Rendez-vous

Habit du dimanche ou pas
C’est vraiment le type de situation où la question est difficile à trancher
Soixante ans, il pouvait être classique, cadre bancaire ou adhérent des Amis de Questions Pour Un Champion, sa femme est possiblement professeur de grec ancien, l’avis dans le journal mentionne ses parents, il y aura sans doute tout un groupe d’octogénaires tirés à quatre épingles, ne pas être en costume risque de choquer l’assistance et de faire converger tous les regards sur lui. Et il préfère passer inaperçu pour observer tranquillement.
Mais soixante ans aujourd’hui, ça veut dire qu’il avait dix-sept ans à la sortie de Never mind the bollocks, il a dû zigzaguer dans les eighties entre sexe, drogue et rock and roll, si ça se trouve il n’est jamais sorti de ces années-là, gérant d’un bar musical ou agent de quai qui laisse dépasser sa nuque longue sous la casquette SNCF, ses amis sont comme lui, et là c’est un costard qui le rendrait visible comme le nez au milieu du visage.
Habit du dimanche ou pas
Dans le doute, il choisit son costume noir cintré dont il ne boutonne pas la veste et une chemise rayée sans cravate, une tenue qui permet de passer inaperçu en toutes circonstances.
Il fait chaud en ce début du mois de juin, il transpire déjà en arrivant devant le grand portail, mais il choisit de ne pas s’assoir sur un banc à l’ombre des cyprès pour attendre que le cortège arrive. L’annonce précisait dernier hommage au crématorium Saint Pierre à 14h30. Il est en avance, et même si les allées sont en plein cagnard à cette heure-ci, il ne résiste pas au plaisir de la balade entre les tombes jusqu’à l’autre bout du cimetière, en faisant moult détours pour aller saluer ses défunts.
S’il n’ose pas trop s’approcher de ce brave Monsieur Lains, craignant le déranger pendant son baiser à feue son épouse,

Il s’arrête longuement pour discuter avec Ray Grassi, sautillant d’un pied sur l’autre, le taquinant comme à chaque fois qu’il le voit quand tu veux je te prends, tu dois être tellement rouillé maintenant puis lui tapotant la joue en s’excusant de cette mauvaise blague mais non Ray je te charrie je suis sûr que même soixante-dix ans après tu mettrais KO n’importe qui si tu te réveillais


et pour se faire pardonner, il lui récite à voix haute les deux vers que sa maman a fait graver sous sa statue grandeur nature si sur le ring, la destinée amère a voulu, beau champion, que tu tombes au combat, saches que pour toujours dans le cœur de ta mère on entendra le tien qui bat.
Après avoir salué Edmond (Rostand), Vincent (Scotto), Antonin (Artaud), il accélère le pas pour ne pas rater l’arrivée du corbillard au crématorium. Mains croisées dans le dos, il se tient immobile sur les marches du bâtiment, dégoulinant de sueur. Comme avant chaque nouvelle rencontre, il a l’estomac noué par le trac comme pour un rendez-vous amoureux. Dans l’allée principale, le corbillard apparait, suivi d’une trentaine de personnes silencieuses. Il est soulagé : assez de monde pour passer inaperçu, pas trop pour pouvoir pleinement profiter de l’hommage et faire connaissance avec son nouvel ami.

A propos de Remi Matalon

Un peu obsédé par la mort, mais rien d'étonnant à cela : elle m'a fait vivre pendant quinze ans. N'allez toutefois pas en conclure que j'ai une dent contre la vie, je suis d'une grande mansuétude.

8 commentaires à propos de “Rendez-vous”

  1. Ouaouh ! Belle entrée en matière. Vous m’auriez dit, mon grand-père vous aurait salué du côté de l’entrée rue Saint-Pierre…

  2. Personnage vivant surtout par (dans) les non-actions. Plein de choses qu’il ne fait pas. Envie d’en lire encore

    • Je ne connais pas cette référence à Boboc, mais j’accueille volontiers ce merci !