< Tiers Livre, le journal images : musette & art plombier

musette & art plombier

L’important, quand on part pour les deux jours non-stop en immersion école, c’est que tout soit à peu près clair mentalement de ce qu’on y fera, sinon ça peut vite cafouiller. Ce qui n’empêche pas certains projets d’être menés à vue, surtout ceux qu’on n’a pas vraiment choisis mais c’est autre chose. Par exemple, un de mes obstacles intérieurs, c’est de boucler le sac chaque lundi soir incluant l’atelier d’écriture de 3 heures que je proposerai le mercredi après-midi, alors que j’aime plutôt faire ça dans la lancée de la concentration. J’emporte donc ma musette et un petit sac à dos léger. Je n’ai jamais connu mon père ni mon grand-père sans leur caisse à outils métal 2 étages comme j’ai aussi eu la mienne plus tard à Sciaky Vitry, et que j’en conserve une dans le garage à côté, avec les m3 de livres. Sur mon bureau il y a d’ailleurs toujours pas loin un ou deux tournevis, fer à souder, pied à coulisse même si ce n’est pas d’utilité directe pour l’écriture, ni pour le reste vu comment je bricole. Mais la semaine dernière j’essuyai, du plus souriant et du plus efficace des gens que j’aime dans cette école, une remarque amicale sur ma musette et l’inutilité de la trimbaler tout le temps : il y avait quoi dedans, qui m’était si indispensable ? Il y a des tas de collègues qui viennent les mains dans les poches. L’un, avec un tout petit sac pochette à même pas fourrer un disque dur dedans, mais en parallèle je sais qu’il est champion de fleuret. Personne ne fait de remarque à tel autre parce que dans le RER il lit son Libé, moi j’ai jamais acheté un seul journal papier depuis 2002 je crois. Ceux de la vidéo se reconnaissent souvent à ce qu’ils sont encombrés de formes indéfinissables. L’autre variante, la semaine d’avant, c’était s’entendre apostropher « toi et ta prothèse » parce que j’ai toujours le MacBook avec moi et que je prends à peu près constamment des notes. Mais même en situation collective, le MacBook connecté est un lien qui étend le présent immédiat à bibliothèques, expos, actions, images, renseignements administratifs, autres écoles, lieux et routes. Je ne me sens pas addict à mes connexions : d’ailleurs, dans les heures école, je suis quasi muet sur les réseaux, et encore plus pour mon activité perso, y compris le soir. Ma musette m’a coûté 34 € à Decathlon et il y a dedans : une poche avec portefeuille, carte SNCF et billets de train, soigneusement retournée contre moi, me suis tout fait piquer à Montparnasse il y a 1 an, 2 types ont ressayé l’autre jour, je fais gaffe. Dans cette même poche il y a le câble chargeur iPhone qui me permet connexion 3G dans le train, j’en laisse un autre à la maison. Dans la poche arrière il y a donc le MacBook dans un étui mousse souple supplémentaire, et dans la poche principale rien de plus que : mon appareil-photo avec en général objectif Pancake 24 pour ne pas tenir de place, 1 disque dur antichoc LaCie parce que ça sert constamment avec les étudiants pour transférer ressources (et donc son câble FireWire + 1 raccord FireWire Lightning), le chargeur du MacBook même si en général je ne le charge plus que le soir, 1 Zoom Audio parce que je travaille de plus en plus fréquemment en entretien individuel avec enregistrements qu’on transcrit ensuite, 1 casque parce que la vidéo c’est quasi 1/3 des étudiants qui pratiquent et ça ne s’écoute pas sur haut-parleur, 1 câble Ethernet + raccord Ethernet USB parce que la Wifi est assez aléatoire et que dans l’amphi par exemple ou en salle 304 l’Ethernet pulse nettement plus fort, 1 raccord VGA Lightning qui sert aussi quasi toutes les semaines (me manque 1 raccord HDMI). Je ne sais pas si c’est beaucoup ou pas beaucoup – la musette est petite et tout tient dedans. Hors le Mac, le plus lourd c’est l’appareil photo mais c’est aussi ma distraction ce machin, sinon j’emporterais un banjo ce serait bien pire. Des fois je laisse tout dans mon casier et l’iPhone se substitue effectivement à toutes les fonctions : mais il ne les accomplit pas de la même façon, ni l’image ni le son ni le web. Ma musette