la table à éplucher des oignons pour la soupe de fin de soirée. Elle n’a pas participé à la discussion pourtant animée sur le départ de Bretécher et Gotlib de Pilote pour l’Écho des savanes, à croire qu’elle n’en a jamais entendu parler, et n’a ouvert la bouche que pour demander un couteau… Pourtant, elle a quelque chose. Ses mains. Une façon de relever ses cheveux. Et son regard. Quand elle lève les yeux vers vous, on a l’impression d’être transpercé. Peut-être pas si idiote qu’elle en a l’air.

Béatrice
Je ne supporte plus leur façon de m’envisager, comme une bête curieuse. Celle par qui le scandale arrive. L’autre jour avec Philippe on a été à une soirée chez un des ses collègues. Il y en avait un qui me détaillait, me déshabillait du regard, comme s’il me pesait, me notait. C’est à peine s’il m’a adressé la parole. Pas plus mal, parce que son copain, lui, il m’a dit que je devrais mettre une petite jupe plissée et des chaussettes blanches. Obsédé. Mais qu’est-ce qu’il croit ? Quant aux filles… elles me regardent de haut, comme si j’étais leur élève. Je n’ai pas compris grand-chose à leurs conversations et à leurs plaisanteries. Ils écoutent des groupes de pop que je ne connais pas, discutent de leurs concerts. Ils m’ont regardé d’un air apitoyé quand j’ai dit que j’aimais bien Claude François. Et alors ? c’est un super chanteur, tout le monde connaît ses chansons et les fredonne! pas comme ce Clapton dont je n’avais jamais entendu parler… et un super danseur aussi ! j’aurais dû lui dire, à Monsieur Air Supérieur, parce que lui et ses potes, question danse, ils sont nuls. Philippe, lui, il a passé la soirée à discuter et à plaisanter avec eux. Il a raconté notre histoire, il parle tellement bien, mais un peu comme si je n’étais pas là, comme s’il m’avait oubliée. J’en ai pleuré, après, la nuit. Philippe dormait, il ne s’en est pas aperçu.
Ici, je ne connais personne. Mes copines du lycée, elles sont loin. Déjà, elles ne me parlaient plus beaucoup, quand j’ai commencé à sortir avec Philippe. Si on était restés à Angoulême, j’aurais pu les inviter à prendre le thé l’après-midi chez Philippe. Il a un bel appartement, à Angoulême. Pas comme ce HLM où on loge maintenant. J’aurais pu les épater, les copines. Dire que je n’ai même pas pu les inviter à mon mariage, qui s’est fait un peu à la sauvette. Moi, j’aurais bien aimé une vraie cérémonie, avec beaucoup d’invités, j’aurais eu une belle robe et on aurait fait la fête et dansé, comme au mariage de ma cousine Geneviève. Mais Philippe a dit que c’était un truc de bourgeois, une convention, qu’on n’avait pas assez pour claquer de l’argent là-dedans et que, vu les circonstances, il valait mieux se marier à la mairie avec juste nos témoins. Et puis il a été muté ici, dans cette petite ville du Nord, à peine une ville, où je m’ennuie, je m’ennuie…
Philippe m’a dit de lire. Que ça ne me ferait pas de mal. C’est vrai, je n’ai pas fini mes études et pas passé mon bac, du coup. Je n’étais pas mauvaise élève pourtant, et même plutôt bonne en français. Alors, j’ai pris un roman dans ses livres. A cause du titre. Parce que le Balzac, je n’en ai pas un très bon souvenir. On avait lu Eugénie Grandet en troisième avec Mlle Hérondelle. Des pages et des pages de descriptions, quel ennui !  Mais là, le titre m’a tiré l’œil : Illusions perdues. C’est fait pour moi : ça se passe à Angoulême…  et puis des illusions perdues… Je ne suis pas si idiote qu’ils ont l’air de le croire. Je me rends bien compte que je ne vis pas vraiment le conte de fées auquel je croyais encore il y a un an.

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

9 commentaires à propos de “#rectoverso #8 | Scène de la vie de province – La jeune mariée”

  1. La première partie fait un peu peur, on a envie de donner des baffes.. La seconde rassure (on a pas envie de rester sur l’image d’un monstre), mais reste malgré tout édifiante.

  2. Après relecture (trois fois !) et réflexion : sur cette corde raide, a-t-on échappé au pire ? La question pour moi reste entière. Je repasserai donc dans quelques jours, juste pour prendre la mesure de la force cachée des mots. Remarquable !

    • Merci beaucoup Serge, pour vos lectures et votre remarque. Pour l’instant, je sais que le pire est possible, je ne sais pas encore si on y échappera. A suivre…