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2024.08.11 | supplique aux amis Belges pour arrêter d’enquiquiner le nez de Cortázar !

En haut de page, ce que la ville de Bruxelles, place Brugmann à Ixelles, voit de Julio Cortázar, et, en passant votre curseur sur l’image, ce que Julio Cortázar voit de la place Brugmann à Bruxelles.

Contrairement à mon ami Rurik Dmitrienko, je n’ai jamais croisé Julio Cortázar de son vivant. Le portrait intérieur que je me fais de lui vient des photos du Quarto ou des Autonautes de la cosmoroute, des vidéos d’entretien ou des accompagnements d’articles.

J’avais deux choses à régler en venant ce dimanche 11 août 2024, dans l’éclairage zénithal défavorable d’une journée caniculaire et vide (du point de vue de la circulation et de la fréquentation, pas de ce que j’avais à y faire), c’est :

 d’une part, quoiqu’ayant vu ce buste une fois début des années 2000 (probablement en tournée radio télé pour mon Dylan, mais n’avais pas retenu le fait, donc en 2006, qu’il venait d’y être installé), j’étais récemment cet hiver, trois jours de suite, repassé place Brugmann même traversée à pied juste sous son nez, et je n’avais même pas remarqué mon Julio Cortázar : de mon fait, ou parce que la ville le maintenait en état d’invisibilité ;

 d’autre part, puisque le fait marquant de la vie de Julio Cortázar c’est cette affection très rare, par laquelle ne sont pas inhibés en fin d’adolescence les processus de cessation de croissance, maladie qui probablement contribue à sa mort prématurée, devenu littéralement géant aux membres et au tronc immense sous une tête elle restant fixe, que l’installation d’un buste ne pouvait se faire que sur un socle dont la loi serait d’une hauteur qui chaque année progresse de quelques centimètres, et que, à vingt ans de distance depuis ma première visite, cela devait bien se remarquer.

Et deux codicilles par symétrie :

 d’une part, je suis familier des questions de reproduction (peinte, dessinée, gravée, sculptée) des écrivains qui m’importent. Il n’existe aucun portrait de Rabelais de son vivant, malgré la profusion des réalisations stéréotypes apocryphes. Le Balzac de Rodin a pour modèle un routier (oui, la route rémunérée pour ses marchandises jusqu’à Tours) d’Azay-le-Rideau. Après la réalisation du masque mortuaire de Marcel Proust, ce n’est pas moins de cinq artistes qu’au lendemain de son décès on autorise à le venir peindre, dessiner ou photographier, un défilé. Il a fallu, tardivement, que soit exhumée une photo de classe à l’internat de Pau pour qu’on identifie cette grande silhouette floue au fond comme étant Isidore Ducasse, et rien d’autre pour Lautréamont, pas du tout le portrait imaginaire qu’en avait fait Man Ray et idem pour Sade ;

 d’autre part (depuis la villa Médicis et Frédéric Bleuet, élève de Jeanclos lui-même élève de) je suis familier des questions propres à la statuaire, l’excès où elle doit se construire pour atteindre à un imaginaire juste, et l’obligation esthétique et morale de n’en appeler qu’à sa propre histoire en tant que sculpture et non pas à aucun critère de fidélité à des apparences forcément impuissantes à rejoindre l’œuvre dont on construit le saisissement à travers un visage, quand notre propre visage en est si terriblement en deça (à moins d’Artaud) — ainsi de l’émergence brute et contradictoire des traits, ainsi des yeux aveugles et creusés (en Chine on leur rajoute des billes blanches pour faire plus vrai, quelle horreur) mais ainsi même la disproportion d’échelle et qu’on lui fait la grosse tête : on voudrait pour nos géants de l’invention d’histoire un grandissement à échelle des colosses de l’île de Pâques, on touche et ça fait du bien ;

Et puis, en 2005, quand le bronze émerge de la fonderie en cire perdue (à Buenos-Aires ou ici en Europe ? la plaque ne le dit pas, c’est pourtant un art en soi, organiquement lié à celui du sculpteur), quel visage de Julio Cortázar porte en lui le sculpteur Edmund Valladares, rémunéré par l’Unesco via l’ambassade d’Argentine en Belgique ? Julio Cortázar est pour nous ce fin promeneur de Londres et de Paris, ciseleur de tant de contes fantastiques désormais aussi enracinés en nous que ceux du géant probablement plus âpre qu’est Jorge Luis Borges (autre mystère, ces hiérarchies sans justification, et ajoutons-y Michaux). Mais une partie seulement de son œuvre, aujourd’hui encore, est traduite. En Argentine, un continent bien plus chaotique et massif, incluant essais et poèmes, et pas seulement nouvelles et romans.

Julio Cortázar étant donc né ici à Bruxelles en 1913 (ses parents et sa petite sœur rejoignant ensuite la Suisse, ne revenant en Argentine qu’en 1920 et le père qui les plaque), voici l’hommage qu’on lui rend, bien légitime.

Et moi j’en rapporte en quelques dizaines de minutes, je compte dans mon LightRoom, 185 images (au 35). Le geste de photographier est légitime parce que le temps qu’on consacre à l’effectuer, même ce dimanche midi dans la ville d’août quasi déserte, brûlante et à la lumière dure, est un pèlerinage comme celui accompli vingt fois (plus probablement) cimetière Montparnasse où depuis 1984 il repose avec Carol Dunlop.

Mais voilà : la statuaire dérange. On sait, à Rome, ce bronze de Michel-Ange (Saint-Pierre ?) donc le bout de pied qui en semble un chausson doré a été entièrement mangé par les pèlerins de cette religion fétichiste et rabougrie, à l’histoire si obstinément criminelle. Toucher le pied de bronze de Saint-Pierre, ô votre salut assuré et tant pis pour la statue. Je l’ai constaté d’autres fois, en d’autres lieux pas même forcément catholiques : ici, dans l’obscure Espagne, le sexe des anges.

Mais le nez de Julio Cortázar ? Non, mais le nez de Julio Cortázar ?

Personne pourtant aujourd’hui qui semble s’apercevoir de sa présence. Encore mieux : dans la régression implacable de la littérature, qui nous met tant en désarroi, celles et ceux qui sont venus toucher le bout du nez de Julio Cortázar, que savent-ils des axolotls et de son œuvre ?

Au cimetière Montparnasse, on a récemment installé un écriteau demandant d’en cesser avec cet usage si longtemps prégnant, consistant à déposer sur le granit de la tombe quelques cailloux blancs, un papier à l’encre délavée et au poème illisible, un ticket de métro. Ce cimetière souffre d’autres maladies (les tombes de Tarkos et Beckett y échappent encore, celle de Duras pas) : application de faux baisers au rouge à lèvres indélébiles, quel pied d’embrasser la pierre de Sartre et Beauvoir, et Baudelaire...

Alors, amis, amis belges, ne pourriez-vous pas compléter l’hommage à Julio Cortázar, même sur socle désespérément sans ce permanent grandissement qui l’affectait, d’une petite mention mais explicite : « ne venez pas enquiquiner le nez de Cortázar ». Un tel merci pour ce respect, quoique ces attouchements nasaux doivent dater de quand le socle était encore visible. Voyez les images : la corrosion lisse du bout du nez de Julio Cortázar est aussi évidente que sur le pied de bronze adoré sur Saint-Pierre de Michel Ange.

Allez donc le lire, zut de zut, plutôt que d’enquiquiner encore le nez de Cortázar. C’est une plainte, une prière, une supplique.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 août 2024
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