< Tiers Livre, le journal images : 2025.05.30 | Rabelais & Balzac morts comme leurs pierres

2025.05.30 | Rabelais & Balzac morts comme leurs pierres

J’aime bien ce hameau, en vieux chemin médiéval longeant l’Indre, pour savoir que Rabelais d’abord, Balzac longtemps ensuite, y sont passés. Y sont passés à pied. Les strates profondes d’angoisse qu’on emmène avec soi, verticalement sous la surface neutre du visage, n’entament pas l’autre zone : la résolution d’avancer et continuer, quand ce serait pour soi seul et sans jamais de pourquoi. C’est une sérénité — une sérénité de vieux — qui suffit pour marcher. De toute façon, quand on marche, c’est eux qui sont présents, qui appellent ou font signe. Une sorte de cohérence qu’on finit par comprendre pour soi, quand bien même on n’en tient pas les clés : dans la mutation obscure du présent, rassembler parce qu’on y marche ces pics de transition qui sont devenues langue, ça concerne donc Rabelais et Balzac, comme ça concerne aussi (et arpenté aussi) Lovecraft. Pas d’autre besoin donc, il suffit de venir et de marcher. Marcher encore, marcher sur ce chemin même, en son tracé médiéval, parce qu’eux l’ont marché. Le refaire selon les saisons, comme selon les années. C’est dans cette condition d’y marcher qu’on perçoit qu’ils font signe. On ne se retourne pas. Le signe, on ne le matérialise pas. C’est quand on reprend la langue, les mots, les phrases, les livres, qu’on sait qu’il y eut cet appel, alors même qu’on marchait sans les voir, mais parce que c’est ici qu’on marchait. Je rassemble depuis quelques mois un parcours dans les centaines et centaines de photographies faites (mais avec régulièrement des journées uniquement consacrées à la prise de vue photographique), un livre sur ces chemins de Rabelais, en partant de l’ovale magique qu’est le territoire originel du Gargantua. Pourquoi demander à quelque instance que ce soit, hors cette poignée qu’ici on ait, de valider ou valoriser ou même de simplement payer l’essence parce qu’ici il nous faut marcher ? Alors une fois de plus, même sous ce ciel gris et venteux d’un printemps abasourdi du monde mauvais, marcher encore. Et, à reprendre les images juste rapportées, d’une si minuscule traversée et si connue à la pierre près, se dire : ce que j’ai photographié — pour moi et la poignée qu’on est — c’est eux-mêmes : le lire Rabelais, le lire Balzac, ce qu’on en a fait. Et, ce soir, même dans cette ombre de rage qu’on porte, à avoir compris cela, que ces ruines qui vivent, ce sont eux qui vivent, mais littérature-ruine parce que nous l’avons laissée telle, et que nous seuls, les quelques-uns d’ici, le savons encore, qui pratiquons Rabelais, ou Balzac, ou quelques autres, dans ce malgré nous de nos strates d’angoisse, revenir marcher là en se disant que c’est cela, et uniquement cela, qui nous revient, dans les pages qu’on arpente et quel que soit le destin que le présent leur impose.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 mai 2025
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