Daewoo
des hauts-fourneaux dans la tête

dès le mois d'août, Martine Laval avait souhaité une rencontre pour échanger autour de Daewoo - cet échange m'a permis de faire la connaissance d'Eric Larrayadieu, que je tiens de longue date pour un de nos meilleurs photographes (Jours incertains, en particulier) - voir ici pour la source de la phrase "des hauts-fourneaux dans la tête" - FB

l'article de Martine laval sur site Télérama

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Des hauts-fourneaux dans la tête

 

Il y a bientôt deux ans, le départ d'une firme coréenne installée en Lorraine ruinait la vie de centaines d'ouvrières. François Bon en a fait un roman.

D'abord, il y a le décor, « un paysage de fer ». Une route qui s'étire vers Longwy, des ronds-points tous identiques, des patelins sages, des zones industrielles interchangeables avec, posées ici et là, des usines, blocs aveugles, parallélépipèdes parfaits qui déchirent l'espace de leurs blancheurs. Et puis « des champs pâles, des champs sans rien, où l'herbe même a du mal ». Notez bien ce qu'écrit François Bon. Il ne dit pas l'herbe a du mal à pousser, mais « l'herbe a du mal ». Comme si, ici, la douleur avait envahi le moindre brin de verdure. Comme si, ici, la rythmique d'une phrase disait tout.

Daewoo, nouveau roman de François Bon, est tout entier écrit de ces phrases cassées, comme celle de l'herbe. Des phrases presque amputées, chaotiques, en suspension sur des silences, des pudeurs, et qui éclatent dans un vacarme, comme cette autre prononcée par un de ses personnages : « Ils se rendent pas compte que c'est notre survie, presque. » Presque, en bout de ligne, en bout de souffle, parce que l'angoisse on la bâillonne, « on va pas raconter nos misères ». Dignité.

Avant d'être un roman polyphonique - voix d'ouvrières et voix de l'auteur se mariant - Daewoo est le nom d'une société coréenne riche en scandales financiers, trois sites de production (téléviseurs et micro-ondes) installés dans cette vallée de la Fensch où jadis les hauts-fourneaux des aciéries crachaient au ciel. Et puis, un jour de 2003, on décrète que ce n'est pas rentable. On ferme. On délocalise. C'est simple. Les subventions publiques (estimées à 35 millions d'euros !) n'auront servi à rien. La reconversion économique de la région - un joli fiasco - aura duré huit ans. La détresse humaine, elle, comment on la quantifie ? la qualifie ?

Alors, parce que c'est son boulot - il dit « notre travail », parle des écrivains comme d'un corps de métier, de la littérature comme une chance de s'interroger sur le monde, de s'interroger sur soi --, François Bon est parti en repérage sur les lieux du carnage avec son camarade metteur en scène Charles Tordjman. Il s'en est allé « mouiller sa chemise », parler à quelques-unes des cinq cents « filles de Daewoo » licenciées, récolter auprès d'elles la matière littéraire, des mots bien sûr, mais aussi une gestuelle, une rage dans un regard, une coquetterie, des silences. D'un projet de théâtre (voir note ci-contre) est né ce livre. « On ne décide pas de faire un livre, c'est lui qui commande. Je n'ai pas eu le choix. Quand on reçoit des paroles fortes, on ne se pose plus de questions. Il me fallait aller au bout de moi-même avec cette histoire », dit-il « presque » gêné de tant d'aveux - il ouvre un petit carnet noir et s'émerveille encore de toutes ces pattes de mouche, paroles saisies à la volée, impressions capturées au temps, et mille fois réécrites, mille fois mixées jusqu'à trouver le ton juste. Dans Daewoo, les récits des « superflues », de celles que l'ordre économique a jetées à la poubelle, sont repris par les quatre comédiennes en répétition. Et l'on assiste alors au travail de l'écrivain et dramaturge, à un va-et-vient entre fiction et jeu, minutieuse mise en marche des mots.

