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journal | soirs où tu ne sais pas (du lire)

C’était un peu à prévoir, trop de choses qui s’enchaînent en flux serré, les 5ème année de Cergy qui passent leur diplôme et apprendre chaque soir comment ça s’est passé, savoir aussi que dans 2 semaines ce sera ton tour d’être jury et comment on peut faire coïncider dans si peu de temps un parcours aussi construit, lundi les étudiants de Philadelphie et aujourd’hui, toujours avec le Pôle des arts urbains, rencontre avec une quinzaine d’étudiants en licence aménagement du territoire, savoir ce qui les a amenés là, d’où ils viennent (de toute la France sauf de Tours, justement), et cet après-midi les rejoindre sur expérience de « terrain » qu’ils mènent par groupes de 4/5 dans des points précis et difficiles de la ville – le parking de l’usine Michelin, l’hypermarché en chute libre de La Riche Soleil, la place du marché à la Rabière de Joué-les-Tours, et je découvre grâce à eux un incroyable lieu de la ville, dont le nom c’est « les Îles noires » (billet à venir dans section ronds-points). Sur chacun de ces « terrains » avoir découvert leur cheminement, leurs analyses, comment ils s’y sont pris, ce qu’ils font émerger de paradoxes, et chaque fois avoir pris une leçon. Ils savent penser, il savent la complexité des problématiques urbaines. Et pourtant ce soir c’est autre chose qui me reste : on mangeait un sandwich formule aux Îles noires, assis sur les berges de la Loire, avec 3 des étudiants. L’un d’eux, venu du pays de Nerval, aux confins de l’Oise, ce matin j’avais été stupéfait de son écriture : longue phrase déroulée, sur feuille blanche écrite sans marge, avec recouvrement d’espace, comme je n’ai vu que sur la table de Jean-Paul Goux. Pourtant, il vient de dire qu’il n’aime pas les livres, n’en lit jamais, qu’il lui faut « de l’image, ou de l’oral ». Qu’on me comprenne bien : mon expérience Québec, et ce que je sais d’une bonne partie de la littérature américaine, c’est que le saut dans l’extrême contemporain n’exige pas la médiation du livre, qui fonde pourtant notre propre culture. En même temps, c’est la tâche de tous les jours à Cergy, c’est de notre responsabilité à nous, les transmetteurs, de rattacher un à un les micro-fils. En 20 ans, on n’a pas réussi à gagner le combat : l’université est toujours aussi arrogante et crispée sur ses cloisonnements obsolètes, sauf quelques brèches dénombrables, et l’hostilité ou le mépris sur la pratique de l’écriture dans les dispositifs d’enseignement, les dispositifs de formation qui devraient accompagner, on n’a pas avancé d’un pouce sur la pratique de l’écriture – l’avantage avec les étudiants US, c’est que quasi tous ceux du groupe avaient pratiqué le creative writing à tel ou tel moment de leur scolarité. Alors oui, normal qu’un étudiant de 20 ou 22 ans, passé l’âge du lycée et les livres lus par obligation, qui n’ont pas laissé de trace, n’ait pas eu l’opportunité de s’y recoller. Notre job à nous, c’est de fonder une nécessité de lecture depuis le fait établi de l’écriture de chacun, ce qu’on y constate d’inouï ou de singulier. Cet étudiant, au souvenir de sa page du matin, je sais les pistes que j’aurais pu lui suggérer, avec lesquelles il n’a jamais été mis en contact. On a parlé ce matin de livres, je me souviens qu’un moment j’ai parlé de César Birotteau, un autre des Misérables, un autre de Baudelaire, et aussi de Dostoievski, on avait le temps, et ça venait bien dans l’échange. Quant à parler image, pas convaincu que BD et manga puissent mener à autre chose qu’à elles-mêmes, c’est très bien et inventeur probablement mais ça ne me concerne pas dans ma tâche (il a parlé aussi des films documentaires). La réflexion sur l’oral m’a troublé plus (parce que, de cet étudiant, j’avais pu mesurer la finesse d’analyse urbaine et de compréhension de la complexité humaine, tout simplement, après ce matin avoir été touché par son écriture) : l’oral, je m’en contenterais bien, moi aussi. Ça me va, d’évoquer Crime et châtiment pour 15 étudiants qui ne l’ont pas lu, et ça me va de lire à haute voix, ici sur ce site ou là où on me le propose. Les bibliothèques ne nous le proposent plus, organisons pour le faire sans elles (et encore, j’en parle seulement parce qu’elles faisaient un peu exception dans l’indifférence devenue générale). Peut-être que justement c’est ce qui est bien, dans une journée comme celle-ci : qu’on soit ensemble au charbon, dans un contact direct, et qu’on parte de ce qu’ils écrivent même. Reste cette sensation bizarre, une fois reprise la voiture, par ronds-points et embouteillages : on s’y prend comment, pour que le vivant de la littérature soit le vivant en partage ? Soudain on n’y croit plus. Mes employeurs du ministère de la culture préfèrent le lire en short, je ne sais pas si c’est susceptible de rencontrer ces 15 étudiants appelés à travailler la fine couture des aménagements urbains, des rénovations de cités, des plans d’urbanisme, sinon à se dire qu’on les prend pour des débiles. Ma logique à moi c’est le court-circuit. Beckett peut leur parler, là où lire en short sera une fois de plus nous désigner depuis les murs comme des cultureux séparés du monde, du temps. Après tout, cela me va bien aussi. Demain ce sera à nouveau Cergy : c’est notre luxe, en école d’art, qu’on puisse surgir de l’intérieur de leur boulot, directement, même si les livres parlent encore langue étrangère. Dans le message reçu le soir synthétisant comment se sont passés les diplômes du jour, se refait le parcours mental dans la tête, les échanges individuels, le travail entrepris, ou le travail non entrepris. On est toujours dans cette balance, rester chez soi avec ses livres, ceux qu’on lit, ceux qu’on fait, et ignorer le monde qui va, puisque de toute façon il va, et sans nous. Qu’on a fait sa part de boulot et qu’on pourrait dételer, s’occuper de son écriture à soi et qu’on s’en fiche bien qu’elle ne concerne que soi-même, vive ici sur ce site et ça suffit. Ou se revoir ce matin avec dans les mains cette feuille participant d’une si belle complexité d’écriture continue, et le sourire qu’il avait pourtant un peu plus tard, dans les Îles noires, disant que jamais il ne lisait de livre, parce qu’il n’y arrivait pas.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juin 2015
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