On démolit aujourd'hui Billancourt...
François Bon / Antoine Stéphani
en librairie en février 2004, éditions du Cercle d'Art
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L'usine Renault Billancourt de l'île Seguin, témoin majeur de l'histoire du mouvement ouvrier, va être démolie. Quelques photographes, dont Antoine Stéphani, ont été autorisés à explorer l'usine vide, ses toits, ses labyrinthes. Antoine Stéphani, qui a publié au Cercle d'Art un très beau voyage entre imaginaire et réel sur le cimetière du Père Lachaise, y a installé son Hasselblad dans les anciens vestiaires, la centrale énergétique qui était en 1934 le symbole de l'utopie manière Louis Renault, et bien sûr les grandes nefs et les ateliers. Pour moi, écrire sur Billancourt, c'était revisiter après Mécanique l'histoire familiale. J'ai connu cette usine, grâce à Jean-Michel Leterrier, en 82 et puis en 88, tout à sa fin, comme j'ai connu Renault Flins ou Citroën Lajanais. C'est avec émotion qu'on aborde la responsabilité de 40 feuillets, qui seront en librairie le jour même où s'effondrera l'usine, pour faire place à la fondation d'art contemporain de M. Pinault. Le livre vient d'être présenté à la FIAC en avant-première. FB

complément 2008 : pour aller plus loin, le site de Martine Sonnet Atelier 62, liens, archives, images...



six photographies d'Antoine Stéphani, extraites de "Billancourt", et en prime, ci-dessous, une qui ne figure pas dans le livre (cliquer pour agrandir):

 

deux documents rares: l'ile Seguin en 1919, et en 1948


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François Bon / On démolit aujourd'hui Billancourt...

(extrait de Billancourt © éditions du Cercle d'Art)

 

On démolit aujourd’hui Billancourt.

Et l’usine comme un livre que d’abord on ouvrirait timidement, ou comme lèverait, maintenant que tout ici est vide, un univers très secret, même si très vite y résonnent, dans la tête comme aux quatre bords des images carrées de l’Hasselblad d’Antoine Stéphani, pour chaque géométrie de fonte et d’acier, toute l’émeute d’un siècle et ses rêves.

Dans le souvenir, pourtant, Billancourt n’a pas de couleur, que celle du fer, du bitume et des murs et la couleur que sont ces mots : on passait sur le pont, le mur vous avale, on se souvient de rues et de rampes, d’emboîtements de bureaux, de locaux avec des affiches puis aussitôt les halls et les passerelles, la mémoire déjà se perd dans la topologie de l’île usine et pourquoi vous reviennent les lettres géantes et les numéros (des indications comme B5, A9), censés vous repérer dans votre voyage.

Dans ces halls, les B5, A9 et les autres, j’étais venu plusieurs fois. Les chaînes d’assemblage faisaient passer au-dessus de vos têtes des files de portières qui soudain viraient à angle droit, amorçaient une descente à l’oblique, et déjà ce dont on se souvient ce n’est plus du bruit, des rails et du métal mais des visages qui vous déchiffraient au passage, des mains serrées qui souvent, avant d’agripper la vôtre, s’essuyaient à un chiffon sorti de la poche du bleu. Le travail ici s’affichait dans sa nature sauvage : gestes qu’on refait, calculés pour la rentabilité, par des grappes d’hommes dont peu importe la langue et le visage, dans le hurlement constant du bruit d’usine.

[...]

