Who knows ?

Ouch. Machinalement, il porte la main à sa jambe. Machinalement, celle-ci refait le chemin inverse. Du sang. Le buisson de ronces qui s’est offert un bout de sa chair n’a pas l’air de s’en émouvoir. Ses épines vermeilles se dressent comme autant d’épées en guise d’avertissement : ton quelque part à toi, c’est notre territoire à nous. Clear off ! Au loin le ululement d’un hibou grand-duc. Des bruits étouffés lui répondent, ponctués de quelques craquements. Il ne le sait pas, mais il y a quarante ans, dans cette même forêt, une enfant de huit ans a disparu et son corps n’a jamais été retrouvé. Pas plus que le coupable, d’ailleurs. Car il s’agit bel et bien d’un coupable, mais ça, personne ne le sait, à part les bois eux-mêmes, et tout homme qui y pénètre subit la vengeance du végétal – dans l’ADN duquel le sang de l’enfant disparue n’en finit pas de couler. Un insecte soupçonneux s’invite sur sa joue tandis qu’une araignée dérangée dans sa broderie macabre grimpe lentement le long de son bras qui chasse le premier intrus tandis que l’autre main vient en renfort pour se débarrasser de l’arachnide velue qui termine son exploration quelque part dans l’obscurité. L’humidité montant du sol apporte avec elle des odeurs de mousse, de champignons et de feuilles en décomposition. Les arbres, fantomatiques silhouettes étirées vers le ciel, déploient leurs branches, tels de longs bras noueux en quête d’une proie. Tandis que la lune, du haut de son balcon céleste, contemple le monde d’en bas de son sourire énigmatique, Joconde éternelle aux portes de la voie lactée.

Avancer coûte que coûte. Se frayer un chemin parmi les murs de ronces qui l’entourent. Avancer. Enjamber les racines. Eviter les trous, les pierres, les souches. Dégager d’un geste vif les branches basses. Baisser la tête. Fermer les yeux. Les rouvrir. Avancer. Coûte que coûte. Résister à l’appel de la nuit, au noir qui engloutit tout. Au loin, la rumeur d’une rivière. Qui enfle. Il ne le sait pas, mais cette rivière se jette dans un lac au fond duquel se trouverait un village englouti suite à une malédiction, et dont on peut entendre les cloches sonner à la Toussaint. Les pêcheurs, eux, connaissent très bien l’emplacement du clocher car leurs filets s’y déchirent souvent. L’oreille aux aguets, aimantée par le son qui se rapproche. Encore des arbres, encore des buissons, encore des épines. L’oreille guette, l’oreille écoute, l’oreille ne se trompe pas. Elle perçoit, elle évalue, elle guide. Dernière racine, dernier obstacle. L’obscurité des bois cède enfin la place à un espace dégagé, aux formes épurées, savamment découpées par la lueur exacerbée de la full moon. Et au milieu coule une rivière. Une rivière entourée d’herbes folles et de joncs, abritant des colonies de crapauds et de grenouilles s’époumonant dans un concert de coassements qui vrillent les tympans. Il ne le sait pas, mais parmi eux se cache un crapaud calamite, une espèce très rare : s’il avait le temps de s’arrêter, il verrait que son iris jaune tire un peu sur le vert et qu’une ligne jaune court au milieu de son dos. Mais il n’a pas le temps, alors il ne le saura pas.

Remonter le courant en direction du nord. Apercevoir au loin une forme indécise qui enjambe le cours d’eau. Les yeux fixent au loin le point qui grossit et qui finit par prendre l’allure d’un pont. Ou de ce qu’il en reste. Il ne le sait pas, mais ce pont nommé en réalité « Pont des recluses », est célèbre pour sa proximité avec un reclusoir qui a été en service jusqu’au début du XIVème siècle. Les crues dévastatrices ont fini par avoir raison de lui et il ne reste que quelques pierres pour traverser. Stepping over stepping stones, one two three. Stepping over stepping stones, come with me. The river’s very fast. The river’s very wide. We’ll step across the stepping stones and reach the other side. Un dernier saut et la terre ferme pour l’accueillir de l’autre côté. Pas de vent mais une légère brise apportant l’odeur des fleurs mélangées d’une nuit d’été. Le songe n’est pas loin. Mais ne pas s’arrêter. Ne pas s’endormir. Toujours avancer, coûte que coûte.

