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2015.01.31 | ce qu’on a raté avec le livre numérique

Étranges collisions ce jeudi, dans un Paris tout chamboulé par la grève du RER A (ose pas penser ce qu’il en aurait été si j’avais été à Cergy, de lire dans le métro ce billet du solide Olivier Ertzscheid : nos étudiants ne se sont pas approprié le livre numérique. « Ils sont totalement étrangers à la lecture numérique », dit Olivier, alors même qu’ils sont équipés tablette et iPhone, et pratiquent la vidéo streaming, l’écoute musique réseau, et que leur appareil dispose en bonne partie du statut symbolique qu’on accorde au device qui sert pour l’écriture intime ou privée, ou la photographie bord du chemin.

Olivier ancre cela dans cet aveuglement de l’édition traditionnelle à maintenir ses dispositifs artificiels d’enfermement (DRM), et petit sourire en coin à voir en commentaire les protestations de Virginie, dont c’est le boulot et qui n’en pense pas moins, on a assez passé de temps ensemble à l’IUT de la Roche/Yon pour être d’accord.

À peine j’ai bouclé cette lecture que je suis dans une de ces cantines très discrètes de l’édition, à 200 mètres du Flore où vont les touristes, chacun dans son petit coin sans se mêler de la discussion des autres. À mon interlocuteur, compagnon d’armes de longue date et maître en son métier, je viens pour moi : besoin fraternel de lui raconter mon labyrinthe Lovecraft et les enjeux transmedia de mes ronds-points, et surtout ce non-désir où je suis du livre, que je ne vis pas sereinement : ce qu’on a pu décrocher pour Autobiographie des objets, on n’a pas su le refaire pour mon Proust, alors que c’est un livre qui est viscéralement moi, et en pleine continuité avec Après le livre et les objets. Pourtant, la lecture site n’arrive pas à se propulser là, même s’il me semble qu’à bosser sans cesse sur l’ergonomie du site c’est bien là que je progresse en ce moment – retrouver la spatialisation par l’épaisseur.

À mon compagnon de table, je me mets à parler de l’enjeu qu’il y aurait, non pour le livre numérique, mais tout simplement pour le livre papier (double enjeu, ou impossible défi, 1 de rompre avec cette concentration des ventes sur un tout petit nombre imprévisible de titres, 2 d’enrayer une érosion qui semble irréversible) de s’approprier ce qu’on nomme les métadonnées profondes, comme ça se passe en musique, malgré le système français totalement obsolète avec la contrainte d’Electre fossilisé, et les références BISAC directement traduites des catégories US (plus de catégories Bible ou Animaux domestiques que Fiction). Bien sûr je rejoins Virginie : c’est parfaitement pigé, dans le monde de l’édition. C’est par contre un refus bien délibéré. « Pas de modèle économique pour les laboratoires », version entendue, « ça durera bien encore dix ans », entendu aussi un.peu plus tôt. Le mur érigé autour du livre numérique, leur accord implicite a fonctionné : les éternelles divisions des libraires ont fait le jeu d’Amazon, dont la maîtrise technique les met un cran en avance, la politique des prix a fait le reste, un petit zeste de négligence technique assumée pour finir et voilà. J’ai payé 11 € et quelques mon Art de la révolte de Geoffroy de Lagasnerie pour mon Kindle, même pas d’insécables aux guillemets, et les césures manuelles de la version InDesign sont restées telles quelles dans l’epub, mais là en pleine page, avec plein de tirets et de mots collés : ce qu’on refuserait à n’importe quel étudiant en initiation epub, Fayard (pourtant le groupe Hachette) n’a même pas pris la peine de vérifier le boulot.

