Sols

On est peu de choses par terre, d’ailleurs on est vexé quand on tombe, c’est comme un échec, comme si on avait raté un peu sa vie pendant quelques secondes, qu’on avait échoué dans notre dignité d’être humain qui maîtrise la situation, toutes les situations, on aime pas se rappeler ça, qu’on tombe facilement, on aime pas se rappeler qu’on dépend de ce truc stupide, l’attraction universelle, chute des corps, masse tout ça, quand on se retrouve face contre terre, c’est avilissant, d’être si près du sol quand on l’a pas décidé, ça dure pas longtemps mais assez pour se sentir vraiment menacé, c’est la honte, les jeunes en rient des chutes, ça fait toujours rire les autres, on s’esclaffe mais finalement on renie une part de nous, là où on aimait se traîner, avant, petit, on les prenait à bras le corps les sols, avec tous nos sens, on les sentait, on les respirait, on roulait dans le sable brûlant des dunes, on soignait les genoux abimés par le bitume, l’humidité de l’herbe de fin de matinée nous rentrait dans la peau à travers les shorts, on avait les bras engourdis de drôles de positions, on s’enfonçait les jambes dans les sols mous des estuaires, l’été on marchait pieds nu dans la rue et on connaissait mieux le détail du relief et des aspérités de la route et des trottoirs que personne, on respirait la poussière cachés sous les meubles, l’odeur de la vieille moquette qui se décompose, on savait comment elle râpait les cuisses nues, on observait attentivement les formes dans les nœuds du bois du parquet, on y voyait des têtes de monstres, on repérait les grosses araignées qui traversent les pièces en octobre, en espérant ne pas être vues, maintenant on a grandi, on a pris de la distance, de la hauteur, on les regarde même plus, ces sols, il nous servent à marcher, on ne sait plus leurs textures, on ne s’en approche qu’à reculons pour les aspirer, les laver, donc on les évite maintenant, c’est qu’on n’en est plus là, on est adultes, on est grands, tout de même, il y a ce qui se fait et ce qui se fait pas, être au sol, c’est renoncer, refuser sa condition, ses responsabilités, c’est montrer sa faiblesse, montrer qu’on va y passer, quand on est allongé, on est plus grand-chose, on ne peut pas se défendre vite d’une agression, par exemple, pourtant on aime bien se coucher à demi nu sur une plage chaude, encore, pourtant on aime bien respirer à nouveau l’odeur âcre du sable, qui nous propulse dans les sensations de l’enfance, mais sinon quelqu’un à terre, c’est quelqu’un de diminué, voyez les gens dans la rue, qui dorment à même le sol, sur le chaud des bouches d’aération, quelqu’un par terre c’est quelqu’un qui répète sa mort, un peu, sauf s’il fait de la gym.

7 commentaires à propos de “Sols”

  1. Merci pour ce texte vif qui interroge notre verticalité, nos destins de bipèdes !

  2. J’aime cette idée d’une peur certaine du sol qui nous rappelle douloureusement notre finitude et notre précarité sur notre vieille planète. Merci pour ce texte.

  3. Oh j’adore cette photo avec la signature géniale du carreau à l’envers…
    Oui explorer ce qu’être au sol peut dire de nous! (j’essaie de faire ça aussi)

  4. Chuter, s’allonger, rouler, se relever, tous ces mouvements du corps et de l’esprit que le sol interroge… Merci !