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journal | le web nous respire

une autre date au hasard :
2006.08.06 | les murs après Villeglé

Le web n’a jamais cessé de respirer.

Il a été respiration dès ces laborieux accès de la fin des années 90, quand il a fallu tout mettre en place. Respiration quand du site perso j’ai lancé remue.net sous mode associatif, respiration encore de revenir à une démarche personnelle plus proche de la création numérique, et non pas le web comme médiation littéraire, respiration en lançant il y a 5 ans une plateforme d’édition numérique, publie.net, que je voyais comme laboratoire collectif, mise en synergie de ceux du code et de ceux de l’écriture/lecture.

On n’a pas à jeter la pierre à un acteur parmi d’autres : les 3 composantes majeures, libraires, éditeurs, auteurs du monde imprimé ont joué l’écart et le barrage. Les acteurs secondaires, la presse notamment, confrontée à sa propre érosion, n’a pas compensé. Ça ne nous a pas empêché d’avancer, d’apprendre, énormément apprendre.

Ce que je dois au web, c’est la pensée collective. C’est que je souhaitais comme mode de fonctionnement de la plateforme inventée, et c’est ce qui s’est passé parce que synchrone avec les outils proposés par les 2 fondateurs de l’Immatériel-fr, synchrone de l’arrivée de nouveaux supports de lecture, l’iPad et les liseuses, synchrone aussi de l’arrivée à des formes d’écriture matures et denses de quelques dizaines d’auteurs qui, 20 ans plus tôt, auraient trouvé leur chemin dans les formes traditionnelles, mais l’érosion consensuelle du dispositif d’édition n’est plus capable de les reconnaître et de les accepter. Il fallait tenir ces fils tous ensemble : s’imposer dans le monde marchand des iTunes et Amazon, ce n’est pas une question marchande, c’est l’enjeu symbolique d’imposer nos textes dans la circulation principale, voire même, rôle que nous avons tenu, d’imposer dans la circulation principale, consensuellement écrasante, amplifiant encore les catégories dominantes du monde traditionnel, l’existence matérielle d’une veine de création contemporaine.

Cela supposait un autre défi, celui de se structurer en maison d’édition, d’assumer la part technique de cette fabrication d’objets éditorialisés – des livres numériques – avec la technicité en constante évolution de leurs grilles css, leurs métadonnées, nos apprentissages typographiques. Donc le défi de rémunérer des créateurs hautement qualifiés, codeurs epub, puis codeur POD, plus correctrice, sachant que le retour marchand sur ces créations est infime. Par contre, sont venus en confiance et appui les bibliothèques via leur abonnement (et accès à distance), et le mode d’accès global par abonnement. J’aurais aimé que cet outil, né pour être mutualisé, puisse servir (même en marque blanche) à la galaxie des petites maisons d’édition traditionnelle amies, les réticences étaient trop fortes, et que me rejoignent les nombreux auteurs croisés dans le monde imprimé, ils sont restés à l’écart aussi, sauf petite poignée des ferrailleurs. Je ne suis pas éditeur, je suis auteur – et d’autres choses à côté –, mais mon boulot ce n’est pas l’autre côté de la barrière, par rapport à la création.

Et tout ce qui est tenable quand le contexte est positif, paperasses, contrats, compta, gestion très lourde dans la bureaucratie spécifique à notre pays (grande chance d’avoir bénéficié d’une étudiante en alternance cette année, gigantesque boulot qu’elle a fait dans l’équipe, et pourtant : plus jamais ça...), devient intenable quand le contexte en fait une galère permanente d’équilibre, nez sur les rentrées, et ça aussi, plus trop la pêche pour en faire mon nouveau métier.

C’est pour cela que j’ai maintenu l’intitulé de publie.net coopérative d’auteurs. Mais c’est comme si ce rapport éditeur/auteur, structuré par l’évolution récente du monde imprimé, imposait son modèle même dans une structuration différente, et pas question pourtant de changer l’orientation.

C’est ce qui semble induire la disjonction de quelques instables, qui passent à l’insulte, et on est censé s’incliner – ça avait aussi été le cas il y a quelques mois, quand des gens qui nous voulaient du bien avaient commencé de placer nos textes sur la plateforme pirate TeamAlexandriz. Ce n’est pas bien grave, on en a subi d’autres, et ces instables à la mauvaise haleine ont déjà souvent rejoué plusieurs fois le même schéma avec leurs précédents partenaires. Mais la blessure reste, là j’ai du mal à surmonter.

On est trop souvent pris pour un juke-box à mettre en ligne et vendre des livres, numérique ou papier, dans une reconduction des anciens rôles, créant des malentendus que je ne puis lever, puisque c’est l’énoncé d’abord qu’il faudrait changer. Combien de manuscrits on reçoit tous les jours par mail de gens qui n’ont même pas pris la peine de lire un de nos auteurs, et qui ne pratiquent même pas pour eux la lecture numérique, c’est entrer dans ce jeu dont je suis incapable, d’autres le font très bien – publie.net n’a jamais eu prétention à monopole, si le paysage est faussé c’est par l’immobilisme des autres acteurs. Une des options en discussion c’est aussi la simple remise des clés à l’équipe, sous une appellation neuve, et je garde l’appellation publie.net uniquement pour l’artisanat lié à mon site et mes propres productions textuelles, personnelles ou traductions.

