< Tiers Livre, le journal images : habiter

habiter

Le verbe habiter est plus chargé que les autres, il inclut notre relation de proximité au monde, et ce qui s’y joue de la sphère privée, la frontière qu’on établit soi-même, et les obstacles qu’on met à la levée de cette frontière par les intrusions extérieures. Dans Espèces d’espaces les pages sur habiter sont parmi les plus belles du livre. C’est revenu avec plus d’intensité cette semaine, alors que les autres années on avait toujours une échappée, et là non : regarder le carrefour du coin de rue. Plus l’aller-retour camion à Paris et la pièce vide en bas, plus divers autres trucs, quand on ne sait même plus trop où on habite en soi-même. Ça tient aussi à ces périodes d’avant-livre, l’immersion Lovecraft qui se confirme mais l’écriture pas encore partie, la macération sur les constructions, la suite de l’enquête, et de l’autre côté son blog 1925 qui me fait vivre précisément presque plus longtemps que lui chaque jour dans sa chambre du 169 Clinton Street à Brooklyn. La semaine prochaine ça devrait repartir dans l’autre sens, mardi mercredi les 2 jours immersion Cergy, jeudi la journée dossiers CNC, et vendredi samedi les 2 jours de stage écriture à Lyon avec les étudiants Normale Sup non francophones, ne plus rien habiter certainement que le brinqueballement des trains. Du coup, dans ces heures d’en face le carrefour vide, se demander ce que ce serait, habiter, et même simplement ce serait – où serait le désir d’habiter. Le pays d’enfance ne signifie plus grand-chose, sinon ses cimetières. Il reste quand même des choses incrustées, une sensation de chaleur et vent aussi, que j’avais retrouvée il y a 15 ans pendant les stages à l’IUFM Martinique. Il y a l’aspiration vers les villes : ont dû compter, ces jours-ci, les dizaines de photos de la Villa Médicis que met sur son album Facebook Olivier Vadrot, qui prépare pour Skira un livre d’archives. Je sais les villes qui m’attirent, il y a l’intensité de New York, Chicago aussi m’avait fait ça. À Québec on s’était plutôt senti en transit, même si l’étendue autour est telle que le rapport au mot habiter devient plus arbitraire. J’ai des amis qui retrouvent le coin qu’ils se sont aménagés, en Bretagne, Poitou ou ailleurs. Peut-être que c’est qui m’aura manqué : mais si ça avait été une détermination suffisante, on l’aurait probablement fait, au lieu de rester mariner dans les livres. Ce soir, je ne sais rien de mieux concernant le verbe habiter. Je regarde de vieilles photos familiales, mais elles ne comportent jamais d’intérieurs : ce sont les événements, qu’on photographiait, avec enfants devant pour donner l’échelle. Est-ce qu’on a besoin d’habiter ? Le souhait du voyage, ou de ces attentes arbitraires en hôtel, train ou aéroport sont une sensation du même ordre. L’espace qu’on s’aménage par un site web en fait aussi partie : j’habite mon site. Ces jours-ci on remet de l’ordre, on vire des m3 de trucs, bouquins compris, on s’allège. Ce serait bien de repartir pour un an, comme ça, quelque part avec de la ville ou des vagues. Il reste probablement cette nostalgie de l’ancrage. On a chacun dans son passé une collection précise de lieux où habiter aurait été possible, mais, précisément, on a continué le chemin. J’habiterai mon nom, fut ta réponse aux questionnaires du port, a écrit Saint-John Perse, qui s’en était fabriqué un exprès pour cela.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 février 2015
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