< Tiers Livre, le journal images : 2020.01.09 | de la transportation (pratiques du rêve, suite)

2020.01.09 | de la transportation (pratiques du rêve, suite)

L’exercice n’est pas si difficile. On y parvient assez vite : arrêter le rêve, se tourner à la perpendiculaire, comprendre le paysage qui vous est livré, l’obstacle (fenêtre sans vitre, le plus souvent, dans mon cas) et puis progressivement s’y glisser.

Longtemps, dans l’apprentissage, on relâche alors l’attention aux éléments du champ visuel, et le point d’ancrage revient dans le rêve de départ, on se réveille et voilà.

La deuxième phase est plus âpre, et d’abord on la pratique guidée : c’est diriger le paysage qui surgira du rêve. On part de lieux réels, de lieux qui sont ailleurs, voire très loin du lieu où on rêve, mais des lieux réellement arpentés, voire appris. Les lieux inventés, ceux que le rêve produit de lui-même, appartiennent aux catégories ordinaires d’imaginaire, de fiction, mais ce n’est pas ce qu’on cherche.

Ces points d’intensité, on apprend progressivement à les déceler dans la vie ordinaire. Jean Audeau m’avait lui-même appris à détecter le premier, qui est toujours le premier par lequel je reprends actuellement mes exercices de transportation. Alors, dans ce paysage pris à un point biographique d’intensité, on se coupe du rêve de départ, on arpente le nouveau lieu, il devient lieu réel de l’expérience du rêve. Actuellement j’ai quatre lieux principaux d’intensité, dont certains très éloignés — ils sont tous camouflés dans ce journal images, parce que ces traces visuelles sont importantes dans ce que j’entreprends ces derniers mois.

Dans le rêve, on n’emporte pas d’objet. On commence le rêve dans la tenue qui convient le mieux, la plus passepartout possible, et on marche dans l’autre lieu. Je dispose aussi d’une dizaine de points secondaires, que je peux ouvrir par le rêve, mais où l’expérience et les interactions resteront plus limitées. Pour les points principaux, il m’est important — biographiquement j’entends — de les visiter régulièrement. J’en profite alors pour disposer de très légers déplacements, ou positionner aussi des objets dont je pourrai me saisir dans les rêves, y compris récemment des appareils-photo (de ceux qui ne craignent pas cet abandon provisoire, et que je pourrai récupérer plus tard). Dans le rêve, je peux les retrouver, les manipuler, et les replacer dans leur abri, je peux aussi constituer d’autres traces qui m’aideront à établir, lors de la visite réelle suivante, ce qui s’est passé dans le rêve.

Ci-dessous les images d’un de ces lieux qui me sont principaux. Une fois, dans les débuts de mes voyages, j’y ai rencontré quelqu’un : on s’est longuement observé, même dévisagé — il ne s’agissait pas de Jean Audeau, et d’ailleurs c’était bien longtemps après son décès. C’est longtemps après son décès que j’ai commencé à reprendre ces voyages, ces voyages qui seraient désormais sans aide, sans possibilité de secours. Ce type que j’ai croisé, je suppose que lui aussi continue de revenir dans ce lieu qui nous est commun, et que lui aussi serait curieux que nous échangions sur nos avancées. Je saurais parler maintenant. Mais nous n’étions pas capables de plus : marcher l’un vers l’autre a été se traverser, il s’est évanoui.

C’est un lieu idoine pour l’apprentissage parce qu’abandonné et vide. Il y a des chiens, mais les chiens ne perçoivent pas les êtres de rêves que nous sommes dans ces voyages. Ou, du moins, nous savons échanger avec les chiens dans la nature même qui — en ce moment précis — peut nous être commune. Pour les animaux, il n’y a pas besoin d’apprentissage, et long et difficile comme le nôtre, pour s’établir du même pas dans le réel et l’imaginaire, si ce qu’on nomme imaginaire est l’autre réalité, celle où on s’est transporté.

Depuis quelques mois, je me concentre sur une nouvelle phase : c’est en partie la raison qui m’a fait renoncer aux tâches d’enseignement, et les contraintes de voix et présence physique auxquelles elles vous astreignent. Il faut du temps ouvert, un espace clos, et beaucoup se taire. La première fois, c’était avec Jean Audeau : se réveiller dans l’autre espace, celui qu’on a ouvert par le rêve. Faire alors que le rêveur initial devienne le rêvé du nouvel espace.

Cette expérience est d’un tout autre niveau de difficulté : la première fois, et quand bien même dans la réalité la plus immédiate de nos arpentages favoris, la petite ville de Vendée où il résidait et où je le rencontrais, on en sort terrorisé, tremblant. On reste longtemps avec les yeux écarquillés d’effroi. Grâce à ces six premiers mois dans des conditions de pratique sociale extrêmement restreinte, j’y ai accès sans traverser trop d’écrans de peur. Je m’installe de façon à ce que le retour soit possible dans des conditions matérielles adaptées à cette faiblesse relative de l’être de rêve.

C’est cela que je pense possible de perfectionner maintenant. Il y a deux catégories de pratiquants, dans la transportation volontaire : ceux qui tout d’abord se voient dormir, se séparent d’eux-mêmes en se séparant de l’image d’eux-mêmes qu’ils laissent à son sommeil — Jean Audeau appartenait à cette première catégorie ––, et ceux qui ouvrent le rêve et transportent le dormeur lui-même : j’appartiens à cette seconde catégorie, c’est uniquement par la pratique du rêve, et non le travail sur cette image séparée de moi-même, que j’accomplis ces exercices.

Cette nuit je me suis rendu, depuis mon rêve, dans ce lieu précis, un de mes quatre lieux d’intensité. Éloigné, et hors des heures, perpétuellement dans sa lueur diurne. Un à un, j’ai reconnu tous les points précis dont je saurais par coeur reconstituer l’inventaire : les cours, les murs, les effondrements, les enfoncements, les perspectives, et l’immuable ou indestructible moteur abandonné sous le ciel dur (et pourquoi, quel rôle). Et puis je me suis assis, me suis souvenu de comment m’asseoir, pour me rêver dans le mouvement inverse, celui qui me repositionne ici, en cet instant, devant mes instruments d’écriture.

J’ai aussi à parler de Balzac, qui m’avait amené à ce lieu précis. Je raconterai les prochains voyages, c’est important désormais que je les raconte.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 janvier 2020
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