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2015.01.30 | ceux qui trouvent (des vieux papiers)

C’est bizarre ces convergences, mais qui ne le sont que pour la recherche où on est vis-à-vis de soi-même : quelles sont les archives de soi-même où il y aurait cette piste qu’on pourrait reprendre et suivre ? Je ne plaisante pas tant que ça : j’ai exhumé récemment, de vieux tas de cahiers, un carnet cartonné avec toute une piste de bouquin, c’était vers 1991, ça avait dû me tenir 4 mois et ça fait plusieurs semaines que je le garde pas loin, en même temps comme d’un monde fini. Par exemple, il y a 2 ans, d’une vieux meuble en bois qui servait de socle à un plâtre qui ne bougeait jamais, Alain Lecomte, le directeur de la Devinière, en forçant la serrure, a trouvé tout un legs de livres anciens, qui attendaient depuis des décennies qu’on s’occupe de leur sort. Mais qui aurait pensé que l’unique exemplaire connu de la 2ème édition du Pantagruel, celle de 1533, disparu dans le bombardement de la bibliothèque de Dresde en 1945, serait retrouvé il y a quelques mois en Russie ? Ça laisse croire à nouveau qu’on pourrait retrouver les papiers d’Alexis Léger, nom de plume Saint-John Perse ? De Rabelais on vient de retrouver aussi, il y a 1 an, l’Almanach de 1535. Aujourd’hui, c’est un thésard anglais qui, travaillant sur un fonds d’archives américain début XXe (il travaille sur Arthur Machen, quand même, un de ces auteurs qu’il serait bon aussi de remettre à disposition...), trouve une de ces grandes lettres que Lovecraft dactylographiait à la volée, parfois des dizaines de pages serrées. Celle-ci fait 5000 mots, et est adressée à Henneberger, le directeur de Weird Tales. En plus, au printemps 1924, période sismique, et je le sais d’autant mieux à le suivre au jour le jour sur 1925. C’est un document d’importance considérable bien sûr (il évoque d’ailleurs cette lettre dans celle qu’il écrit à sa tante Lilian quelques jours plus tard), mais c’est moins ce qu’on y gagne de savoir, qui compte, que cette idée de la trouvaille, du lien direct. Hier, en passant rue Bonaparte sous la pluie, j’ai fait comme depuis des dizaines d’années petit arrêt devant la vitrine du marchand d’autographes (ah ce regret que j’ai de cette lettre de Saint-Simon aperçue une fois et qui était presque, presque dans mon budget...). Une lettre de Marcel Proust voisinait avec une de Baudelaire – elles étaient côte à côte, et c’était comme une justification rétrospective de leur rencontre physique dans mon Proust est une fiction, livre paru il y a 15 mois donc oublié. Aujourd’hui, c’est cette brève création sonore où Amina D. raconte ses incursions dans l’usine où on pilonne les livres : paradoxe que sans le hasard d’une discussion nous n’aurions pas eu la chance de cette séance d’atelier d’écriture sur livres pilonnés d’Annie Ernaux, mais à l’inverse, sans cette séance d’atelier grâce aux livres qu’elle nous avait procurés, aurait-elle raconté cela dans cet exercice de création sonore ? Je ne suis pas bibliophile, je ne suis pas collectionneur, je n’aime pas les vieux papiers et croule déjà ici dans ma petite piaule bureau sous bien trop d’archives et livres. Mais, quand j’explore les phrases de Lovecraft, ses lettres, le New York Times du jour pour ce blog 1925 tenu en temps réel, c’est bien le même sentiment que j’ai, alors que pourtant toutes ces archives sont accessibles, et que je n’ai pas besoin de me les approprier pour autant. Souvent on a cette pulsion, aussi, dans certaines bibliothèques de toutes petites villes, avec le fonds ancien soigneusement posé dans une pièce fermée à clé, mais toujours en attente d’être inventorié. Cette découverte d’une lettre de Lovecraft me touche précisément parce qu’elle était déjà accessible. Ce qui est inventé, c’est le lien (ce qui ne diminue en rien la prouesse du jeune chercheur). Ce n’est pas de vraie trouvaille, dont j’ai besoin : c’est de ce sentiment qu’elle est possible. Alors oui, je sais que cela dessine un contexte où onse retrouve dans la seule véritable posture qui tienne, celle d’avancer dans la langue, comme si justement elle n’attendait que cela. Et quand bien même ça reste un voyage les mains vides. Photo : bouquiniste, Shenzhen, nov 2014.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 janvier 2015
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