< Tiers Livre, le journal images : paysages rêvés

paysages rêvés

Pour cette brève anesthésie générale de révision vieillerie, l’infirmière vient de placer la perfusion, me demande de respirer dans le masque à oxygène, et me fait cette demande à laquelle je n’étais pas, mais pas du tout préparé : – Pensez à un paysage de rêve... Moi, de bonne volonté rempli, tout d’un coup panique (ce n’était pas le but recherché) : qu’est-ce que mon paysage de rêve ? Il se met à en tournoyer trente, de plus en plus vite, que je chasse les uns après les autres. Gentiment, elle m’aide : – Une eau turquoise, des palmiers... Je peux facilement convoquer ce genre d’image, mais ce qui me vient alors c’est les photos envoyées de copains qui ont fait ce genre de voyage, ce n’est pas mon cas et je n’ai pas envie d’avoir les mêmes rêves que les autres... Je pense à mes souhaits de voyage, le séjour à Providence cet été, mais Lovecraft c’est pas très l’idéal pour la situation... Je me repasse des paysages souhaits, tel coin de rue précis dans la médina de Marrakech, la blancheur du lac Saint-Jean gelé au Québec, la touffeur de Shenzhen en novembre. – Alors vous les voyez, vos palmiers ? demande l’infirmière, je sais que les secondes sont comptées. À cet instant je ne vois plus qu’une tache de couleur et je sais que c’est gagné. Un à-plat dans une toile de peinture. Pas celui dont parle Proust à propos du petit pan de mur jaune de Vermeer, mais plutôt les sûres géométries de Charles Sheeler : mon paysage rêvé, maintenant je le sais, n’appartient pas au monde mais aux peintures que j’ai mémorisées. Puis évidemment plus rien, et quand une voix déjà m’appelle, la sensation s’est prolongée, je vois un arrangement de couleurs géométrique et très denses, qu’il me faut pourtant quitter, je suis presque déçu du retour à la réalité ordinaire mais tout s’est bien passé merci. Plus tard, dans la chambre où je dois rester 2 heures, bricolant sur l’iPhone, c’est cette sensation qui reste à sens unique, et même encore ce soir. Je n’ai aucune idée de ce que sont mes paysages rêvés. Je suis, comme tout un chacun, un grand réservoir de paysages souhaités, mais aussi d’accumulation de ces sensations arbitraires du présent, celles qui vont font accéder – où qu’on soit et parfaitement indépendamment de la nature du lieu, les lieux industriels ayant ma prédilection tout simplement parce que ceux de l’enfance, et les paysages cinétiques aussi, les impressions pare-brises, les villes où on tournoie – à cette présence arbitraire du monde, par quoi seul vient l’écriture (pour moi, en tout cas). Et ces paysages ne sont pas des fragments du monde, ils sont déjà le monde fait image. Mon rêve du monde, c’est les peintures que je porte, des plus anciennes aux plus récentes – la peinture même avant le livre.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 février 2015
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