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2014.06.07 | survivre sans réseau

Un peu énervé ce matin de lire cette énième tartine sur la solitude qu’on casserait avec le réseau, la solitude c’est dans l’intérieur de la phrase et le silence ou la socialité (le besoin de silence ou de casque plein pot, d’écrire aux aubes ou en pleine sardinerie de TGV). Quelle que soit l’intensité de mes périodes d’écriture, depuis toujours, elles incluent des heures ou des jours d’aphasie complète, ou des jours de marche ou d’autre chose, jouer d’un instrument pourvu qu’il ait des cordes, ou bricoler trois conneries dans le fond de l’ordi : les moments Twitter ou les récrés Facebook c’est plutôt dans ces moments. Le curieux c’est plutôt que dans les moments mêmes où je bosse, la petite radio mentale qui sinon partait dans les carnets s’en va dans le carnet web, un bout de citation, trois mots d’une vague idée, on n’est pas dans le réseau, on ne regarde pas les réponses, on stocke ça dans un journal d’une autre sorte, à preuve que depuis 3 ans j’ai cette espère d’énorme stock traitement de texte intégral de tous mes tweets retweets avec liens et que ça devient progressivement un fabuleux outil de recherche. Non, au-delà de ces conneries sur la solitude (Strindberg, Kafka, Beckett ils vivaient dans la solitude ? Voir le bouquins des 3000 lettres de Beckett paru ces jours-ci...), plutôt ce qui sonne tout de suite plus sérieux dans cet article quand on spécifie un complément au verbe « écrire ». Je n’ai pas attendu Twitter pour mettre au très plus haut le Écrire de Duras, pour moi ou en cours. Le complément, dans cet article, c’est quand il est question d’« écrire un roman ». Parce que là oui, quelque chose change. Flaubert, quand il écrit Bovary autant que Salammbô, il doit produire dans l’objet imprimé le référent de l’histoire avec l’histoire. Quand nous ouvrons l’écriture à notre petit timbre-poste de monde, il nous vient avec tous nos modes de perception, l’intellect pour savoir que le réel devant nous ne se limite pas à l’observable, qu’il est lesté de forces abstraites (y compris l’argent, régal de lire Picketty sur mon Kindle en ce moment), et d’un espace social et perceptif qui ne consiste pas seulement en la pharmacie Homais et le cocher de la diligence, mais le concert des Stones qui se termine en Hollande, ou le copain qui récupère à l’hosto de l’autre côté de la longitude, et même la vie familiale la plus immédiate inclut ces outils (fait beau, dans la Silicon Valley ?). Dans notre information (« enquête »dirait Hérodote, et la semaine dernière très troublé par l’analyse que fait Malraux de ces mêmes processus du roman confronté au surgissement de la narration audio-visuelle, dans son Homme précaire et la littérature, dispo Kindle aussi) nous sollicitons une figure du monde qui conditionne notre écriture à rebours via ces mêmes supports, tout comme le roman épistolaire naissait d’un savoir épistolaire du réel immédiat. Il se trouve que là je suis sur un projet de roman, mais le processus même d’écriture et de restitution ou de marche non-linéaire de l’écriture suppose d’être écrite par l’outil – connecté ou pas, j’aime bien les heures déconnectées même si je ne les provoque pas – supposant cette intimité Internet du réel. Que les non-connectés, les protégés du cigare, aient de plus en plus de mal à écrire leurs romans, c’est peut-être leur idée du roman ou la vision d’eux-mêmes en tant qu’écrivains dont il faudrait peut-être secouer un peu la poussière, au lieu de leur sempiternelle accumulation d’expériences ratées avec Twitter ou Facebook. Personnellement j’ai une aversion irraisonnée pour la betterave, je n’en fais pas une leçon pour le monde entier. Et je n’ai jamais eu l’impression d’un contact aussi vif avec les livres de poésie de mes étagères que depuis que Facebook me ravive au jour le jour la nécessité du lire poésie, tandis que pas envie du tout de mettre les pieds dans les échoppes saucisse frites opuscules de Saint-Sulpice (un journal ça exagère, vous le savez et venez pour ça non ?). Donc une énième tartine et pourtant toujours un petit quelque chose à en tirer. Non, Twitter et Facebook ce n’est pas de l’autopromo, on n’en a rien à cirer et c’est pas comme ça que ça marche. Simplement on reste soi, avec ses lectures et ses carnets, ses curiosités les plus personnelles ou sophistiquées, ou les plus tendrement divagant sur les fantômes et fantasmes d’époque – est-ce que ça n’a pas toujours été le cas, y compris chez Baudelaire ou Balzac ? Et de Poe, Dickens, Dostoievski ou Mallarmé, est-ce que précisément on n’a pas consciencieusement élagué tout le travail de revue ou journal ? Il y a de la caricature de pensée dans cet article sur écrivains hyper-connectés, voir la différence avec la pensée web dans son geste quotidien, par exemple cet après-midi même avec Hubert Guillaud : la preuve de la nuisance de Twitter et Facebook, c’est que Beethoven et Marguerite Duras n’en disposaient pas. Et que c’est remis tout d’un coup dans le bon sens par une des contributrices, Catherine Voyer-Léger que je ne connaissais pas du tout, mais justement depuis que j’ai rejoint sur réseau (et ça suffirait à invalider le reste) : « J’utilise les médias sociaux en tant que créatrice de contenu, dit-elle. Pour moi, il y a un aspect créatif à tout cela. Les médias sociaux ne sont pas seulement le relais d’autres informations, mais bien un espace de création. » Et basta cosi. Notre cahier d’écriture. Et si j’avais rédigé le même nombre de mots dans le même nombre de minutes il y a 15 ans, ça aurait été dans une lettre à mon pote Bergou, ou bien, encore 15 ans plus tôt, dans un de mes cahiers Clairefontaine numérotés, et qu’est-ce que ça n’aurait rien changé à l’écriture même ? Alors si là je clique sur "enregistrer" puis sur "mise en ligne" en quoi ça m’éloigne de l’enjeu même, intransitif, qu’on appelle « écrire » ?


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 juin 2014
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