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2017.11.06 | le petit seau rouge de l’enfant Markowicz

Nous sommes quelques milliers à suivre, désormais chaque deux jours, les chroniques d’André Markowicz sur Facebook. C’est une publication importante, parce que pendant des années André s’était refusé à écrire sur son activité de traduction, alors que ses stages et présentations ou lectures étaient entrer dans un monde vertigineux où histoire, politique, langue, autobiographie, grandes ou humbles figures se mêlaient. Il y a 5 ans maintenant, si je ne me trompe pas, ses chroniques quotidiennes sur Facebook inauguraient un paradoxe : l’oralité qui est la marque contextuelle de Facebook lui permettait d’entrer par l’écriture (mais l’écriture de flux, l’écriture dite aux pairs) dans cet univers sien, et de le déployer. On en retrouve la richesse dans les 2 volumes publiés chez Inculte (filiale Actes Sud) de ces Partages (cf exemple), ouvrant à une nouvelle figure : la chronique au jour le jour comme construction progressive de ce qu’ensuite on archiverait et lirait, ou relirait, sous forme imprimée, ergonomie à laquelle ne peut prétendre le flux non arborifié ni indexé de Facebook, puisque André se refuse, d’autre part, à un site personnel qui permettrait la lecture par mots-clé. On apprend aujourd’hui – sa chronique intitulée d’un échec – que son éditeur lui refuse le tome 3. Sortir de la dépendance de ces décisions d’épicerie, c’est la raison profonde pour laquelle j’ai lancé ma propre collection Tiers Livre Editeur, j’espère qu’André franchira lui aussi ce pas.

Mais c’est de la chronique précédente dont je voudrais parler : le petit seau, qui m’a remué dans les profondeurs, troublé même énormément. Je la recopie ci-dessous [1].

André marche à sa manière : il parle d’une intervention à la Manufacture de Lausanne, auprès des étudiants du master de Robert Cantarella, avec une lecture ligne à ligne des Trois soeurs de Tchekov, dans la traduction faite en binôme avec Françoise Morvan (et publiée aussi chez Actes Sud, dont André a contribué à la fortune avec ses traductions de Dostoïevski, sur lesquelles il doit toucher un petit 4% j’imagine, autre argument qui aurait dû faire réfléchir les épiciers avant de bloquer le 3ème tome des chroniques).

Puis, d’une réplique des Trois soeurs, il glisse à ce magnifique souvenir d’enfance. André est plus jeune que moi : 7 ans nous séparent. Mais l’apparition de ces plastiques à la fois souples et densément colorés, dans notre enfance, cela m’émerveille à distance autant que lui. J’ai un autre souvenir : en 1978, lors de mes 3 mois à Moscou – d’abord une expérience industrielle, mais l’achat d’un cahier, et la définitive bascule vers l’écriture, qui me ferait abandonner ce boulot tout bientôt (rien à voir, mais je viens de découvrir avant-hier que je bénéficierai à partir de l’an prochain, en juin 2019, d’une grasse retraite de 1200 € mensuels environ pour mes « vieux jours »), puis en 1988, lors de notre année berlinoise, juste avant la chute du mur, de la part de rêve et d’enfance qu’il y avait pour moi à découvrir comment les jouets et objets en tôle fine emboutie et petits mécanismes de l’URSS ou de l’Allemagne dite de l’Est me renvoyaient à ces restes d’enfance d’avant le plastique.

J’ai rencontré une fois, il y a une dizaine d’années, à Tours et avec beaucoup d’émotion (zeugme à la bienveillante attention de BM), les parents d’André. Sa maman est d’ailleurs sa relectrice pour le russe. Alors le rôle qu’il lui fait tenir ici, avec ce « набей ему морду : – Casse-lui la gueule ». je ne vois pas ça dans sa bouche. Mais confiance à André, et la figure de la grand-mère est si belle.

Ce qui compte, c’est le récit : plutôt que reprendre cette merveille de petit seau rouge, en plastique occidental, des mains du gamin qui s’en est emparé, nier toute violence en soi, et l’assumer intérieurement. Quelle que soit la densité, ou l’intensité, ou le désarroi, ou la perte mentale ou le renoncement intérieur associés à ce saut.