Mais quelle importance, puisque si les types comme moi lisent numérique et ne reviendront pas en arrière (quitte même à racheter sur Kindle les livres de ma bibliothèque), la part de progression reste arithmétique, et donc au mieux une asymptote qui rejoindra la décroissance du reste, hors best-sellers ? Le même jour (non, la veille), le Centre national du Livre (et non des Lettres, comme autrefois) annonçait que les éditeurs numériques pourraient demander des aides au même titre que les éditeurs traditionnels. Je me suis assez défoncé sur ces chemins-là de 2007 à 2014 pour savoir ce qu’aurait pu signifier pour mon propre petit labo une telle aide, maintenant c’est fini et je vois bien qui sont les nouveaux venus qui vont se précipiter au râtelier. Et pourtant, comme on y a cru : les abonnements, le boulot pour la présence sur toutes les librairies numériques, la confiance des bibs (qui risquent bien d’être désormais plutôt éthiques vaches à lait du PNB officiel)... J’admire le bilan 2014 de mon copain Jef de NumerikLivres, mais il dit clairement qu’il achoppe sur la partie littéraire de son catalogue. C’est la raison de ma prise d’écart, et de proposer sur Tiers Livre l’ensemble de mes livres numériques pour un ticket forfaitaire et pérenne, même pas d’abonnement, et ça marche : c’est précieux pour la confiance, mais – clairement – je n’aurais pas les moyens d’entretenir ce site, ses satellites, le matériel nécessaire, sans cette respiration-là.

Ce qui renvoie au billet d’Olivier Ertzscheid : nous apprenons à travailler autrement. Par exemple, nous commençons probablement juste à penser nos compositions d’oeuvre en tant que non-linéaires, déplacement sans doute plus conséquent même que leur nature transmédia. Avec mon site Lovecraft, je me familiarise probablement, encore plus même que le défi des traductions, à reconstituer l’oeuvre non comme quantification d’ouvrages, mais comme écosystème complexe, incluant l’ensemble des strates d’écriture même les plus élémentaires voire ce qui l’accompagne à l’extérieur. Où en est le New York Times sur la question noire, qui sont les auteurs que lit Lovecraft, quelles sont les conditions matérielles de ses incessants voyages en bus, train, bateau de haut en bas de la côte Est.

Tout cela est indissociable. Par exemple, de l’imbécile stratification universitaire qui continue d’enseigner en siècles et en genre, quand notre approche est sans cesse verticale, non-chronologique, et fonctionnant non par nappes d’époque, mais par sauts et convergences de singularités (et reconnaissant à mes collègues Cergy, si les théoriciens de l’art contemporain ont avancé bien plus et depuis bien plus longtemps là-dessus). Mais surtout un déplacement lorsqu’on passe par la pratique : ce sinistre individu qui consacre une thèse, tout le meilleur du meilleur de sa vie, à démontrer qu’ici je ne fais que du succédané de littérature, il trouvera son public et son grade, mais ils auront beau faire ça s’écroulera sous leurs pieds. Quel lieu d’apprentissage de musique ignorerait la nécessité de la pratique ? De plus en plus, là où j’avance en atelier d’écriture me semble le même point étroit de passage que ce qu’on aborde avec le numérique.

Les étudiants qui travaillent avec moi ont accès (fermé) à une banque de téléchargements, pas seulement domaine public j’avoue en PDF et epubs : pas réussi à ce qu’ils s’en servent. Pourtant, le numérique est appui permanent dans le cours, on interroge ensemble de plus en plus le fonctionnement de leurs ordis et comment ils les équipent, structurent. On muscle les équipements école (par exemple, la salle info libre accès dispose désormais de licences Antidote). En cours, j’utilise le fait que les étudiants sont en permanence connectés. Pour ma part, je serais bien incapable de supporter une heure de réunion si je n’avais pas la connexion pour compenser, et ça démultiplie plutôt la concentration que ça l’invalide. Surtout, alors que se font quasi naturellement les glissements réseaux de ce que je propulse sur Facebook, selon une métaphore personnelle qui serait plutôt celle de la radio (et compte tenu que les étudiants ne sont pas sur Twitter), je suis à la fois touché et surpris que cela leur serve de passerelle pour venir flairer mon boulot perso, ce que je ne leur demande pas, par principe.

