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journal | de l’irrésistible désir de bifurcation

On vit une période de malaise, et le problème c’est moins de cerner les dégâts que de nommer exactement la frontière où elle vous rejoint. L’État est en train de tuer France Musique, c’est acté, donc France Culture ou ce qu’il en reste sera le prochain sur la liste : c’est un dommage considérable, et en même temps depuis combien de temps tu n’as jamais travaillé pour France Culture ? 2006...

Dernier épisode en date, ils veulent rediffuser une Xième fois, et toi touchant 3 cacahuètes, ton feuilleton Dylan, mais « recompilé en 1 heure ». Bien évidemment je dis non, et que ce serait quand même mieux d’embrayer sur un projet neuf, tu envoies des éléments pour une série Lovecraft, et on ne te répond même pas. De quand date le dernier passage tchatche à Culture je ne sais même plus : est-ce qu’alors je serai encore capable de me mobiliser quand ce qui se passe sur Musique va leur tomber dessus ?

Un peu pareil pour la perf à venir ce mercredi à Lyon, non pas dans « AIR », les Assises internationales du roman qui sont une grand messe people soft niveau Monde des Livres et n’inviteraient jamais un cambouisard like me, mais liée à une journée d’études sur le numérique organisée par Gilles Bonnet à la villa Gillet, et sous prétexte que les consoles de régie sont transportées aux Subsistances pour AIR, nous voilà récupérés par la programmation de la grosse machine molle. Bien sûr content d’y aller, l’expérience de scène m’est indispensable, et avec un calibre comme Pifarély toujours un voyage mental aux frontières de soi. Reste que c’est notre seule lecture publique en 1 an : est-ce que c’est suffisant pour se mettre en travail, pour que la perf soit aussi la trace de ce chemin en tant que tel et en tire son caractère unique ? On fera comme si, et on y bosse.

Idem pour le job école : la confiance de Jean-Daniel Magnin nous permet l’accès à 2 jours de salle spectacle + salle répèt au Rond-Point avec 14 étudiants Cergy, et là je sais qu’on est en littérature, dans son travail même, physique, respiratoire, auquel on ajoute la durée et même le vivre ensemble (ai failli avoir la larme aux yeux quand j’ai découvert vendredi à 5 heures qu’ils avaient préparé un pot pour mon anniv). Mais le lundi de la même semaine, une mesquinerie administrative pour le remboursement de ma carte Fréquence (par exemple, avec la paye de 1670 €/net, les 2 jours Rond-Point, c’est 2 AR TGV à 60 € pour ma pomme à défalquer), tout d’un coup c’est pas que je pète les plombs, c’est de découvrir combien cette machine administrative (les conseillers de Pellerin touchent 13 K€ net/mois, soit échelle de 8 à 1 par rapport à mon salaire de prof titulaire – l’ancienneté étant le seul critère de progression, c’est la clé du moderne bien sûr –, et la prévaricatrice virée de l’INA au lieu de la fiche en taule comme on ferait d’un ado de Cergy pour 10 fois moins, on lui redonne un poste aussitôt au ministère, ça vous a des odeurs de vomi dont il semble difficile que leur nouvelle opération paillettes « Assises de la jeune création » soit indemme) fonctionne sur des principes totalement étanches et séparés de notre tâche sur le terrain, de ce qu’on essaye de passer concernant auteurs et textes, d’une ambition et des moyens d’une radicalité dans la saisie de l’écriture (pour ce qui me concerne) ou des arts en général. J’aime mon job, jamais de semaine sans que j’en reçoive quelque chose, mais il faut des conditions de respect minimum : tout d’un coup le voile se déchire sur un détail, et ça te bloque complètement sur tout le reste – de nouveau tu te refais happer dedans par le Dylan de I’m not there (I don’t belong...) et tu sais que c’est pas bon signe, que t’es à un cheveu d’elle, la nouvelle bifurque.

À plus de 60 balais on finit par se connaître : je ne suis pas un négociateur, encore moins un quémandeur. Ma pulsion dedans, c’est je pars. Ce contre quoi je dois me battre, c’est le désir de bifurcation. Je l’ai découvert à l’ENSAM en 72, rejoué à l’usine en 80 et tant de fois depuis lors. Savoir qu’où on est dans son centre exige l’absence d’ondes parasites. Tout ça interfère lourd en ce moment avec la pratique du web elle-même.

Pour le site, je suis revenu à un copyright traditionnel, et non plus la licence Creative Commons : concrètement ça ne change pas grand chose, mais symboliquement si. Je suis vraiment heureux du bon accueil fait aux 3 petits opuscules Lovecraft avec Points Seuil, le remarquable boulot d’édition, correction, culot du graphisme fait avec leurs équipes (et rémunération aussi), ça autorisera peut-être un feu vert pour continuer : suis dans Montagnes de la folie (mon titre de travail pour le At the mountains of madness que je voudrais bien déshalluciner), et je me projette déjà dans l’objet. Donc tant mieux, et tant pis si le site reste invisible, saut la vidéo de Delphine Japhet pour Un livre un jour (et quel merci là encore), mais l’édition numérique a raté son coup (je reprends à dessein l’expression de Céline comparant Rabelais à Amyot).

