< Tiers Livre, le journal images : 2016.01.15 | simple ligne de craie bleue sur béton brut

2016.01.15 | simple ligne de craie bleue sur béton brut

Hier, descendant du métro Chevaleret et marchant sur la rue parallèle à la BNF pour rejoindre Bétonsalon, et alors que je n’ai pas l’intention de filmer, je tombe sur cet étonnant chantier de la Halle Freyssinet, au long des voies de chien de fer d’Austerlitz. Une esthétique si forte, à ce grouillement dans le jour pas levé, qu’elle me rappelle les aperçus des chantiers de Shenzhen il y a un an. Et, après avoir filmé la pelleteuse, ce panneau qui explique qu’on va mettre là 3000 personnes en co-working, fablabs, etc. Je me dis que le travail numérique n’a peut-être plus besoin maintenant de ces réalisations éléphantesques, j’en fait plus avec le matos que j’ai dans mon sac à dos, en m’arrêtant au bistrot du coin. Je filme aussi ces bâtiments design, qui abritent les traders de la BNP et leurs serveurs. À Bétonsalon, Samah travaille sur ces marques de chantier, trous ou irrégularités liées au premier coulage dans les moules et armatures. En particulier, ces lignes bleues traditionnelles dans les métiers de construction : un cordeau qu’on tend, imprégné de poussière de craie, on le fait claquer et le petit trait bleu va rester pour toujours sur le béton, à moins qu’on peigne ou qu’on enduise, et personne ne les remarquera plus. Ça ne m’étonne pas que Samah ait eu cette idée-là. Je n’ai pas l’intention de la lui prendre, mais j’ai en tête qu’un mini plan sur une de ces lignes bleues, et ma vidéo des images de chantier prendrait une dimension réelle implacable. Plusieurs fois, dans la journée, je veux aller filmer cette trace là-bas sur le pilier, et requis chaque fois par tel ou tel élève, ou le rendez-vous de midi à la BNF toute voisine (beau moment, et même du soleil dehors), quand je repars au soir, le plan je ne l’ai pas fait. Sur le chemin du retour, je filme le même chantier mais vu de l’autre côté. Il me faut, au milieu, ce bridge, qui casserait ma position de spectateur de la ville. Tout au long que je monte ma vidéo, je vois ce plan avec la petite ligne de craie bleue sur le pilier de béton brut : c’est elle qui fait tenir tout l’ensemble – mais elle n’existe pas. Un autre élément de trouble : Samah, lui, a procédé à un inventaire de ces traces et il les a photographiées avec mon propre appareil, je ne le prête pas volontiers (objet plus personnel que l’ordinateur même, et pourtant qu’est-ce qu’elle a changé, ma relation aux objets) mais Samah confiance totale. L’image qui me manque a donc été matérialisée (je peste lorsque je tombe sur le mot immortalisé concernant une image photographique, mais elle a réellement été constituée comme fichier RAW de tant de pixels, transférée sur l’ordinateur de Samah). L’image qui me manque a été réalisée par mon propre appareil, qui ne sait pas en conserver la trace. Je sais que ma vidéo boite : sans ce plan, elle ne sera qu’illustrative. À Saint-Pierre des Corps, je fais un plan sur un reste de friche, qui sera bientôt transformé en immeuble de bureau (lesquels alentour portent tous des panneaux à louer, les promoteurs gagnent de l’argent à les construire mais ensuite ne savent pas quoi en faire). Puis, au pont, en traversant la Loire, je l’aperçois lui, l’homme à la langue inventée, qui depuis quinze ans qu’on est là arpente du matin à tard le soir les bords du fleuve, les carrefours et les ponts. J’en ai parlé dans Tumulte. Son état s’est dégradé, il est difficile, depuis 2 ou 3 ans, d’entrer même dans cette communication sommaire qu’on parvenait à établir. Le compact est près de moi sur le siège, bref plan de cet homme qui s’accroche dans le vent, j’insèrerai le plan au ralenti vers la fin de la vidéo. Il m’a offert cette image qui me manquait, et à partir de quoi seulement tout peut tenir. C’est tout : il commence à m’arriver en vidéo des problématiques qui auparavant étaient réservées à l’écriture. La différence entre photo fixe et film, c’est qu’on accepte l’imprévu, parce qu’on installe une durée de prise de vue. Le film fonctionne par l’accident, c’est ce qui le rapproche de l’écriture – à contre de l’instant décisif de Cartier-Bresson, en tout cas sur un principe différent. Mais je n’ai pas rapporté l’image de la petite ligne de craie bleue sur béton brut – je sais que Samah, de toute façon, en fera bon usage.


le livre que j’avais apporté
LE CARNET DU SITE
 la vidéo évoquée : préparer la ville à la nuit
 lu sur le web : Camille Martin Studies, constitution fictionnelle d’identité générique à partir du nom français ayant le plus d’homonymes sur Facebook – et Twitter @homonymat.
 nouveau ou actualisé sur Tiers Livre : John Gardner, 30 exercices d’écriture

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 janvier 2016
merci aux 563 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page