Le livre, on l’avait à la maison et c’est ainsi que ces vies, en leur temps même, se faisaient légende : dans la bibliothèque restreinte d’un garagiste de village, même si elle ne tient qu’une étagère du buffet dans le salon, les biographies des fondateurs de l’automobile, les lettres Citroën installées par l’inventeur de l’engrenage à double chevron et de la traction avant sur la tour Eiffel, et celle de Louis Renault. C’était un roman comme ceux de Balzac et nous les lisions comme on lisait la vie de Gandhi ou celle de Napoléon, à cette différence qu’on pouvait vérifier devant soi l’existence concrète des objets qui prouvaient que le roman était vrai. Ce dont je me souviens à tant de distance, c’est de cette image devenue peu à peu aussi naïve ou simple, comme dans les vies de saints, du premier atelier de Louis Renault : le bricoleur de génie aux moustaches en guidon, posant avec son premier véhicule devant l’appentis du jardin. Les bonnes âmes veulent dans la rénovation de Billancourt qu’elle survive, l’image simple du fondateur, via un « espace mémoire », selon la terminologie de nos temps fades. D’ailleurs, aux temps de la prospérité, on l’avait déjà transplanté à la place d’honneur, sous les fenêtres de la direction d’état. Mais dans ce cas, que faudrait-il honorer aussi des autres ingrédients du départ, que l’image d’Épinal avait soigneusement laissés hors cadre ? Alfred Renault, marchand de tissus en gros à Paris, place des Victoires, a investi dans deux fabriques de boutons (on trouvait encore dans Paris et nos provinces des boutiques tout entières vouées à la vente des boutons, collés ou cousus sur des petites plaques de carton, et chacun avait son nom). La famille a des propriétés ou appartements à Paris, Angers, Saumur et habite bourgeoisement Billancourt, en bord de Seine. Les enfants sont cinq, mais des deux sœurs et de leur destinée on ne sait rien. Les deux fils aînés, Fernand et Marcel, ont repris les activités du père, le négoce et les boutons. Le seul des fils qui n’a pas le goût de l’école et de l’argent, qu’il bricole au fond de la propriété, la légende a du vrai : le père aussi avait le goût de la mécanique (à preuve, qu’il a offert à son épouse, pour 10 000 francs de l’époque, une des 410 actions initiales de Panhard et Levassor). Marcel aime la vitesse. Dans ses échappées de fils de riche vers Trouville, Deauville ou Cabourg, il comprend le goût de Louis pour ces machines à dévaler la route. Louis, dans son appentis soude, forge et usine, a ce goût du fer et de la table à dessin, ressemble à un de ces touche-à-tout qui se serait échappé d’un roman de Jules Verne, peut-être les Cinq cents millions de la Begum… Adolescent, du temps du père, Louis a construit un canot à vapeur. Ce n’était pas une merveille, mais on a tourné autour de l’île Seguin et il s’est obstiné, a perfectionné son générateur de vapeur, le fera breveter et même le vendra à Delaunay-Belleville. Il échoue à Centrale, l’école d’ingénieur, et c’est Delaunay-Belleville qui l’embauche comme dessinateur industriel. À peine a-t-il de l’argent à lui qu’il s’achète d’occasion un tricycle De Dion-Bouton et découvre son destin définitif : De Dion-Bouton, comme toutes les autres voitures de l’époque, avance avec une transmission par chaîne. Il démonte son joujou, le passe à quatre roues, et conçoit avec équerre et compas, sur sa table à pantographe, un système de transmission en prise directe avec arbre. Et puisque personne n’y croit, il va le construire lui-même. On est en 1898, tout à distance ajoute à la légende, comme cette première sortie sur la voie publique, pilotée par Marcel, à Billancourt, de la première Voiturette. Louis et Marcel en rajoutent par provocation : on prend le défi que Marcel, avec la prise directe, escaladera la rue Lepic, les Renault sont les premiers à débouler dans Montmartre en voiture. C’est que la Voiturette, malgré son moteur trois quarts de cheval seulement, a su rester légère. Et le génie des fils du fabricant de boutons, c’est de passer le reste de la nuit en bringue dans Montmartre et laisser à qui veut, mais on est entre gens du même monde, s’amuser à grimper à son tour les côtes de la Butte. La famille a réputation solide et les commandes tombent (douze commandes, en tout cas, cette première année). Marcel pilote, Louis copilote : ils sont premiers sur le Paris-Trouville, premiers sur le Paris-Ostende, premiers sur le Paris-Rambouillet et c’est comme ça qu’on vend les voitures. Si à l’adresse du 139, rue du Point-du-Jour, à Billancourt, Louis Renault a six ouvriers, bientôt il en a soixante, décline sa Voiturette en deux modèles (type A, type B), se veut une réputation de robustesse, d’endurance. La couronne parisienne grouille de ces cours étroites sous haute cheminée de briques où des hommes fondent, trempent ou forgent l’acier venu de l’est ou du nord, Louis Renault commande à l’extérieur ses châssis mais tout le reste est fait maison : il lui faut une fonderie pour le bloc moteur et le vilebrequin, on alèse soi-même les chemises où alterneront bielles et pistons des quatre cylindres, ce qu’on apprenait nous dès l’enfance comme un secret précieux et mystérieux : A l’admission, B compression, C explosion et D échappement, et comment le génie du moteur quatre cylindres était de travailler par temps antagonistes, le temps de l’explosion du cylindre A provoquant la compression du cylindre C, tandis que le B inactif aspirait du carburateur le mélange air essence dans l’admission et que le D renvoyait dans l’atmosphère, via le tuyau noir, la fumée qui en restait.

En 1900, quand les Champs-Élysées inaugurent pour l’exposition universelle le pont Alexandre III et ses statues dorées, et qu’on installe tout un résumé de l’art français dans le Petit Palais tout neuf, Louis Renault construit en brique rouge et toits en triangle avec cheminées droites, sur son bord de Seine à Billancourt, deux hectares de hangars, a maintenant cent dix ouvriers. La Type C relaye la Voiturette, accomplit une tournée de 5 000 kilomètres tout autour de la France comme la première avait escaladé la rue Lepic, invente d’être la première « conduite intérieure », gagne le Paris-Bordeaux et recueille en un an 350 commandes : il va falloir encore ces mains noires, encore des hangars. La société Renault Frères est créée en 1902 : l’argent des boutons c’est Fernand et Marcel qui en disposent, ils mettent chacun 30 000 francs, et Louis sera leur salarié. Voilà la voiture Renault de 1902 : les roues à rayons de bois, le banc à l’avant pour le chauffeur, l’arbre de direction planté directement par une crémaillère sur l’essieu avant, et le luxe des cuirs réservé au siège arrière, surélevé pour que ces dames ne soient assises au niveau du chauffeur, capote relevable et phares à acétylène sur chaque aile. Louis Renault plaide pour des moteurs à bas régime, qui durent longtemps, et dans son atelier il a affiché, peint à la main un dimanche matin en noir sur fond jaune, son slogan : « stabilité, unité ».