L’humanité d’André, on est bien nombreux à la savoir au devant de nous. Deux fois dans ma vie j’ai eu recours à des violences physiques, et me rongent plusieurs violences plus petites, voire effectuées sous un masque qui les dissimule. Je ne suis pas indemne non plus, et bien souvent, de la tentation de violence physique, c’est peut-être lié à certain atavisme vendéen et surtout une complexion corporelle qui n’est pas celle d’André, et qu’il pose ici en harmonique souterraine (voir aussi sa récente chronique sur son obtention du permis de conduire). C’est ce qui me séparera aussi jusqu’au bout du métier d’enseignant dont j’ai pris la responsabilité il y a 5 ans (j’en avais 60) et pour 1 an encore (limite d’âge avant cette généreuse retraite mensuelle évoquée) en école d’arts : la contrainte d’exercer en permanence, vis-à-vis des étudiant.e.s, l’autorité d’une administration qui m’indiffère pour le reste. Je suis heureux d’exercer ce boulot (2 jours par semaine), je serai heureux de retrouver ma liberté intérieure de non-pouvoir.

Ce que j’ai éprouvé de si troublant, à lire André, c’est combien dans mon propre parcours (je repense en particulier à l’année de terminale, en internat au lycée Camille-Guérin de Poitiers, plus tard aux Art et Métiers de Talence, encore plus sales [2], mais je garde pour l’instant les autres exemples secrets, même s’ils me hantent depuis 24 heures) ces moments où on prend sur soi de ne pas répondre sur le terrain de l’autre, mais par cette distance intérieure qui est un au-delà de la haine, une sorte de transfert de la honte : la honte qu’on aurait si on était en l’autre. Cette phrase d’André, mon petit frère : « c'était une espèce de pitié mêlée de honte et d'un très profond dégoût ».

Ce qu’a basculé ce texte en moi, hier, brutalement, comme ces déplacements de points d’énergie qu’on pratique dans les premiers temps d’apprentissage de vieille sorcellerie (choses qui servent beaucoup aussi dans l’enseignement des arts – ma chambre double), c’est en quoi cette collection de moments, qu’on n’ouvre pas en public, mais qui sont présents en permanence dès lors que vous ouvrez la nuit d’une ligne sont une fondation même pour l’écriture, voire même le premier appui pour le transfert romanesque.

Cette « sensation d’être en dehors de la haine » dit André, et que ça valait bien l’arrachement de cette merveille d’un petit seau en plastique rouge, à quoi moi-même, comme bien d’autres de nous tous, pourrait apporter ses propres objets, ses propres souvenirs, et cet inventaire d’une violence délibérément exercée à votre égard, que vous auriez surmontée avec d’autres abîmes intérieurs que cette violence, même « quand le souvenir de cette scène m'est une brûlure aussi grande qu'au moment où je la vivais ».

Merci à André, une fois de plus, d’une telle leçon non leçon. On se croirait dans le vertige auquel seul Dostoïevski nous mène (ces combats mous où on est en permanence avec les étudiants, quand la seule chose contre quoi on se bat c’est la capacité à se contenter de peu : ne pas fréquenter Dostoïevski à l’excès, par exemple, et comment on aura au moins essayé de leur inculquer ces poisons, même à retardement).

Photo ci-dessus : autoportrait avec image de dos – merci N.H.

[1

André Markowicz | Le petit seau

Nous avons vécu des moments magnifiques, Françoise et moi, à la Manufacture de Lausanne, avec les élèves de troisième année. Nous avons lu — re-re-re-relu —« Les trois sœurs ». En première année, nous avions passé une semaine sur l’acte I, et je disais toujours que nous allions trop vite, évidemment. Et eux, deux ans après, pour leur dernière année à l'Ecole, ils ont demandé de recommencer la lecture, et de relire encore. Ce que nous avons fait, Françoise et moi, je ne vais pas en parler vraiment maintenant, parce que c’est trop frais, mais je pourrais le dire comme ça, d’après l’impression que j’ai eue : nous leur avons transmis la pièce. Je veux dire, aujourd’hui, oui, je peux le dire, ces jeunes gens vivent avec, comme, nous, nous vivons avec. Elle va les accompagner, je crois, tout au long de leur vie, et se développer en eux, comme elle se développe en nous — et c’est pareil pour toutes les pièces de Tchekhov — à mesure que nous vivons et que nous relisons. L’impression que j’ai eue était bien celle-là : leur passer le relais. Je ne sais pas du tout ce qu’ils en feront, — même si, pour certains d’entre eux, ils veulent la monter, ou en monter une version. Je sais juste qu’ils l’ont sentie, comme nous-mêmes.

