François Bon | Mécanique

 

retour pages François Bon

 


cliquer pour agrandir
cette page est dédiée à René Bon
(13 septembre 1924 - 13 décembre 2000)

parlant entre eux leur langue secrète, entrés dans l’ère du moteur comme on entre en religion
Julien Gracq, Le Roi Cophetua

un bref extrait : visites annuelles au Salon de l'Auto

• on trouvera ci-dessous liens vers quelques ressources supplémentaires: texte de Roland Barthes sur la DS 19, extrait des "Poèmes mécaniques" de Paul Claudel, enfin (avril 2003), une conférence prononcée en juin 2002 à Lyon dans le séminaire de sociologie animé par Bernard Rochette : "en voiture, écritures automobiles", par François Bon

• un beau cadeau: ce mot reçu de Julien Gracq

cliquer pour agrandir

• compléments sur Mécanique sur site des éditions Verdier

des liens, des textes  


photographie Dominique Hasselmann

 

 

• à lire, une rareté : Ce soleil de cylindres
un extrait des trois "poèmes mécaniques" de Paul Claudel
"Quel chef-doeuvre que ce soleil de cylindres, sept, quatorze, dix-huit, où chaque piston poussé par une déflagration intime vient au juste point et au juste moment ajouter son propre éperon à cet axe central qui recueille l'énergie de l'attelage collectif!"

• une seconde page de photos et documents: avec Citroën, histoire technique et histoire familiale

• le texte indispensable de Roland Barthe: La nouvelle Citroën, in Mythologies, 1957, avec illustrations personnelles

•  d'autres photos du paysage natal, celles-ci par mon frère Jacques Bon, sur son site

un cahier photo  

 place de l'Eglise, à Saint-Michel en l'Herm, les pompes à essence Caltex, la maison imbriquée au garage - Georges Simenon était souvent venu s'y ravitailler pendant la guerre, grande fierté familiale, et pour l'imaginaire enfant définitivement la certitude que derrière les livres il y avait un auteur, pour nous qui n'avions ni peinture ni musique que ce qui en arrivait au village

cliquer pour agrandir
l'intérieur du garage, début années 50 : à droite, le Dodge de l'armée américaine, plus tard transformé en dépanneuse - au fond, la Simca 5 du voyage de noce (sans doute garée là exprès pour la photo), et une Jeep de la Vallée du Lay, plus la Traction neuve qui faisait la fierté du grand-père
même prise de vue, début années 60 : les DS sont arrivées, et encore plus récemment (1961), les Ami 6 à custode inversées - le Dodge dépanneuse est toujours là, à gauche - c'est juste derrière la 2CV, à droite, que la porte de bois donne directement accès à la cuisine

dans le livre, on nomme ça "la petite maison" - avec à gauche le portail et la glycine, à droite la porte de la cuisine et le seuil où on joue - et pour paysage d'enfance: le marais devant la mer - cliquer pour agrandir
" Vingt quatre roues, une flèche de dix-sept mètres... Culasse plate à secteurs non culbutés... Le tracteur sept tonnes, la remorque neuf tonnes, la pelleteuse quarante tonnes"

il est le seul à conduire l'engin, 14 ans durant, pour le compte de la Vallée du Lay - celui qui lui succèdera, Puech, dit "Bonhomme, bonhomme" sera tué en y manipulant un arbre de pompe

c'est la photo qui a fait l'objet de ma dernière conversation avec mon père, cinq semaines avant son décès - elle sous-tend en filigrane tout le récit : à cela on obéit, sans rien préméditer
cliquer pour agrandir

la grue en action dans le travail infini du marais sous la mer

cliquer pour agrandir

le garage à sa fondation, en 1925 - photo prise par mon grand-père - mon père, le futur mécanicien, est visible dans les bras de sa Bretonne de mère - sur la moto, l'ami métallo parisien, Marceau Huttin, sur le départ - mon grand-père possédait une Harley-Davidson récupérée de la grande guerre
cliquer pour agrandir