Tout l’exact contraire de Billancourt naissante et son exacte légende pourtant à Couhé-Vérac le monument à Marcel Renault, une stèle dans la campagne sur une aire de pique-nique pas très propre. Ne pas comprendre comment on pouvait mourir à 35 kilomètres heure (la course Paris Madrid de 1903, un vrai prodige en ces temps de chemins poudreux et de villes et villages à traverser droit, l’accueil qu’on vous faisait dans les préfectures : le progrès que vous personnifiez, l’aventure humaine dans sa preuve détonante), et personne que mon père et mon grand-père (nous autres les gosses qu’on amenait là en pèlerinage n’avions pas le choix) pour s’intéresser dans le virage rectifié à la stèle de Marcel, derrière nous les voitures et camions dévalant la pente de Poitiers vers Angoulême indifférents, Renault ou Citroën ou Simca et Peugeot et même des « étrangères » dont nous savions encore, même sans nous retourner, reconnaître la marque au seul bruit du moteur. Et quarante ans plus tard, quand je passe à cent trente (diesel à injection common rail en cinquième silencieusement fixe à 3 200 tours, il en dirait quoi, Louis Renault ?) sur la quatre voies rectiligne de la Nationale 10 à Couhé-Vérac, rare que je ne cherche pas, par réflexe, à apercevoir au passage, dans la courbe désormais condamnée, la petite stèle envahie de ronces qui y est toujours, comme si c’était de mes propres morts qu’elle témoignait : de ces deux hommes qui m’y emmenaient, et dont la mécanique fut le destin. À peine un an après la fondation de leur société, les frères Renault sont deux, et Marcel est mort aux commandes d’une voiture fabriquée pour lui par son frère Louis.

[...]

En 1937, plus de jardinets ni de tir aux pigeons, on n’invite plus les journalistes mais Seguin est enfin tout entière usine, de la proue à la poupe ciment, fer et bitume, avec les six étages que domine le bureau du patron, et les rampes et galeries tout autour de leur « grande nef » (et c’est par la grande nef qu’Antoine Stéphani nous fait entrer dans Billancourt). Pas d’autre dessin pour les murs que la géologie elle-même, on aura une usine virgule, une usine en courbe pour qu’elle plonge droit dans la Seine, sans qu’on en sache jamais d’autre architecte que Louis Renault lui-même : un rêve poursuivi quinze ans obstinément, aussi net que sa Voiturette, ou l’accomplissement bien plus ancien de ce rêve adolescent d’un canot à vapeur, essayé au même endroit, depuis la rive de Billancourt. En 1939, île et trapèze, 37 000 ouvriers, et parmi eux, selon qu’ils viennent de Boulogne ou de Meudon, ils sont 9 000 à franchir un des deux ponts qui mènent sur l’île : on fabrique des voitures (50 000 par an), mais toujours les camions, les tracteurs, les autobus, outre les blindés ou les moteurs tous usages (pour les génératrices d’électricité qui finissent d’équiper peu à peu les villages, puisque Électricité de France ne naîtra qu’en 1947, pour les pétrins des boulangeries qui se mécanisent, comme Renault Marine équipe bientôt les chalutiers, qu’il faut des moteurs pour les pompes, les pelleteuses, les grues, les bétonneuses d’un siècle tout entier chantier). Et comme, dans les mines ou un village, on a pu afficher pour mémoire les portraits année par année de tous ceux que le lieu n’accueille plus, sur les verrières blanches où le photographe avec son Hasselblad vient seul, pose son trépied et capte les lumières immobiles, imaginer un par un les visages par milliers de ces hommes : j’en ai connu, et écouté. La trace pourtant sur chaque rambarde, et ce que le fer conserve du poli de la main, quand chaque jour on y passe. Et les vestiaires de fer, avec leurs numéros. Antoine Séphani les photographie, vides et tout minces : il y en eut jusqu’à douze mille, sur l’île, d’armoires et vestiaires numérotés. Qu’est-ce qu’ils gardent de ceux qui matin et soir y laissaient pendus les vêtements civils et les chaussures cirées ou les espadrilles, les casiers de fer, ils ont été vidés, pas de photos d’enfants ou d’amoureuse scotchées ni ce petit fragment de rétroviseur qu’on avait pour s’y repeigner. Ces numéros obsédants, comme le matricule qu’on vous attribue, la disparition de soi dans le nombre : ils survivent, les chiffres peints sur un identique gabarit de fer aux découpes normalisées, quand le rectangle blanc où on calligraphiait dessous son nom (et sans doute plutôt son surnom), s’est effacé, ou pèle comme la tôle. Il dit, le photographe, quand il était seul dans ces couloirs, devant les portes de fer entrebâillées, qu’il était mal à l’aise, et cette peinture même, où la rouille a coloré plus vite l’endroit où passaient les mains pour les ouvrir, il la trouvait vénéneuse, gluante. Les loquets qui restent bloqués, suspendus, appellent encore les cadenas (on les fournissait soi-même). Les bulldozers vont venir, et ne s’inquiéteront pas de ce détail.