*

Mais, donc, ce n’est pas de ça que je voudrais parler aujourd’hui. Non, c’est d’un souvenir qui m’est revenu à un moment de notre lecture, quand il s’est agi de comprendre pourquoi, finalement, les trois sœurs laissaient Natacha s’emparer de la maison et, au bout du compte, les chasser. J’ai parlé de ce souvenir — qui, là encore, n’a rien à voir vraiment, mais qui, plus je vieillis, plus il me semble vital. C’est un souvenir de ma petite enfance.

*

J’ai vécu mes toutes premières années à Moscou, comme vous savez peut-être. Gardé au jour le jour par ma grand-mère, Raïssa Mikhaïlovna Lévis, que nous appelions « Baba Raïa » — la mère de ma mère. Mon autre grand-mère, elle, vivait à Paris, et je ne l’avais vue qu’une seule fois, quand elle était venue chez nous, avec toute la famille française (six personnes en tout — je me demande bien comment ils ont pu trouver une place dans le deux-pièces de mes parents). Mais, donc, de France, elle m’envoyait des cadeaux. Elle m’avait envoyé un magnifique petit seau en plastique, — je me souviens que c’était rouge, mais je ne sais plus — avec une petite pelle assortie, comme ça n’existait pas du tout en URSS, et, ce petit seau et cette petite pelle, je suis sorti jouer avec.

Je n’étais pas avec ma grand-mère, mais avec ma mère (ce qui était très rare, puisqu’elle travaillait beaucoup), et je jouais dans un bac à sable. Il y avait un petit garçon qui jouait à côté de moi. Lui, il avait une petite pelle soviétique, en métal, et un petit seau pareil. Et, moi, j’avais mes jouets français. Je n’ai jamais aimé jouer avec les autres, je crois — je n’ai jamais senti la solitude d’être seul. Il s’est approché et il m’a demandé si je pouvais lui prêter mon petit seau. Je le lui ai prêté. Et il s’est mis à jouer avec. — Je ne me souviens pas s’il avait échangé. Je me souviens que je me suis retrouvé sans rien, j’étais assis dans le bac à sable, et je le regarder jouer avec mes jouets. Au bout d’un certain temps, je lui ai demandé qu’il me les rende. Je lui ai demandé comme ma grand-mère me l’avait expliqué : « s’il te plaît, petit garçon, peux-tu me rendre la pelle que je t’ai prêtée ? ». Le fait de dire « s’il te plaît » était le sésame de la vie. Je lui ai dit « s’il te plaît », et, lui, ça ne lui a fait aucun effet. Il a continué de jouer. Et il s’est tourné de dos vers moi. Alors, j’ai recommencé, je crois, en lui touchant le dos, très doucement, et en lui redisant « s’il te plaît, petit garçon » parce que, cette pelle et ce petit seau, ils étaient à moi, ils étaient des cadeaux de ma grand-mère, et que j’avais toutes les raisons de jouer avec, même si j’avais bien voulu les partager. Lui, il ne me regardait plus, et je savais qu’il faisait exprès de ne plus me regarder. Il ne me répondait pas.

J’ai senti là une violence, un abus — une grande brûlure, et un grand malaise. Il n’avait pas le droit. Il n’aurait pas dû. Je lui redemandé plusieurs fois, toujours en disant « s’il te plaît », et rien n’y a fait. Et j’ai été désemparé. Je me souviens de cette sensation, comme d’une espèce de nausée — une incompréhension devant ce qui n’aurait pas dû arriver, que la parole essentielle de ma grand-mère n’avait aucun effet sur le monde réel, sur l’extérieur — sur ce petit garçon-ci. Et il y avait ma mère qui était assise sur un banc à côté, et qui me regardait. Je suis allé la voir, en lui disant ce qui m’arrivait, et, sans doute, en lui demandant ce que je pouvais faire — sans doute que je lui ai demandé de l’aide, d’intervenir et de rétablir la justice. Et là, elle m’a dit : « набей ему морду : – Casse-lui la gueule ».