événement très considérable, une livraison exceptionnelle de cinq Citroën 23 pour le ramassage des bidons de lait dans les fermes du marais par la Laiterie Coopérative dirigée par M. Richardeau, et l'arrivée de la première DS 19 (je crois, pour le vétérinaire du pays), deux événements aussi mémorables que la neige dans le village de bord de mer (photo de droite) - symbole : c'est juste devant la porte de l'église qu'on expose les véhicules neufs - dans mon souvenir, ce n'est qu'au tout debut des années 60 que le curé aura lui aussi le permis de conduire et une 2 CV - le corbillard est tiré par le cheval de Louis Osmont, Ysensel, mais pour l'enterrement à Saint-Michel en l'Herm de mes grands-parents, quarante ans plus tard, c'est un banal fourgon noir Diesel qu'on suivra - d'un Citroën 23 puis d'un fourgon H on équipera aussi les pompiers -

aussi pour accompagner Mécanique :
deux textes sur Civray, petite ville des Charente où la famille s'installera dans un garage, Citroën toujours mais plus grand, place d'Armes, face à l'église, en 1964 - j'y serai de la 6ème à la 1ère: Civray, ville complète / Civray, archéologie sixties

   

Mécanique, un extrait : au Salon de l'auto
© François Bon- Verdier, septembre 2001

 