Se souvenir des rampes en épingles à cheveux qui relient les six étages. Revoir les barges où s’empilent par six cents, en gris et vert, les véhicules neufs, que la Seine emporte. Où poser dans la profusion le trépied du boîtier noir de l’appareil photographique ? Les passerelles et escaliers de fer n’en finissent plus jamais, après la dernière promenade qu’on aura dans les bâtiments salis et à bout. Logique que la chaudière centrale, l’énergie qu’on leur donne et qu’ils mangent, soit pour le photographe arpentant l’immensité vide, et les forêts de charpente, le complément exact des armoires individuelles et leurs casiers de fer. Dans Billancourt le labyrinthe, on avait toujours l’illusion que marcher plus loin était possible, qu’il y a avait là une galerie, une passerelle, une échelle de fer, et au fond là-bas une rambarde ou une porte. C’est ce que voulait Piranèse dans ses gravures, c’est ce que l’Hasselblad d’Antoine Stephani nous rapporte parfois en un seul signe jaune ou rouge dans les assemblages monochromes du fer. Sur l’île Seguin, c’est aussi le sol qui bouge : systèmes d’entraînement, rails aériens ou terrestres, roues et tapis pour acheminer sans repos portières ou châssis, et quand on regarde les photographies, n’importe où qu’on la prenne, cette impression qu’on vous emmène, répète à chaque endroit qu’un dispositif est là pour continuer plus loin sol, coursives, charpentes.

Billancourt est un univers : il y a des bureaux avec les alignements de tables de dessin industriel, il y a des bureaux des méthodes, où on s’essaye aux derniers algorithmes faits maison pour la gestion des stocks, l’arborescence des commandes fournisseurs et puis ce qu’on disait encore dans nos écoles « organisation scientifique du travail », qu’on abrégeait OST sur nos emplois du temps, par quoi on établit dans le prix de revient de l’objet fabriqué le coût humain, puisque, à rogner ce qu’accordé à l’ouvrier (ce que dans notre vocabulaire de lutte des classes on disait exploitation), de cette pressurisation de l’homme et de la vie qu’on lui impose, dépend seul, en dernier recours, le bénéfice (qu’on disait profit). On dit cela plus proprement, aujourd’hui, on « délocalise »… Et puis quelque part là en haut comme une cabine de pilote sur un bateau traversant de nuit la Manche, les bureaux austères mais silencieux et spacieux où Louis Renault, autoritaire, solitaire et impérieux, garde pour lui, c’est sa marque, des heures où il ne voit personne, ne parle à personne, parce que l’aventure automobile est belle à vivre en direct mais qu’on n’a pas le droit à l’erreur, qu’on doit d’être devant, tout devant sinon. On se bat auprès des gouvernements, on ne veut pas des quarante-cinq heures, on voudrait des énergies et matières premières moins chères, on se bat avec les barons des chambres patronales : on fait effort pour rationaliser et regrouper les fournisseurs d’accessoires et matériels, on veut coordonner les prix des véhicules d’occasion. Renault est le premier à disposer de son propre organisme de crédit pour l’achat d’une automobile (Diac), dès 1924.

Billancourt forteresse : l’île pendant cinquante ans se bétonne du dedans, l’île se remodèle (on parle au sous-sol d’un légendaire espace bas de plafond et d’un seul tenant qui peut servir de piste d’essai secrète, et qui depuis la fermeture de l’usine, ne bénéficiant plus d’éclairage, est resté monde noir où personne jamais, ni même taggueurs ni squatters ni même le photographe avec son trépied, son Hasselblad et le vigile détaché à son usage par le tenant des lieux, n’aurait pu risquer de pénétrer – et que cette piste inaccessible, que peut-être la démolition laissera paraître au jour comme à Troie ou Sumer on exhume des villes sous la ville, il y a même une section de mauvais pavé pour tester l’endurance). Ils sont des milliers, musette du midi à l’épaule, à franchir chaque matin le pont pour être mangés par l’île, qu’ils soient venus en train par la gare de Boulogne ou celle dite de petite ceinture, ou venus à bicyclette, qu’ils rangent à l’oblique dans l’entrée de l’île. Dans le souvenir pourtant c’est le ciment, les rues, les escaliers et les cours qui organisent la mémoire, mais n’importe où qu’on regarde, depuis les passerelles qui surplombent les halls il y a, dans ce fond noir des chaînes et la lente translation des fers, à chaque mètre carré qu’on regarde, des mains, des visages. Et parfois passent derrière les messieurs en costume, parfois parlant langue étrangère, et chaque ouvrier a aperçu une fois au moins Louis Renault en personne : on dit que dans certain atelier du bout de l’île Seguin, où personne n’entre jamais, est un garage à l’ancienne et qu’on y façonne dans la glaise d’étranges insectes qui pourraient révolutionner l’idée même de la voiture, mais la 4 CV ne viendra qu’après guerre, et sans Louis Renault.