C’est probablement indissociable tout ça d’autres volets : ces institutions du livre, comme les Centres régionaux du livre, ou les festivals et salons, frappés de ce qu’on nomme désormais syndrome SPA, qui les pousse à adopter principalement, comme par compassion ou devoir de protection, plutôt que nous, les auteurs trop cossards ou trop snobs (ce n’est en rien une question technique, n’importe lequel de nos première année sait se faire un blog, des vidéos ou du SoundCloud etc), pour être présents sur le web, comme s’ils allaient se salir. Ces institutions prennent le risque, à nous traiter de tricards, de se ringardiser autant que ces écrivains sans site ni présence Facebook, et qu’on ne compte pas sur nous désormais pour lever la moindre phalange à relayer événements ou livres les concernant (« syndrome SPA » : Sauvetage & Protection des Auteurs, bien entendu).

Je me suis écarté, mais pas tant que ça : ce qui m’importe, c’est ce que dit Olivier Ertzscheid dans ce billet à propos de la littérature d’ambiance : ce qui change, c’est que nous ayons désormais à penser la littérature, en tant que pratique comme en tant que transmission, en dehors de la reconduction inertielle du livre. J’ai un peu voisiné ça au Québec, déjà, c’est un des services que m’ont rendu les amis R.A. & B.M., dans leur isolement magnifique de facs aussi congelées que les nôtres sur la question du numérique.

Nous n’aurions pas su anticiper l’exponentielle concentration associant actuellement Amazon, Apple, Facebook et Google. En ce sens, aucun regret d’avoir mis les mains à la pâte y compris par la tentative d’une coopérative d’édition numérique. Et ce sont des savoirs qui me sont vitaux aujourd’hui pour comprendre du dedans comment peut évoluer un site, pour rejoindre cette part de rêve, de secret, d’énigme que sont pour moi les grands livres, le Marmontel que j’ai là sur ma table, ou la Comédie humaine en version intégrale de mon Kindle.

Mais la bagarre est ailleurs. Elle est ici. Elle est transmedia. Elle suppose une réflexion décloisonnée sur les pratiques performatives, sur l’étude précautionneuse des périodes de transition. Elle suppose d’interroger d’abord (et donc de mettre en oeuvre) une bascule des pratiques (Olivier Ertzscheid l’a bien compris, puisque Guénaël Boutouillet propose à ses étudiants des ateliers d’écriture avec web).

Je n’ai pas de nostalgie ni rancoeur à l’histoire qui se clôt de ce que nous avons nommé livre numérique. Les acteurs novateurs et principaux en ce domaine, dont l’équipe qui a repris publie.net, et mes copains de l’Immatériel, savent bien où on doit inventer et avancer, on est tous au front. Moi, en embrassant Proust et Lovecraft ; j’ai juste besoin d’un peu de repos et de reconfiguration de mon territoire à moi. Tout ça se remet en place.

Mais sûr de sûr, j’ai arrêté de tanner mes étudiants sur la lecture numérique. On est déjà ailleurs, et dans cet ailleurs on en revient à la question de l’inclusion numérique : ce qu’on interroge c’est la ville, le corps, les cartes, les cinétiques, les algorithmes, et la réflexion sur la phrase et la fiction, via le numérique, est strictement fluide avec ce que j’adore plus que tout à Cergy, me glisser discretos dans le petit bocal où ils sont 4 ou 5 sur leur Lightroom, ou celui même étage où ils sont sur Première et Final Cut.

Le livre s’invente ici. Par la lecture (une autre lecture, et non la lecture transposée depuis son inertie à chaque époque, comme d’ailleurs lors des précédentes ruptures avec transition).

La preuve.

Photos d’en haut : rues de Shenzhen, novembre 2014, suite.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 janvier 2015
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