Depuis qu'il écrit -  Sortie d'usine, son premier roman a été publié en 1982 --, François Bon, Vendéen de naissance, marque son territoire littéraire. Comme s'il avait besoin d'une légitimité, il cite en exergue de Daewoo François Rabelais, un de ses auteurs fétiches (avec Nathalie Sarraute, Honoré de Balzac, Julien Gracq, Bernard Noël...) : « Et là commençay à penser qu'il est bien vray ce que l'on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l'aultre vit ( Pantagruel, 1532). » Avec conviction et sérénité, l'ex-ingénieur, ex-ouvrier, construit sur le champ social - celui des laminés de l'industrie, des sans-grade et sans-travail - une oeuvre exempte de misérabilisme. Une coupure de presse, une conversation dans un train, un sac plastique qui s'envole devant un magasin Lidl, autant d'images, de chemins pour imaginer des destins. S'il s'encanaille à publier une biographie des Rolling Stones ou à participer à la traduction de la « Bible de Bayard », c'est juste pour comprendre l'histoire, celle des années 70 - de ses 20 ans --, ou celle de l'humanité.

François Bon, les pieds bien arrimés à son époque, court la moitié de « l'aultre monde » (collèges, prisons, centres sociaux) et y anime des ateliers. « Le désir d'écriture, à savoir la curiosité de soi-même et du monde, est en chacun. Suffit de le réveiller. A des élèves de seconde, j'ai demandé où elles se plaçaient (se cachaient ?) pour penser. Pas ce à quoi elles pensaient. Ça, c'est de l'intime. Leur proposer d'écrire à partir d'un endroit, une chambre, un terrain de jeux, c'est leur faire prendre conscience qu'elles pensent, elles aussi, qu'elles ont ce droit, qu'elles sont des personnes autonomes, capables de nommer leur environnement. »

Dans Daewoo, l'écrivain public n'hésite pas à se mettre en scène. Il roule dans les zones industrielles, tournicote à des ronds-points (« La première scène de rond-point, je l'ai retravaillée cinquante fois ! »), s'interroge sur son travail, s'invite à « la cellule de reclassement », s'attarde sur une affiche défraîchie, la photographie, boit un café avec des ouvrières de Daewoo, bricole son magnéto, note fébrilement, laisse aller les silences. Il prend des bouts de leurs vies et les restitue avec son propre langage. Il se met à l'oblique, « se laisse bousculer », écrit « à l'écart » : « Je note, mais à partir du moment où j'écris, c'est moi qui entre en jeu, avec ce que je suis, mes gosses, mon travail, ma vie. »

Avec ces voix de femmes réinventées par l'auteur, Daewoo raconte une histoire invisible, celle du monde de l'usine - gens et machines - et puis celle de l'après-usine - luttes et déveines. Il dit l'espace vide, désormais silencieux, « une ambiance de fin du monde, une ivresse de cathédrale ». Avec François Bon, l'usine devient lieu de tragédie, théâtre de mémoires occultées, de destins balayés. Il travaille au corps l'histoire, lui fait cracher ses tripes et l'on se souvient alors du Cimetière américain, de Thierry Hesse (éd. Champ Vallon, 2003), autre plongée dans une Lorraine minée, tout imprégnée de cette même hargne à pointer la vérité : « Les médias ont baissé les bras, je prends le relais. De cet événement violent, il n'y a plus de traces, à peine quelques statistiques. Qui sait ce qu'il a entraîné de casse humaine, divorces, maladies, dépressions et cancers, suicides ? Qui sait ? »

En créant le personnage de Sylvia, l'écrivain ignorait qu'il inventait la réalité. Sylvia, une femme indépendante, déléguée syndicale, une « grande gueule » selon les copines toujours prêtes à se moquer un peu. Un dimanche après-midi, elle s'est donné la mort. Sans laisser de mot. Tout au long du livre, les personnages de François Bon s'interrogent, essaient de relier le fil : « Là-bas au travail on pleurait, on s'engueulait, même si on se tirait la gueule il n'y avait pas l'isolement. »

François Bon a construit un roman enquête, un roman réalité. Il fait l'écrivain autant que le journaliste, cite chiffres et noms, élabore la liste des entreprises en perdition (Moulinex, Metaleurop, Levis...), rapporte ces propos d'un homme de ministère en visite sur le terrain : « Il faut accepter que les emplois créés soient d'une autre nature que ceux détruits. Le temps est à l'usine jetable. Cette idée heurte les salariés, on garde toujours un haut-fourneau dans sa tête. » Grande farce des reclassements ! Au choix, maître-chien (c'est nouveau pour des filles), ou «  call girl  », standardiste dans un centre d'appels téléphoniques. François Bon achève son travail de romancier par ces mots : « Et laisser toute question ouverte. » Daewoo en soulève à la tonne. Comme celle-ci : ces hauts-fourneaux que les ouvriers sur le tapis ont dans la tête, ne vont-ils pas un jour exploser ?

Martine Laval

 

© Télérama n° 2851 - 4 septembre 2004