Pourtant, pour nous désormais pas d’autre choix : le web est le média, comme l’a été le livre. C’est ici que je peux lire à haute voix, filmer l’intervention dans l’espace public et organiser cette intervention en dehors des lieux culturels dont la déshérence est tout aussi manifeste que ce qu’on nous impose côté saltimbanques, et c’est bien mon projet, de plus en plus radicalement parce que de toute façon pas le choix, pour l’année à venir, et on fera.

Faire que le site soit beau et fonctionnel, ça se construit tous les jours. Mais l’économie devenue gigantique côté Google, Apple, Facebook, Amazon, comment lui extorquer la quote part qui est la part de valeur de nos contenus dans leur incontournable usage ? Question vitale pour la presse, qui sombre encore plus vite. Mais encore plus essentielle côté saltimbanques. Décisif de disposer d’un label. Je regarde de vraiment près, au quotidien, ces nouvelles pratiques qui émergent : cette semaine Gaspar Claus, un violoncelliste de tout premier plan, et le violoncelle moi c’est dans la tête, c’est ma route d’imaginaire – et aussi bien celui de Vincent Segal ou de Vincent Courtois. Gaspar invite ses amis musiciens pour une nuit dans une salle de Brooklyn, on joue toute la nuit, et le disque sera réservé à ceux qui ont participé au financement participatif – on peut suivre ici le projet One night stand Brooklyn #1 et bien sûr j’ai réservé le mien. L’artiste inventant lui-même les conditions de jaillissement de la musique, comme sa production en tant qu’objet (décidé restreint et éphémère), ça nous dit quoi pour nous, qui sommes du livre ?

Mais c’est sur ce plan-là qu’on doit avancer tous ensemble, construire le visage public de ces nouveaux modes d’exercice de nos disciplines et le faire respecter : c’est ça qu’on n’a pas encore gagné. Ma librairie numérique c’est pour ça. Le rappel de mes livres imprimés c’est pour ça. Même si ça marchait 100 fois mieux, c’est pas ça qui nous ferait faire fortune : on a désormais séparé le gagne-pain et l’écriture, condition de notre définitive résistance.

Le paradoxe des échanges Instagram, Facebook, Twitter c’est qu’ils sont un art en soi, une instance spécifique et de plus en plus irréductible de création, dans l’ensemble de nos pratiques de création. Fini le Facebook des petits chats (d’ailleurs il y a l’option sur chaque post « ne plus me montrer ce genre d’image » et on s’en débarrasse aussi vite que des publicités, ouf) ou de l’Instagram avec le plat du jour (sauf si c’est fait en artiste, n’est-ce pas l’ami Patrick). Mais ça ne suffit pas en soi, c’est ici dans le site que ça se passe, dans nos marmites à tambouille d’écriture.

Hier, je découvrais ça sur l’Express, à cause justement d’un Instagram de Franck Queyraud montrant la queue et le vigile devant chez Kleber à Strasbourg pour le livre en tête de toutes les ventes, celui d’une youtubeuse (et moi aussi je suis youtubeur remarquez bien) : et je n’ai rien contre Enjoy Phoenix, remarquez bien aussi, je serais même plutôt attentif à ce qui s’invente ici, par exemple dans l’art de l’improvisation orale. C’est juste les proportions qui ne vont plus, créent du non-rattrapable (j’avais eu la même réaction à Drucker chez Sauramps, où la littérature a été reléguée au sous-sol).

Tout ça quand même le signe d’une amplification dans la bascule, et dans ce que Baudelaire disait horizon noir : ça concerne la mise à mort de France Musique et la catalepsie mentale progressive de France Culture, ça rejoint cette phrase dite à moi par un directeur de médiathèque la semaine dernière, et sans aucune mauvaise intention : « c’est difficile de vous inviter parce que la littérature ça fait peur aux gens, mais vous pourriez venir parler des difficultés de l’édition », ça concerne les paillettes démagogiques du ministère de la Culture qui veut une « jeune création » sexy mais ne veut plus rembourser la réduc SNCF sous prétexte qu’on a acheté 3 fois 1 trimestre parce qu’on n’a pas les sous de faire autrement, et que de toute façon, vu qu’on ne bosse pas l’été, c’est moins cher que la carte annuelle, mais que leur service a décidé qu’on n’avait droit qu’à 1 remboursement par an, comme ça concerne les barrières posées devant Kleber parce que l’industrie du livre doit bien vivre, comme de façon encore plus urgente ça concerne l’importance que nos sites en soient l’effectif lieu de résistance et contre dégringolade, si tant est qu’on arrive à ne pas dégringoler avec eux.

C’est un peu tout ça, ce désir de bifurcation dont on sait bien que temps en temps régulièrement il vous emporte, que régulièrement il vous met dans la mouise (mais là on y serait déjà) et qu’en même temps c’est bien à ça qu’on doit le meilleur.

Donc à suivre – j’ai décidé, par exemple, de me rendre la dernière semaine de juillet devant chez Google, Apple et Facebook pour une perf muette filmée devant leurs 3 portails, prière et remerciement, pensez à repasser par ici (si vous ne revenez pas d’ici là).


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 mai 2015
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