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2014.09.04 | descendre à l’os et au Luxembourg

une autre date au hasard :
2006.12.03 | toits de la ville

Autre expérience pour 5 jours, n’être pas en France mais n’être pas ailleurs pour autant : la frontière est au bout du champ, bout de deux pays qui s’en moquent à part pour l’alignement des stations-service avec détaxe, et la France loin de l’autre côté de ces grandes forêts qu’on devine – mais je n’aurai vu aucun des deux pays, même de dos, et alors même que je serais bien retourné au moins à Belval. N’être plus dans un pays identifiable sauf ce champ, mais les fonctions de la ville ou de toutes les villes à distance perceptibles. Juste l’ordi posé sur une table de bois, juste un livre (ces Lettres de New York de Lovecraft dont j’avais perdu un premier exemplaire en Sardaigne), le Kindle PaperWhite pour le soir (je continue Malraux, mais en fin d’aprem compléter par une heure du Walden de Thoreau). Il y a des périodes dans la vie de Michaux où il se fait prêter une piaule comme ça dans le Luxembourg je ne comprenais pas pourquoi maintenant mieux. Par contre, la wifi à volonté et meilleure qu’en Indre-et-Loire, mais l’à-côté géographique fait se sentir aussi dans un à-côté du web : on le regarde fonctionner. On règle des curseurs – limiter l’invasion de sous-politique, de sous-littérature, de photographies d’animaux. Il reste l’os. C’est aussi cette sensation pour la langue, parce que quand même le matin se mettre au travail, et pas la même chose de mettre des traductions sur un site ouvert, constamment malléable, et les faire paraître au Seuil (série de fascicules en poche chez Points, c’est vraiment un immense cadeau). Donc se les remettre une par une ou toutes ensemble sous les yeux. Savoir dans quelle langue on traduit. J’aime la syntaxe lourde, je ne dois pas l’imposer au texte-source. L’armature d’un télescope c’est lourd. Mais la langue de Lovecraft s’ancre en amont de son époque, pas le monde 1920-1930 qui en signe le contexte, et dont il faut en permanence tenir compte (et cela compte, ce travail parallèle sur le temps, les meubles, les lettres, le globe terrestre sur la table, comment il mange – le diary de 1925 avec même les rendez-vous barbier, les menus et les marches). Sa résistance à lui dans l’emploi de syntaxes XVIIIe, je peux retrouver ça si je mets le fantôme de Saint-Simon face à moi sur la table de bois. Mais c’est surtout d’idée d’une langue évidée, qui laisse passer ce qui n’est pas elle. Savoir creuser assez pour toutes les ombres en arrière, et le monde et les objets et le dur en arrière. Qu’une pierre soit une pierre, et une main une main. Savoir le bassin de ses mots, la correspondance qui n’oublie rien ni mot ni harmonique. Mais aussi qui soit dans la syntaxe comme un creusement de perceuse. Faire apparaître en avant le squelette de la syntaxe. Finir par l’assumer, sa traduction, dans ce creusement même. Faire lourd parce qu’il faut que le dehors traverse. Arriver à cet endroit où la langue cesse et vaut par ce qui la traverse. Des fois l’impression que pour soi on n’écrira plus jamais, savoir pourtant que c’est faux, qu’on vient à la traduction justement pour que ce soit vous qu’elle creuse, ailleurs qu’où on est. La photo ci-dessus n’a rien à voir (Toronto, musée d’histoire naturelle, mars 2010, à cause des os et de Michaux et du crâne de Saint-Simon), le pied de l’appareil est resté dans la voiture et l’appareil dans son sac. Juste l’ordi, la table en bois, les heures.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 septembre 2014
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