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2016.05.19 | acheter un livre tous les 36 du mois

« Bon, hier, j’ai acheté un livre neuf, un roman, ce qui m’arrive une fois tous les 36 du mois. »

C’est une phrase qui me tarabuste depuis une dizaine de jours, et si je me permets de la relever c’est qu’elle émane d’une des personnes les plus toniques que je connaisse sur le web (sur son compte Twitter, il y a eu depuis des tas et des tas de pistes qui le prouvent), et que depuis 3 ans que je suis son activité l’estime est entière, je dirais même que son énergie et sa curiosité nous font du bien à tous.

Alors pas pu m’empêcher de la relever, cette phrase, et elle a rebondi aussitôt... Un, sur ses pratiques de lecture : « J’achète beaucoup de livres d’occasion, et un peu de livres neufs, surtout du livre d’art (expo...) », complété par « je lis globalement peu de littérature, avant j’étais inscrite à la bibli... » et deux, sur ses pratiques d’achat : « Par contre, à Noël, pour les anniversaires, j’offre beaucoup de bouquins/CD en choisissant des trucs de qualité, soutien à la création ».

On ne peut donc pas lui en vouloir (on reconnaîtra les vrais blogueurs à ce qu’ils auront déjà reconnu de qui je parle !).

Et si j’ai réagi, c’était pour me comprendre moi-même. Au nom de quoi, parce qu’on est auteur, on demanderait cette reconnaissance hiérarchique et verticale que les autres viennent dépenser systématiquement obole devant vos produits ?

Pourtant, c’est bien ainsi que ça a commencé. Je me souviens du premier chèque de 3500 francs (600 € de maintenant ?) des éditions de Minuit en 1982, correspondant aux 2500 premières ventes de Sortie d’usine : 900 francs étaient partis pour un frigo (je n’en avais pas), et 1600 francs pour un Flaubert relié cuir en 16 tomes du Club de l’Honnête Homme (non pour l’honnêteté, mais parce qu’à l’époque c’était le seul moyen d’accéder à la correspondance) – et je l’ai toujours, ce Flaubert.

On a ainsi vécu, ceux de ma génération, dans un écosystème stable, où une communauté restreinte, dans un système de diffusion adapté à l’économie individuelle (pendant des années et des années j’ai acheté beaucoup de livres, c’est devenu bien plus rare pour moi aussi), on arrivait à en extraire le toit et le couvert, et la responsabilité familiale.

L’équilibre est rompu. Je crois que ma réaction à ce tweet, et je répète émanant de quelqu’un dont je ne saurais et voudrais remettre en question l’intégrité, l’ouverture et l’amitié, c’était d’en prendre conscience autrement : longtemps que j’analyse cette reconfiguration interne de l’offre éditoriale, recentrée sur un nombre de plus en plus restreint de livres. Longtemps que j’analyse mes propres pratiques de lecture web, la façon dont création et expérimentation c’est ici, et le changement de paradigme qu’induit la totale et immédiate accessibilité des contenus.

Je sais au quotidien ce que cela induit aussi de changement de paradigme pour l’économie familiale : un job d’arts pour un bout, et mon activité d’artiste (plutôt ce mot, parce que mes activités d’auteur sont de moins en moins directement liées au livre) pour permettre à la barque de surnager, mais dans un contexte de plus en plus chaotique. À l’inverse, si je continue d’acheter des livres, soit en version numérique, soit en version papier, je sais bien que ce n’est pas du tout le même modèle d’achat qu’il y a quelques années encore. Par exemple, pour moi aussi une notion d’« utilité » qui me poussera plus vers les essais, ou les textes de référence.

Avec deux corollaires : le dédain grandissant de la littérature de divertissement, sous le nom bien patient de roman, et d’autre part mes propres pratiques de soutien à des projets musicaux ou filmiques via le crowdfunding, même si là aussi ça rejoint de plus en plus ses limites. Quand je soutiens un musicien ou un vidéaste sur un projet crowdfunding, c’est si et seulement si je suis assuré de son propre engagement web, que je revendique aussi pour mon propre travail.

Ça ne remet pas en cause la relation économique aux éditeurs : la part collective incluse dans l’élaboration de nos petits fascicules Lovecraft à Points Seuil, ou les discussions en cours pour refonte complète de mon « classique » Tous les mots sont adultes, méthode pour l’atelier d’écriture (1ère éd 2000, augmentée 2005).

« J’ai acheté un livre neuf, un roman, ce qui m’arrive une fois tous les 36 du mois », peut-être ça l’interrogation et le déclic : bien sûr qu’elle a raison, et que c’est à nous d’assumer encore plus radicalement ce qu’on fait ici – oui, on avance dans la réflexion comme dans la fiction immédiatement par la mise en partage, et bien forcé d’avaler le constat (même si de nombreuses personnes m’ont fait le cadeau du pass 20 euros pour les ressources fixes du site), d’assumer que ces chemins soient en dehors de la régulation stable qu’assurait la distribution du livre.

Ça ne facilite pas l’angoisse. « Yes we crève », avais-je répondu par plaisanterie à son tweet et je savais que c’était un peu méchant : mais ça rejoint aussi ce qu’analyse Olivier Ertzscheid quand il raconte sa réaction au type qui lui disait que c’était bien, le blog, de la bonne vulgarisation.

Et si on prend ici appui, combien de questions en découlent : quelles lectures suis-en mesure de prescrire à mes étudiants, est-ce que c’est pour autant une prescription de livres, comment cela peut se greffer sur l’intérieur de leurs usages du lire/écrire et sur quels supports, comment – alors que l’économie web s’est installée pour eux, de Blablacar en AirB’n’B via places de concerts et fringues – elle s’est très probablement retirée d’autres domaines de dépense, dont le texte ?

Disons que ça ne règle pas les questions de fin de mois. Disons que ça nous raffermit dans la conscience du funambule. Et ça je crois que je le partage avec elle, qui n’achète pas de littérature (comment je pourrais, moi). Nous réinventer, oui, de toute façon. Mais en restant ici, dans cet exercice même (voir ce matin comment Joachim Séné envoie sur Seb Ménard qui envoie sur Daniel Bourrion...). Trop triste, sinon, le reste, tout le reste.

Image haut de page : médiathèque Poitiers, 20 avril 2011.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 mai 2016
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