me sert donc à travailler bien – et quelquefois, en 15 ou 30 minutes de solitude sauvée, à tout rattraper de l’intérieur de toi trop souvent ébranlé, y compris par ce que tu reçois ici. Donc là, en me souvenant de la remarque ironique et que j’étais le seul à porter musette – oui, mais est-ce qu’on m’a donné un bureau, alors que vidéo a un bureau, photo a un bureau, et que celui qui me posait la question a aussi un bureau, et même un MacAir fourni par l’école etc, alors que tout ce fourbis c’est mon matos perso ? – j’ai pourtant tout remis dedans exactement. En dehors de l’atavisme, ça pose quand même une question : j’ai rarement un stylo, même en faisant des efforts pour penser à en prendre un parfois. Dans mes ateliers et mes rendez-vous, j’apporte des livres (je les trimballe dans le petit sac à dos EastPack) et je leur fournis des jeux de pistes vers des oeuvres. Ce qui n’empêche qu’en rendez-vous étudiant, on est quasi tout le temps à 2 ordis ouverts et fichiers qui transitent dans les 2 sens, ou espace de travail ouvert en commun sur Google Drive ou autre. La pédagogie n’est numérique que lorsque, un mercredi sur deux, nous sommes en atelier numérique. Et presque tous les potes profs ont sur eux une tablette (sinon leur Mac), pas forcément iPad, du trombinoscope des élèves à l’échange mail ou Intranet permanent difficile de s’en dispenser sauf à mettre en cause l’enseignement même. Mais pour moi, qu’est-ce que je produis ? Avec les étudiants, on est sans cesse à dépiauter leurs carnets, manuscrits, maquettes, voix off ou scénar. Pour ma propre pratique, le déplacement principal c’est d’être passé du rédigé puis publié au geste unique du rédigé-publié, c’est cette cinétique en elle-même qui esthétiquement m’importe comme critère du récit même, du très ancestral raconter une histoire, de la plus ancestrale encore tragédie, si elle est saisie d’une friction du monde avant bascule. Je travaille l’écriture avec ce qu’il y a dans ma musette, les photos de Cergy la nuit, ou le petit rituel récent de la vidéo faite à l’hôtel parce qu’avec mon salaire mesquin et le remboursement seulement très partiel des frais de voyage je suis 12h cloîtré à 300 mètres de l’école (je ne me plains pas, c’est le lot de tous les copains qui enseignent dans les écoles d’art de province tout en vivant à Paris) mais dans les petites boîtes uniformes de l’hôtel Cergy Première y a intérêt à savoir occuper le temps si on veut pas sauter par la fenêtre, et puis trop nase le soir pour travailler à de vrais trucs – il y a donc aussi dans le sac à dos léger mon Kindle PaperWhite parce que c’est mieux pour lire que l’ordi ou le phone qui brûlent les yeux. Quand je suis ici chez moi, la musette ne sort pas, sinon quand je vais sur les ronds-points : ajouter le pied photo plus le micro Rode et ça y est. Quand je marchais à Chicago ou à Shenzhen ou Arcelor Fos c’était la même musette avec même contenu au même endroit exactement (des fois j’ajoute une aspirine, ou des piles de secours pour le Zoom, un chiffon nettoyeur mais jamais rien d’autre. La question de fond est donc celle-ci : où habite celui ou celle qui écrit, sinon dans ses livres et ses cahiers, ou ce qui s’en publie (non, publié vous en êtes éjecté, vous devez secréter la nouvelle carapace, c’est une mue régulière très serpent crabe insecte, à preuve qu’on a notre point de plus haute fragilité dans l’entre-deux) ? Et donc, pour qui écrit-publie web, qu’on habite plutôt son site même, ou bien l’établi qui sert à les faire. Chaque semaine j’observe discrètement une étudiante, qui proposera pour son diplôme le garage de ses grands-parents, jumeau de toute mon enfance, mais avec des moulages blancs et tout ce qu’elle y a trouvé réduit en poudre. Je crois qu’à suivre le boulot d’A., c’est moins le garage qui m’intéresse que ça exactement : qu’est-ce que me désigne comme maison cette musette de plombier à écrire, une fois le reste de la vie en poudre ? Photo : je continue de piocher dans les rues de Shenzhen, novembre dernier.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2015
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