Pas de chemin. L’étendue herbeuse pour tout horizon. Alors il y va. Droit devant lui, se perdant dans ses pensées comme dans ce champ sans limites ni contours. Il rêve, il somnole, il divague. Mais il avance. Encore et toujours. Et il finit par arriver. Somewhere. C’est là qu’il arrive. C’est là qu’il doit être. Les herbes s’arrêtent et une vieille bicoque apparaît. Au milieu de nulle part. Mais nulle part, c’est très bien. Un amas de bouts de bois mis bout à bout pour former murs charpente et toit. Il ne le sait pas, mais ce cabanon de fortune, qui existe depuis plus de 150 ans, a abrité plusieurs générations d’ermites : le premier a fui la Californie au milieu du XIXème siècle, ancien orpailleur rendu fou par la recherche d’un or qui a fini par détruire toute sa famille. Miné par le chagrin, il a traversé l’Amérique d’alors à rebours du mouvement ambiant et s’est embarqué sur le premier bateau à destination de l’Europe. Il a construit de ses mains cette minuscule bâtisse qui, au fil du temps, a été rafistolée et amendée par ses locataires successifs. Aujourd’hui, l’ermite se décline au féminin, oui, une femme qui, sans pour autant souhaiter perpétuer la tradition des recluses de sa région, a décidé de se retirer d’un monde qui selon elle « marche à l’envers quand ce n’est pas sur la tête ». Elle a également remodelé les contours de la condition d’ermite puisqu’elle ne voit personne de la semaine à part le jeudi, en hommage à la semaine des quatre jeudis, mais comme celle-ci n’existe pas, c’est comme si elle ne rompait pas vraiment ses vœux d’ermite… ou d’ermittante… Il ne le sait pas non plus, mais cette intermittente de l’ermitude exerce plusieurs métiers dont astrologue, magnétiseuse et apothicaire moderne, comme elle aime à le rappeler : non contente de décrypter le message des étoiles, ses sœurs, elle soigne en apposant les mains, et également en utilisant des décoctions de plantes qu’elle trouve dans la forêt alentour. Pour l’instant, aucune trace de sa présence. Pas la moindre lumière non plus, mais un miaulement à l’arrière de la maison. Il y va. Le miaulement se fait plus intense, plus insistant. Un chaton. Pris au piège, la patte coincée sous l’éclat d’un pot de fleur brisé. Il ne le sait pas, mais il vient de sauver le seul survivant d’une portée de quatre chatons qui se sont faits dévorés par un renard. Il le libère. Le chaton fuit sans demander son reste. Il relève la tête.

Devant lui, au milieu d’une cour gigantesque, se dresse un tas, un fatras, un amoncellement d’objets en tout genre : un cheval à bascule, une vieille télé à l’écran bombé, une bicyclette Peugeot à la peinture toute écaillée, un moulin à café, une poupée en porcelaine, un landau de bébé, un globe de mariage, un miroir fêlé, des portraits tout de guingois dont certains même à l’envers, une cage à oiseau – vide -, une armoire sans porte, des mannequins portant encore des costumes de scène mangés aux mites, un tourne-disque, une manivelle, et tout en haut de la pile, pour quelques temps encore, la reproduction en cire d’un ancien président américain jetée à coup de balai hors du musée Grévin. Il ne le sait pas, mais la dilettante ermisphérique habitante du lieu a un amoureux secret, un antiquaire qui l’aime depuis l’école primaire, et qui lui dépose à chaque pleine lune un nouvel objet de son magasin. Ça commence à faire beaucoup : et pour l’antiquaire – c’est pas la peine de venir se planquer dans un coin comme ça loin des hommes si c’est pour en avoir un collé aux basques – et pour les objets dont elle commence à ne plus savoir que faire… Elle se serait bien passée du dernier en date, notamment, le mannequin avec sa perruque orange. Il envoie de très mauvaises ondes !! Elle n’a ni télé ni ordinateur ni radio mais son visage lui dit vaguement quelque chose… Univers hétéroclite, univers foutraque, univers digne d’un Armand ou d’un César. Ne manquent plus que les voitures empilées. Pas de voitures empilées pour cette fois mais, dépassant de la montagne insolite, le haut du toit d’un manège. Un manège avec des chevaux de bois. Couleurs décolorées, dorures décaties. Manège arrêté mais le temps, point. Alors il monte et caresse les chevaux immobiles un à un, espérant peut-être leur redonner vie. Il ne le sait pas, mais l’ermiteuse, un jour qu’elle était couchée sur l’un des chevaux de bois a vu son œil bouger. Elle aurait même juré qu’il lui avait fait un clin d’œil.