Échappées: deux, mais intouchables. Le Salon de l’Auto, les 24 heures du Mans. Intouchables parce que ne bénéficiant pas du statut d’événement, mais plutôt de galaxie fixe et pérenne. C’est, quelque part, dans un temps aussi fixé que l’histoire des livres. Et à date fixe, selon les mêmes principes que les religieux, une translation géographique vous met en lien direct avec ce statut hors du temps, qui est celui des mythes. Le Salon de l’Auto c’est tous les ans: très probablement, la première fois qu’avec mon frère on nous y emmène (c’est Saint-Michel-en-L’Herm, le troisième frère n’est pas là encore), c’est déjà précédé par des récits, un statut familial construit par des dizaines ou des centaines d’allusions dominicales, et c’est affaire d’hommes: du père et du grand-père, même si la première fois qu’on nous y emmène c’est l’occasion, pour ma grand-mère ou pour ma mère, d’être du voyage. C’est une immensité bruyante, un bâtiment qui contiendrait géographiquement le village en entier, avec son église et le château de madame Le Roux, plus les deux rues, celle d’en haut et celle d’en bas, plus même une partie du marais. Quant aux gens qui nous bousculent, pas de proportion possible, ou alors il faut prendre La Rochelle ou Luçon pour servir de poids étalon. Bien sûr, notre maison ici, dans le brouhaha et la foule, ou cette impression qui me reste de toit si haut qu’on volerait dessous en avion, c’est l’enseigne de la marque, repérable de loin, suspendue justement à ce plafond inatteignable. Les voitures étrangères on ne les regardera pas, et les autres marques françaises c’est comme autant de camps ennemis. On va voir pourtant la concurrence (la Renault 16, a-t-elle vraiment copié nos idées de la DS19?) mais c’est comme s’il fallait surtout, enfants compris, ne pas se faire remarquer, ne pas montrer qu’on n’est pas des visiteurs ordinaires, et plutôt un genre d’espion en service commandé. Quelle dérision si un vendeur, accrochant le chaland, vient nous proposer ses services: à nous! Je ne sais pas s’il se vend beaucoup de voitures sur place directement, au Salon de l’Auto, en tout cas ce qui serait terrible c’est qu’on ne nous y reconnaisse pas. C’est le travail des " gens de l’usine ", de reconnaître les mécaniciens de village, et il ne nous vient certainement jamais à l’idée que des villages comme Saint-Michel-en-L’Herm il doit y en avoir un sacré paquet à échelle du pays (et écrivant sur ce thème, cette fichue hallucination auditive qui revient: qu’est-ce qu’il en penserait, lui, avec quoi il ne serait pas d’accord, ne pas comprendre que même le désaccord c’est fini). Donc il y a quelqu’un qui est là et qui serre la main de mon grand-père en prononçant son nom: " Monsieur Bon. " Puis serre la main à mon père en prononçant son nom: " Monsieur Bon. " Puis nous repère et leur demande à eux: " Vos fils? " Et tout est provisoirement dans l’ordre. On regarde les belles mécaniques. Comme mon grand-père et mon père sont de la maison, quand ils entrent sur le stand Citroën au Salon de l’Auto, l’un des deux (mon père, et mon grand-père à ce moment-là est déjà devant le capot et attend) s’assoit sur le siège conducteur et débloque le verrouillage du capot (sur les DS19, c’est l’innovation, le verrouillage capot de l’intérieur de l’habitacle, les 2 CV et Ami 6 pas besoin). On a cette liberté-là, nous, au Salon de l’Auto, d’ouvrir le capot des véhicules exposés. Et ils regardent et commentent. Ont parfois une question à poser, et les " gens de l’usine " ne savent pas y répondre, d’ailleurs on le sait un peu d’avance, qu’ils ne sauront pas répondre: ce sont des commerciaux, et pas des mécaniciens. J’ai un souvenir très précis de ces moments, qui se répéteront. Régulièrement, parce qu’on a levé le capot, d’autres comme eux s’approchent, on fait connaissance, et des relations s’ébauchent qui finiront par entrer dans le cercle familial, avec le nom de la ville qui précède le nom propre: Pontarlier ou Marmande ne désignant pas un lieu, mais celui qui y représente les doubles chevrons de la marque. Après, c’est plus peineux. Mon père et mon grand-père ont un chemin rituel, qui passe par les outillages Facom (on reste longtemps aux outillages Facom), et cela se traduit parfois par la décision de changer le grand cric, ou de renouveler ces planches de tôle incurvée, montée sur roulettes, qui servent aux mécaniciens, allongés à plat dos, pour se rouler sous les moteurs. Le Salon de l’Auto c’est toute une suite d’emboîtements annexes: j’aime bien le grand hall des poids lourds. On a le droit, les gosses, de se hisser dans les cabines impeccablement neuves, loin au-dessus de la foule, juste trouée par les taches brillantes des véhicules neufs: les camions nous émerveillent toujours, mon frère et moi, aujourd’hui. Mais il faut ensuite passer au hall où sont les motoristes pour les pompes, les bateaux, les tracteurs: on est fatigué, on en a marre. On nous signifie de façon parfois raide d’avoir à nous tenir tranquille, de nous tenir debout et pas vautrés sur le premier appui possible, et de cesser de parler à tort et à travers tandis que s’échangent les catalogues, et qu’un encostumé quelconque essaye une fois de plus d’extorquer à mon père et mon grand-père, dûment vaccinés pour l’exercice, l’adresse de clients comme la Vallée du Lay ou la Laiterie Fromagerie de Saint-Michel-en-L’Herm avec laquelle ils pourraient traiter directement: et nous, prévenus de cette perversité de ceux des villes et des usines, on compte les points. Si le garage justifie le renouvellement d’un de ses composants majeurs, par exemple le compresseur qui fournit l’air pour le gonflement des pneus et les graisseurs du pont-élévateur, c’est deux heures d’examen pièce à pièce et d’interrogation des fournisseurs. Il faut aussi la visite aux carrossiers: Capron, qui fait de luxueux coupés à partir de la DS 19, ça nous va, mais Fruhault de Laval et ses bétaillères, Heuliez de Cerisay et ses ambulances, corbillards et autobus, on a mal aux jambes et aux pieds, on a la tête trop pleine du brouhaha, c’est un vague brouillard d’attentes immobiles avant le métro oscillant, pendus à la barre inox verticale, incongrus dans nos habits du dimanche de provinciaux en visite, qui remontons pour la nuit dans le petit logement de coin de rue, en étage, qu’occupe la sœur de mon père, rue Ordener dix-huitième arrondissement. Je ne sais pas quand je suis allé pour la dernière fois au Salon de l’Auto: on est déjà à Civray, et c’est en tant que retraité que mon grand-père accompagne son fils devenu concessionnaire: c’est à mon père qu’on serre la main d’abord: " Monsieur Bon ", avant de se tourner vers le vieil homme mince: " Votre père? " Je n’y suis jamais retourné, mais combien de fois, un dimanche de repas, on l’en ferait parler, lui qui à son tour avait passé relais à mon frère: " Et le Salon, cette année? " Mais le Salon est devenu bisannuel, et finalement lui-même n’y allait plus, sous prétexte que maintenant ce n’était plus des voitures, qu’on y vendait, mais du crédit. De toute façon, plus personne pour lui serrer la main en l’appelant par son nom, et plus rien à voir sous les capots que le même moteur Compagnie Française de Mécanique, increvable, pour toutes les marques, sous les invariables ajouts identiques aussi de deux équipementiers, les mêmes pour tout le monde.