Parce qu’à la proue de l’île Seguin il reste dans ses bureaux vastes et silencieux, Louis Renault, en 1940. Il a encore en tête le modèle de la guerre précédente, d’où ses usines étaient sorties tellement plus fortes (quarante constructeurs automobiles en France avant 40, sept après 45). Il reçoit les hommes à casquette verte, dont le français diplomate est sans jamais aucune faute de grammaire. Il leur fait visiter ses chaînes de fabrication, on fabriquera du matériel militaire qui n’aura plus pour enseigne le losange Renault, mais sera sous licence Daimler. Il n’a pas prévu, Louis Renault, que les avions anglais et américains à cause de cela bombarderont Billancourt, il n’a pas prévu qu’en 1944, des 38 000 ouvriers, il n’en restera plus que 14 000, pour s’obstiner à produire allemand, et produire comme on sait faire à Renault : en masse. De 40 000 véhicules utilitaires produits au total sous l’Occupation, 34 000 partiront fournir les fronts de guerre hitlériens : et quand la guerre finit, se pose très sérieusement la question de savoir si le retour à l’automobile est possible ou si on doit rester exclusivement fabricant d’armement. Il n’a pas prévu, Louis Renault, qu’au moment des comptes on pourrait, lui, le fondateur, le patron, le mettre dehors tout simplement et nationaliser son empire : Billancourt n’aurait pas été ce symbole si décrétée propriété non pas d’état, mais de classe. Pour « commerce avec l’ennemi », il est incarcéré le 23 septembre 1944, meurt le 24 octobre et le texte que Charles de Gaulle signe le 16 janvier 1945 pour la nationalisation est rédigé « au nom de la Résistance et de la classe ouvrière tout entière », dont acte pour les quarante ans à venir.

[...]

Ce que fut pour les rêves intérieurs en 1962 l’instauration de la quatrième semaine de congés payés, et pourquoi Billancourt fut une telle école pour la classe ouvrière tout entière (quand les presses se mettent en grève, tout s’arrête) – et que cela correspond au moment où, sur les chaînes, l’unité élémentaire de travail passe au-dessous de la minute. Photographie : on a beau avoir tout enlevé, ici et là reste l’omniprésente et standardisée pendule.

On était sur les chaînes OS (ouvrier spécialisé), mais on était divisés dans l’usine en P1, P2 et P3 : P3 pour les professionnels ultra qualifiés, régleurs d’outillage notamment, l’ancienne aristocratie ouvrière, et un temps le slogan « P1 pour tous ». En 1967, on fabrique par jour 760 R 4 et Billancourt instaure le travail en équipe, l’usine de Flins est saturée, comme celle de Sandouville, et bientôt celle de Douai.

En juin 1968, la direction remercie la CGT d’avoir interdit l’usine à tous ceux qui n’étaient pas Renault, et les journalistes en particulier et, souligne-t-elle, d’avoir protégé le prototype secret de la R 6. Puis Billancourt le déclin. Une ville où, malgré les cars de transport du personnel et les navettes (mais bloqués parfois eux-mêmes par les camions de livraison), on met une demi-heure pour rejoindre son poste. Où les chaînes refont la ville, que la ville où on parque les immigrants ne leur offre pas : des coins pour la sieste à la pause, et derrière tel poste de travail le commerce d’appareils hi-fi ou de vêtements africains, les porteurs de thé ou de plats chauds, et bien sûr on remplace s’il le faut le marabout qui donne sur la chaîne ses consultations. Quant aux voitures, on emboutit la tôlerie au rez-de-chaussée, on les transfère par monte-charge au troisième pour assemblage, puis au quatrième pour peinture, redescendues au second à la sellerie, et évacuées par péniche à l’autre bout de l’île (l’étrange rampe par quoi l’île s’adapte à la hauteur de la Seine, avec ses pilotis et des cahutes, ses ajouts de tôle ondulée contre la pluie, comme l’entrée d’une ville interdite, non pas au milieu de notre capitale mais de l’autre côté des mers). En construisant Flins en 1952, puis Cléon en 1958 on ne refera pas les mêmes erreurs, et tant pis pour Billancourt, le symbole n’est pas l’exemple.

Si la démolition de Billancourt est trahison de ce symbole, c’est donc une vieille histoire, qui commence lorsqu’on déploie autour de Flins, de Cergy-Pontoise à Mantes-la-Jolie, les barres de ciment pour loger les villages qu’on transporte d’Afrique du nord (Agadir ou Dra el-Mizan en Kabylie) ou des anciennes possessions coloniales, et que c’est eux qu’ici on met à la chaîne, comme à Rennes Citroën recrute dans les fermes bretonnes, et l’élevage qu’on y continuera le soir tombé, ou le matin lorsqu’on est d’équipe du soir, complètera le demi salaire que l’usine, à Billancourt ou Javel, aurait dû vous verser. Et tout près de Flins voilà le libraire qui vous dit avoir installé ici sa librairie parce qu’il fallait bien une base d’appui aux camarades qui s’embauchaient sur les chaînes, et l’utopie a fait long feu. Le 25 février 1972 , Jean-Antoine Tramoni, responsable de la surveillance, tue le militant Pierre Overney devant la porte de Billancourt : quelle démolition nettoierait ce sang-là ?