Un éclat coloré attire son regard dans un recoin de la cour. Un éclat rouge, brillant. Reconnaissables entre toutes, le sommet arrondi et le dessin de la couronne britannique surplombant le mot TELEPHONE écrit en majuscules, s’il-vous-plaît. Comment a-t-elle atterri là ? Il ne le sait pas, mais il n’est pas le seul. Who knows ? Les vitres intactes, et à travers elles le combiné noir posé sagement sur un boîtier gris orné de petites touches. Il s’approche, il met la main sur la poignée, il entre. Une sonnerie retentit. Dans un réflexe bien connu, il met la main à sa poche. La sonnerie insiste. Mais ce n’est pas la sienne.

Et ça, pour le coup, il le sait.

A propos de Zoé Sultana

Zoé Sultana est un pseudonyme. Entre visible et invisible, la vagabonde de l’écriture cherche sa voix. Elle a grandi à la frontière suisse entre neige et sapins, et d’un hiver à l’autre, elle a changé de continent pour poser ses valises le temps d’une année à l’UQAM (Montréal) en Maîtrise de création littéraire. Devenue prof, dans ses instants volés à la nécessité, elle a rouvert ses carnets dans l’effervescence des ateliers d’écriture de l’université Lyon 2 et s’est enthousiasmée pour la nouvelle. L’année dernière, le hasard l’a sortie de sa poche pour la propulser au beau milieu du cycle d’été « Outils du roman » : elle a tellement aimé qu’elle remet ça cette année. La vagabonde des mots écrit pour se sentir vivante, laissant le fil des histoires se dérouler, tissant une atmosphère par ci, brodant une émotion par là. Avec l'envie de partager. Et de faire vibrer une petite corde quelque part chez l'autre. Ce serait un bon début.

10 commentaires à propos de “Who knows ?”

    • Contente de savoir que l’étrangeté peut avoir quelque chose de délicieux…

  1. J’aime votre manière d’avoir intégrée l’ignorance imposée du personnage central comme leitmotiv de sa progression. C’est très musical.

    • Merci, Clément, je ne m’en étais pas rendu compte : oui, ne pas savoir est un très bon moteur. Je vais me le garder dans un coin de ma tête pour la suite. Et je vois que le concert des crapauds et des grenouilles ne vous a pas trop importuné…

  2. Bonjour Zoé, je lis vos deux textes à la suite et le passage de l’île ensoleillée à la forêt carnivore et sa recluse amoureuse promet des maillons nombreux et des péripéties, on vous suivra par ici, avec curiosité,
    bonne suite,
    Cat

  3. Merci, Catherine, pour votre curiosité, ça me motive ! Je vais voir où m’entraînent l’île et la forêt…

  4. C’est inquiétant et drôle à la fois. Toutes possibilités ouvertes ! J’ai beaucoup aimé !

    • Merci, Helena, pour votre lecture. Je n’avais pas forcément vu le côté « humour » en écrivant mon texte, je vais le garder en mémoire pour la suite.