J'ai senti le monde qui s'effondrait. — Ce n'était même pas la grossiéreté qui me laissait perdu, même si, évidemment, je n'avais jamais entendu ma mère dire une chose pareille. Et je ne comprends même pas, quand j'y pense, d'où j'avais pu entendre ça. Non, c'était tout à fait autre chose. Ce petit garçon, bien sûr qu'il était plus fort que moi (tout le monde était plus fort que moi). Mais ce n'est pas pour ça que je ne me suis pas jeté sur lui pour récupérer mon bien : au premier geste que j'aurais fait, à la première esquisse de révolte, évidemment, nos mères seraient intervenues et la justice aurait été rétablie. J'aurais récupéré mon seau. Si je suis resté figé, c'était pour autre chose : à l'idée qu'il fallait user de la violence contre la violence, à l'idée qu'il fallait se défendre. Que, contrairement à ce que m'apprenait ma grand-mère comme étant la qualité fondamentale de ce que j'étais censé être, un мальчик из интеллигентной семьи (comment traduire ? — un petit garçon d'une famille de l'intelligentsia ?), la bienveillance, la politesse n'étaient pas la condition sine qua non pour vivre. Qu'il fallait se battre. Se battre pour se défendre. J'avais très honte — pas pour moi, non, pas du tout : pour lui. Honte qu'il n'ait pas senti, lui, qu'il commettait une injustice.

*

Je n'ai jamais récupéré mon seau. En rentrant, je me souviens — ou bien est-ce un récit plus tardif (oui, sans doute, évidemment), — il y a eu une explication violente entre ma mère et ma grand-mère, au sujet de l'éducation qu'elle me donnait. Cette éducation, lui disait-elle, faisait de moi une lavette, une victime constante. Je ne me souviens pas de la réponse de ma grand-mère, je crois qu'il n'y a eu aucune réponse.

*

Je ne me suis jamais défendu, contre quiconque — et dieu sait si j'en aurais eu des occasions. Je me souviens d'une réunion de l'Institut culturel de Bretagne à l'époque où ce vieux fasciste, Per Denez, qui avait armé contre Françoise tout le mouvement breton, parlait et mentait, avec un aplomb et un cynisme stupéfiants. Je le regardais, et tout ce que je pouvais faire, justement, c'était le regarder, sans le quitter des yeux une seule seconde, droit dans les yeux dès que c'était possible, mais lui, bien sûr, il évitait mon regard. Je savais que cet homme-là, il était tout à fait capable de nous faire encore plus de mal, ou, pour mieux dire, de nous faire faire encore plus de mal, parce qu'il était trop lâche et trop sournois pour agir lui-même. Et moi, je le regardais… et, à ma stupeur, je le plaignais. J'avais honte pour lui.

*

Ce n'était pas de la haine que j'éprouvais pour lui, ou que j'éprouve aujourd'hui, plus de vingt ans plus tard, quand le souvenir de cette scène m'est une brûlure aussi grande qu'au moment où je la vivais, seul au milieu d'une assemblée qui hurlait sa haine contre moi. Ce n'était pas de la peur, évidemment. Non, c'était une espèce de pitié mêlée de honte et d'un très profond dégoût.

*

Au fond de moi, aujourd'hui même, c'est cette sensation d'être en-dehors de la haine qui reste la plus forte. Ce dégoût de la violence. Cette honte devant elle. Cette sensation qui me vient de cette vieille dame, ma grand-mère, qui avait traversé tout ce qu'avait pu traverser une personne ayant vécu en Russie puis en URSS après 1917 (elle avait 29 ans en 1917). Une femme qui n'a jamais cédé sur rien.

© André Markowicz, 4 novembre 2017.

[2Quand un nommé Bourin m’avait délibérément uriné sur la figure – et corollaire, dans les trappes non ouvertes : comment nos vengeances ont pu contribuer, directement ou indirectement, à la mort de tel individu. Un autre corollaire, qui ne figure par dans le spectre qu’évoque André, c’est la pulsion après ces moments-là à retourner sur soi la violence qu’on s’est refusé à exercer sur les autres.

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2017
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