Billancourt forteresse : un bâtiment vide accueille plus facilement les images, les laisse résonner plus librement, mais en 1936 ce sont les ouvriers des usines voisines de Farman (disparue) ou de Salmson (disparue) qui viennent bloquer l’entrée de Billancourt pour la faire débrayer. En mai 1968, Renault Cléon, Renault Flins, Renault Sandouville et Renault Le Mans sont en grève alors que Billancourt travaille encore.

Années 60 toujours, souvenir des R 8 Gordini qu’on peignait en bleu avec leurs deux bandes sur le capot, anti-brouillards en conséquence et pot d’échappement à faire autant de bruit que dix motos ensemble. Ou souvenir de la sensation que c’était que conduire, avant même d’avoir son permis de conduire, la simple et cubique petite R 8, avec l’impression à chaque virage qu’on allait passer sur le toit (ça leur arrivait souvent d’ailleurs). Souvenir de l’apparition de la R 16, et comme elle voulait se moquer de l’opposition break et berline qui faisait le bonheur des ID et DS Citroën en imposant son hayon arrière intermédiaire, avec la banquette arrière qui se repliait pour faire break. Et souvenir, aux temps encore florissants de la R 4 à tout faire, de l’apparition de la R 5 avec son petit museau pointu, et qui proliférerait à l’infini à mesure que grandissaient à n’en plus finir, elles non plus, dans les années 70 et les premières rocades, toutes les villes et cela jusqu’à la fin de Seguin : moins de soixante ans d’usine, le symbole tient donc à l’île, tient au fleuve et à l’exclusion ici de toute autre chose qu’usine, depuis 1937 jusqu’en 1987 ?

Trahison de Billancourt, quand le siège de Renault, et les bureaux de dessin où on conçoit les automobiles, avec les zones secrètes où on sculpte grandeur nature les maquettes, même gardant sur les tables, parmi les ordinateurs, les pantographes des origines, déménage à Rueil ou Cachan, avant qu’on leur construise palais dans les Yvelines ? La forteresse n’est pas à l’image féodale du labyrinthe qui tout enclôt, tout rassemble : elle est la boîte creuse où des hommes, avec qui vous partagiez des merguez à la pause de six heures, se relayent par équipes pour des gestes calculés à la seconde et qui concourent à la rentabilité d’un produit de masse. Dans les années 70, on compte cinquante-deux nationalités (ces années-là, on embauche chez les Vietnamiens et les Yougoslaves) parmi les OS sur les chaînes. La mémoire de Billancourt, datée 1937, moment où l’usine recouvre l’île, et que la nef centrale abrite, en état de marche, la ligne de fabrication rachetée de chez Ford, est d’abord le symbole de ce statut pauvre de l’homme dans le meilleur de son industrie, et ne sera jamais rien de plus. Ici, où les forces syndicales et politiques ont certainement contrebalancé le pire de l’exploitation, la limite même où on est, contrairement à Renault Flins, Renault Douai ou Renault Le Mans où certainement tout est plus banal et plus dur, parce qu’il s’agit de la vitrine, ici que le geste architectural de l’usine s’est implanté (peut-être, même en 1929, n’aurait-on pas osé si on avait su) dans le plus symbolique paysage à échelle nationale, le fleuve, la tour Eiffel, la proue visible depuis ce qui est, jusqu’à l’ère des autoroutes, via la porte de Sèvres et le pont de Saint-Cloud, une des portes principales par quoi Paris s’offre à l’automobile, ici s’est érigé le symbole du geste ouvrier dans sa communauté rassemblée pour un produit alors vecteur nécessaire de cette communauté, parce qu’il lui permet l’appropriation de son territoire, élargit sa liberté de s’en saisir. Nous souffrons à la disparition de ce symbole parce que toute pensée liée à cet élargissement du territoire, à l’aventure individuelle que représentait la voiture, nous y avons sans cesse associé la proue de l’île usine. Parce que l’île n’était plus qu’usine, voilà que le rêve de Jules Verne d’un lieu bien délimité avait repoussé de lui, avec la végétation ou l’espace libre, toute vie domestique, lieux où dormir ou rêver : rien n’était plus que l’usine, utopie d’une Babel vouée au travail (et il fallait avoir arpenté le B 5 et les autres halls, ou les bureaux poussiéreux du comité d’entreprise pour savoir de l’intérieur quel capharnaüm était Billancourt, ce qu’il recelait d’arbitraire, et comment l’usine même souffrait de sa limite matérielle : elle n’aurait pas, sinon, cessé dès 1987 de produire ses voitures (hormis, comme une seule trace blanche s’obstinant dans les emboîtements vides qu’on ferme à mesure, la ligne de fabrication des petites fourgonnettes Express : la dernière le 27 mars 1992 à 14h30. Et on ne refera pas pour elle comme pour l’ultime 4 L, quand le syndicat avait sorti ses drapeaux rouges : la fin en tout cas de cette ère ou Georges Marchais comme François Mitterrand pensaient, en venant parler devant Billancourt, donner fondement à leur propre statut, tant un symbole est d’abord avant tout décrété depuis l’extérieur de lui-même.

