2004.05.24 | dévastée, la maison où j’ai vécu jusqu’à mes onze ans
Soi-disant ça fait rire, je veux bien, je préfère demander au web et à mes livres un peu mieux. Ça fait 2 mois que cette vidéo circule dans le ventre mou des réseaux, c’est pas la première ni la dernière et tant mieux, ça prouve que le numérique titille. La question, c’est : qu’est-ce qui pousse des gens avec qui je suis en relation amicale ou réflexive à me l’envoyer, à moi ? Le premier réflexe c’est de prendre ça comme l’injure que c’est (la 1ère fois ça va, la 10ème aussi, mais la 30ème, non) – ils me disent clairement : ce à quoi tu t’occupes correspond à peu près à la fonction de torche-cul. Et probablement sans savoir que les torche-culs, on a aussi en littérature des détournements de plus haute volée. Mais c’est plus compliqué que ça : des 30 personnes qui ont considéré comme une bonne rigolade de m’envoyer cette vidéo via mon mail personnel (sans même d’ailleurs se dire un instant qu’un type dans mon genre, pratiquant un minimum de veille sur l’univers numérique, avait déjà aperçu dans le paysage à son surgissement il y a 2 mois), n’ont pas d’intention inamicale à mon égard. C’est une espère d’association d’idée : ça concerne le numérique, et comme probablement dans leurs petites étagères intérieures je suis posé sous l’étiquette numérique, ils me l’envoient sans penser que je puisse considérer cela comme une impolitesse assez primaire – là où j’essaye d’avoir réflexion concernant la littérature et le livre, ravaler ça à leur usage du papier hygiénique. Je suppose donc qu’ils font le même envoi à tous ceux qui, dans leur entourage, pratiquent aussi le numérique, ou bien tous les sites qu’ils consultent, et qu’ils l’ont envoyée aux journalistes du monde.fr ou de Rue89 dont ils suivent les signatures, à leurs correspondants sur Facebook, à leur patron s’il communique avec eux par mail etc. Je pense que la prochaine fois qu’ils prendront l’avion, ils tiendront à aller montrer la vidéo aux pilotes, qui ont leurs instructions sur iPad. Que lorsqu’un de leurs proches se fera opérer de quelque chose, ils enverront la vidéo au chirurgien, qui a vitalement besoin de ses outils numériques. Mais je doute. Je reviens à l’équation de départ : qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Oui, j’ai un iPad (c’est même mon deuxième) et j’en questionne l’usage – par exemple, je dois avoir 5 ou 6 traitements de textes dessus, parce qu’aucun de ceux-là (ô la novation Daedalus) n’est neutre quant aux usages de récit, voire de composition de projet, qu’il induit. Je ne suis pas militant du numérique, il n’y a pas besoin de militance : dans le basculement des usages, nécessité de s’interroger parce qu’ils impliquent le langage même, dans ses usages réflexifs et esthétiques, les supports de sa reproduction et ses modes de circulations. En fait, d’ailleurs, je me sers peu de mon iPad : sur scène, pour lecture et perf, là oui, outil scénique d’une évidence considérable, et petit regard de pitié pour mes collègues que je vois encore s’encombrer de leur papier imprimante lissé à 6% de chaux vive. L’iPad a chamboulé mes usages du web, certainement : il m’autorise à me détacher de la table pour lire, au sens le plus noble du terme – lire le monde, via les sites d’informations, les sites de connaissance, les sites de partage et de recherche, et bien sûr la lecture dense, l’exploration des bibliothèques. Je lis comme tout le monde, allongé sur canapé ou n’importe, dans le train, dans le noir de la chambre où plus besoin de lampe pour le livre en cours, et c’est considérable. Mais, depuis novembre, j’ai adopté le format 7’’ et c’est un Kindle Fire qui m’accompagne pour cet usage intime et privé du web et du lire, peu importe. Pas d’ailleurs une question de marque, besoin d’interroger aussi cette machinerie sous les usages, l’ergonomie, l’association du lire et de l’écrire. L’iPad Mini est aussi au format 7’’. Un autre bouleversement qu’a induit pour moi l’iPad, c’est de descendre d’un cran par rapport à l’ordinateur portable, pour un rapport plus intime à l’écriture personnelle. Des tas de copains se servent de leur iPad pour des tâches très complexes, les étudiants équipés iPad pédalent à toute allure pour saisie et travail du texte. Pour moi, composition directe sur blog, reprise d’images, traductions avec mes 2 fenêtres textes et mes 3 fenêtres dictionnaires, l’iPad m’a fait commuter du MacBook (que je garde pour le bureau) au MacAir (pour boulot perso). Des questions sur la lecture, composition mode double page ou lecture portrait, algorithmes de gestion du blanc comme sur le Kindle ou gestion de la césure selon les lois de typo française sur l’iPad, navigation à l’intérieur du livre numérique, frontières du livre numérique et du codage web, c’est ce qui rend passionnant d’ouvrir en ce moment ce chantier. Là, je suppose que les amis qui m’envoient la vidéo torche-cul me signifient que tout ça ils s’en fichent, ça doit rester dans notre petit monde d’excités et ils se satisfont pleinement de la production marchande, sa diffusion libraire, le petit roman et le petit théâtre comme ils vont dans le déclin du monde. Ça les regarde. Ça fait juste mal parce qu’on les croyait un peu plus avancés mais bon, on les déclique sur Facebook et on sera plus en défiance à leur prochain envoi mail. Mais ça ne me satisfait pas encore. C’est du point de vue du geste que ça se passe. En voiture, des fois, je pousse le bouton de France Info et on entend des sportifs qui s’expriment de façon débile : je pourrais prendre ces phrases en exemple et les envoyer à mes proches qui font du sport en leur disant, tiens, ça va te faire rire, toi qui es dans le sport... Je m’abstiens cependant de le faire. Mais eux, qui m’envoient cette vidéo, non... Au bout de 2 mois, ça me tarabuste vraiment. Soit y a un creux de pensée, soit je n’ai pas tout à fait le sens de l’humour où il doit être : et pourtant, qu’est-ce que je me régale à l’humour de Manganelli, auquel je retourne d’ailleurs incessamment.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 avril 2013
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