Cela s’inscrit dans un virage plus global : faute d’avoir entamé à un niveau suffisant la mutation du livre numérique, il semble acquis que – pour ce qui concerne notre pays – le lire/écrire tel qu’il s’ébauche dans les dispositifs de lecture publique, dans les dispositifs pédagogiques, et dans nos usages privés, va en sauter l’étape. Magie aussi des tablettes, dont le prix ne cesse de baisser, et qui permettent une ergonomie égale qu’on lise site, livre, magazine : le curseur qui déplace le plus la situation conjointe livre numérique / livre imprimé c’est ici qu’il se place. Nous lisons autrement. Il y aura encore longtemps des livres, le livre numérique va continuer de progresser et la diffusion des liseuses aussi, mais c’est comme un élan par inertie. Et nous savons, dans ce qui s’établit aujourd’hui côté web, que les modèles économiques ne sont pas prêts, qu’on doit faire ce travail sans en espérer retour, organiser nos vies en conséquence. C’est clair et net, même si on aurait bien rêvé d’autre chose.

C’est déjà dans l’après epub, sur forme de diffusion héritée des formes classiques, que se construisent les prochains enjeux. Qui induisent aussi des formes différentes du texte. C’est ce qui m’a conduit à lancer nerval.fr, et à remodeler en profondeur ce site Tiers Livre pour en faire mon atelier principal, incluant des strates entières de mon travail.

C’est tout ce dispositif qu’il faut aujourd’hui examiner : la grande récompense, c’est ce qui s’est passé avec le noyau de proches, ceux qui ont compris le mode de fonctionnement et le vivent en toute indépendance, parce qu’ils ont leur équilibre de création via leur propre site. Avec ce noyau, on peut aller plus loin, quitte à passer au statut de Scoop, comme les producteurs de vin artisanal, et limiter la plateforme à ceux qui auront des parts de cette Scoop, moi parmi les autres.

Je tiens cette réflexion dans l’espace public du site parce que déjà plusieurs discussions en cours sur tout ça, le passage de relais pour le catalogue formidable de publie.net et ses déclinaisons, publie.noir, publie.monde, qui m’autoriserait à me concentrer à nouveau sur mon propre travail, parce que fatigue, besoin de calme extérieur, et tenir à distance les mauvaises haleines, plus avoir à se confronter à ces blocs d’immobilisme hostile, assez fait. Il me semble important d’en faire part ici, parce qu’il y a à reconstruire si on veut continuer et tenir, ou décider ensemble, tout aussi calmement et collectivement, que l’effort est disproportionné et que l’essentiel c’est nos sites web. À partir de cette réflexion définir ensemble le périmètre de travail et avec qui on choisit de travailler.

L’outil livre papier lancé il y a 10 mois avec Hachette on sait maintenant s’en servir, je sais aussi que c’est le web qui en est la médiation principale, du côté Hachette arrivent le papier bouffant, la couverture mate, on va continuer d’évoluer vers une collection avec peu de titres mais ouverte aux traductions, aux classiques, et j’en serai bien sûr avec mon travail.

On a besoin de souder les forces : les secousses qui ont commencé dans le lire/écrire vont s’amplifier, et probablement avec violence, d’autant que ce destin du livre numérique naissant restera lié au destin du monde imprimé, prisonnier de sa surproduction, de sa rotation accélérée, de la normalisation de ses choix éditoriaux. On entre dans une nouvelle phase de respiration. Ce n’est pas facile intérieurement, au bout de 5 ans – et surtout dans une phase où tout est ouvert pour l’entrée de partenaires extérieurs, voire revente complète pour ce qui me concerne (je saurai d’ici quelques jours comment se réorganise ma vie matérielle, en tout cas l’été sera d’isolement et travail personnel, ça fera du bien).

Prévenir quand même que les insultes, ou qui s’associe avec qui les profère, lorsque c’est une attaque uniquement malveillante, pas question de laisser passer. Pareil qu’il n’y a pas le livre, ni même le livre numérique, il n’y a pas le web, il y a des communautés qui se structurent, se croisent, s’échangent en grand respect de leur diversité, et je trouve très positif que le web de création littéraire contemporaine enfin s’éclate. Ma position à moi sera beaucoup plus claire, à mesure que naîtront des pages de liens différentes, et que je pourrai en supprimer dans les miens. Par contre, quand ça commence par la blessure, savoir que goodbye merci, et que les blessures sont trop graves pour qu’on en débatte.

Mais justement, c’est aussi renouer avec la première force, celle qui nous a portés au livre numérique : elle nous ramène de façon aussi vive et aiguë que fin des années 90 à nos sites web, justement en ce qu’ils se lisent comme des livres.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 juin 2013
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