Parce qu’elles continuent cependant, les voitures, mais incluent désormais les mêmes éléments indifférenciés (à Maubeuge, années 80, Renault inaugure le premier une usine de « tôlerie polyvalente »). Renault crée en Belgique une usine et la ferme d’une annotation signée en haut lieu, sans prévenir personne (scandale de Vilvorde, 1997). On fabrique les Renault, les Peugeot et Citroën parfois sur les mêmes chaînes tout en bas de l’Espagne. Les alternateurs viennent du Mexique et les tableaux de bord de Thaïlande, la voiture s’est banalisée, a perdu elle-même, à force d’embouteillages et pour n’être plus que crédit, pub et marketing, une grande partie de son mythe. Il faut avoir moins de vingt-cinq ans pour y croire, et nourrir ces clubs de banlieue où on élargit les jantes, gaine les volants de cuir, transforme par baffles et haut-parleurs l’intérieur des portières en boîte de nuit ambulante. Billancourt symbole trompait son monde : l’invention principale de Louis Renault réside moins dans ses prouesses techniques qu’à sa capacité d’avoir sans cesse anticipé sur la relation d’un grand groupe industriel à ce qui l’entoure, et à l’architecture politique qu’on veut mettre à son service. Et cela ce n’est pas Billancourt, ou pas seulement Billancourt. C’est un travail abstrait et invisible, qu’il nous faut chacun reconstruire, parce que ces forces de domination continuent de s’exercer à nos dépends, nous qui payons à crédit l’automobile qui nous sert à faire les courses pour nos enfants, à les conduire le mercredi ou pour les vacances, et bien plus fadement, chaque matin, quand la même automobile nous amène chaque matin au bureau ou à la gare. Considérez l’Espace : un projet mutant, audacieux, proposé d’abord à Citroën qui le refuse, et mettra longtemps pour embarquer dans le train en marche. Renault accepte, en quinze ans on va en fabriquer 900 000 en Sologne, non pas à la chaîne mais presque en famille, une coque monospace de plastique sur châssis et moteur Renault, pour un véhicule à tout faire, brisant le concept traditionnel des cinq places et du coffre, un véhicule qui devient école et modèle. Tellement rentable, à force, qu’on le rapatrie sur les chaînes de Flins, et qu’on abandonne à Romorantin un véhicule impasse, sous le nom d’Avant-Time. Cinq mois plus tard, on licencie mille personnes, on les renvoie à leur Sologne. La mémoire de cela aussi colle aux murs tombant droit dans la Seine de Billancourt symbole. Et les villages africains vidés, les gens empilés dans les escaliers de béton des barres de Cergy-Pontoise. C’est cela que disent ici les boulons, le fer, les trajets encore indiqués au sol et tout ce vide, qui ne résonne que d’humain.

Le groupe Renault, allié à Volvo, est en bonne santé. Après avoir mangé Nissan, Samsung, Nacia et Mack, il a dimension internationale, et nous consommons toujours des voitures, les magnifiques camions Renault Magnum à cabine avancée suspendue succèdent aux Volvo sur les autoroutes. Le groupe produit annuellement deux millions de voitures, trois cent mille fourgonnettes légères et quatre-vingt mille camions : qu’importe la vieille coque usée de l’île Seguin ? Elle n’en pourrait rien contenir.

Au Technocentre de Guyancourt, dans les Yvelines, « magnifique ensemble architectural gris métallisé, conçu pour faciliter la communication et enrichir la créativité », Renault accueille 7 500 ingénieurs et techniciens et c’est invisible, rien qui puisse prétendre au symbole qu’était la vieille île vide depuis quinze ans, et pourtant : « Vaste ensemble piétonnier, irrigué de passerelles et d'allées couvertes prévues pour favoriser les échanges, le Technocentre est constitué de trois grands pôles. L'Avancée est dédiée aux fonctions amont de la conception de la voiture, notamment le design avec ses studios et ses ateliers de modelage de maquettes (zone ultrasecrète). Coeur du Technocentre, la Ruche réunit la recherche, l'ingénierie et les directions de projets (intégrés dans des ensembles paysagers, les bureaux des directeurs sont ouverts et identiques à ceux de leurs secrétaires...). Au centre de la Ruche, trois patios reliés entre eux forment la Grande Galerie, une impressionnante artère centrale longue de 180 mètres, abritant des restaurants, des salles de conférence, une banque, etc. Enfin, dans le prolongement de la Ruche, le Proto est l'aboutissement logique du processus de développement des produits. Étalé sur 47.000 m2 d'ateliers, cet ensemble occupe six cents spécialistes pour réaliser les prototypes de vos futures voitures. » Et la première contribution du Technocentre sera d’abaisser dans toutes les usines du groupe le temps de montage à un maximum de quinze heures par véhicule.

Nous le savons, et les photographies d’Antoine Stéphani en témoignent : le démontage de ce qui reste de fer, l’éclatement du ciment, et ce sur quoi on passera le balai, c’est sur ce qui sépare le Technocentre du sang d’Overney et des quarante mille ouvriers mis à la chaîne, soixante ans durant, dans ces murs. Sans doute c’est aussi le tissu qui entourait les murs de l’usine, ces magasins à petit prix, ces cafés et ce partage : quelques rues de la banlieue nord-est peuvent en témoigner encore, les environs de Javel sont aseptisés déjà, et ceux de Billancourt, en tant que forge humaine, vont disparaître : on se rendra au musée confortablement, la perspective sur la Seine sera magnifique, un pan de mur côté proue sur le fleuve, quelques plaques ou le char Renault de 1917, seront l’alibi de l’oubli. On ne peut pas faire de tout notre pays un musée : on n’a pas demandé autant aux De Wendel, et pourtant, de Hayange à Longwy, où se mêlèrent au temps industriel toutes les nationalités de la vieille Europe, la mémoire et la terre, dans les élévations couleur rouille des hauts fourneaux qui demeurent, autour des bâtiments murés qu’on n’a même pas pris la peine de démolir (d’autres ont fait place à des prairies, ou à un parc d’attraction voué aux Schtroumpfs), c’est autant de symbole et d’histoire qui se joue. En Franche-Comté, des courageux ont créé autour de Salines un réseau incluant une tréfilerie, une verrerie et une fonderie où l’articulation de la transmission et d’une activité maintenue détourne le musée de sa seule fonction mémoriale. Aurait-on pu à Billancourt proposer aux ouvriers licenciés de Romorantin de continuer à leur compte, en public, la production de l’Espace ?

« Ce qui est exceptionnel sur l'île Seguin, c'est sa force d'expression. Souvent, l'architecture industrielle, militaire, l'architecture née de toute forme de nécessité dégage une grande puissance. Le problème est de savoir si, aujourd'hui, on peut faire la ville en rasant des kilomètres entiers, surtout quand ils représentent une histoire particulièrement riche, remarquable, profonde », c’est Jean Nouvel qui le dit (et il cite Gaston Bachelard : « Ce qui caractérise d'abord un espace, c'est la quantité de temps de vie qu'il a pu contenir »). Des 70 hectares de Billancourt, dont les 11 hectares de l’île Seguin, la façade monumentale du « bâtiment de l’Artillerie » a disparu de longtemps, qui incarnait le mélange malsain mais roi du commerce et de la guerre, des cimetières et de l’industrie. Il est à leur honneur que l’intervention des architectes, même s’ils n’ont pas eu gain de cause, ait élargi notre conception de ce qui est à sauver, et notre responsabilité commune à le faire : non pas sauver le béton parce qu’il existe, mais cette mémoire qu’il symbolisait, dans un tissu qui interfère avec la ville, et où il n’est pas sûr que la ville, en dispersant son territoire, et séparant encore plus les habitats nouveaux des chaînes de Flins ou du Technocentre des Yvelines, sache le risque qu’elle fait courir à elle-même et à la communauté. Des utopies ont circulé, et de beaux projets : on a parlé d’une « île urbaine » (Nouvel), ou de « conception de la ville comme paysages partagés » (Chemetov), on y a vu une cité lacustre de sports et plaisirs, ou une longue coulée verte où renaîtrait le fleuve, on a joué avec l’idée de logements en grappes ou des prouesses de gratte-ciels transparents et inutiles. Pourtant, comme pour les pavillons Baltard, la démolition commence sans que nous ayons vraiment conscience de qui viendra ici recouvrir un passé qui nous concerne. N’aurions-nous rien appris ? Que les photographies d’Antoine Stéphani, avec la légère touche de couleur qui suffit à la bichromie de l’ensemble, témoignant des hommes et du fer, dans le palais vide avant qu’avec lui on en finisse, participent définitivement, ultimement, de cette mémoire : l’île s’honorera d’accueillir l’art d’aujourd’hui, mais de cette mémoire elle ne témoignera plus, ainsi s’éteignent les ombres (« Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine… » écrivait Apollinaire).

Née de la nécessité et de l’arbitraire, cette fusion du geste et du paysage se conclut par de la beauté. Acceptons qu’au moins nous ayons eu à capter, pour nous-mêmes et notre histoire, un peu de cette beauté : ce que le photographe saisit ici comme réel cesse, au moment même que paraît ce livre, de participer de ce réel. Nous enlevons aujourd’hui Billancourt de nous-mêmes sans savoir vraiment de quoi ainsi nous sommes orphelins.

Ce que nous dit le ciel de l’île usine, comme les toits ouvrés, les toits fous, les toits muets qui sont ici le couvercle de notre histoire, dans les photographies d’Antoine Stéphani, et dont personne avant lui n’était allé fixer l’image : ils vont disparaître les premiers.