Jérôme Bourdon | Elle n’est pas allée à Jérusalem

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L’AUTEUR

Né en Australie de parents français, à jamais parisien, j’ai vécu à Nairobi (Kenya) dans les années 1980. Je suis à Tel-Aviv, neuf mois par an, depuis 1996. Passions : trop nombreuses pour le temps qui me file entre les doigts. Universitaire, j’écris sur les médias des livres savants, j’ai redécouvert depuis peu l’écriture littéraire.

Sur Facebook : Curiosités, ou travail universitaire.

LE TEXTE

Poursuite d’une série sur le thème de la rencontre. Titres de travail : « Vies dérobées ». Je m’y sens voleur, mais à googler l’expression on vacille entre ceci : « j’étais l’araignée tapie au centre, gonflée, gorgée de vies dérobées aux hommes ». et cela : « Ces magistrats ont préservé des milliers de vies dérobées aux représailles sanglantes ». Je ne sais pas ce que je dérobe. Il y a toujours un petit détail vrai, qui fait levier pour tout le reste. Après avoir écrit, comme toujours, « je » ne distingue plus la vie de l’invention. J.B.

 

Elle n’est jamais allée à Jérusalem. Je l’y ai emmenée pourtant.

Elle n’est pas allée à Jérusalem, Françoise, que j’ai connue à l’unité de soins palliatifs de la rue Passeron.

C’était à deux pas de chez moi, j’avais vu le chantier progresser, découvert avec satisfaction que cet immeuble flambant neuf de verre et de marbre était pour des malades, n’allait pas embourgeoiser un peu plus le quartier. Une sorte d’hôpital, m’avait-on dit, jusqu’à ce que je découvre la petite plaque à côté de la grande porte, unité de soins palliatifs, ce qui avait tempéré mon enthousiasme d’une pointe d’effroi, bientôt on viendrait mourir, à deux pas de chez moi. Mais, mourir décemment, au centre du monde, dans un beau lieu, il y avait même dans la cour une sorte de jardin japonais, deux arbres qui se reflétaient dans un plan d’eau limpide, qui vibrait d’une petite fontaine cachée entre des pierres joliment assemblées. La mort y serait belle.

Généreux ou morbide, ou les deux, la générosité est toujours mêlée n’est-ce pas docteur, n’est-ce pas mon père je m’adressais à ce curé d’un catéchisme lointain qui posait des questions embarrassantes, mais peu importe mes raisons, bloqué à Paris par des partiels à repasser en septembre, les amis en vacances, du temps libre et peut-être la peur du vide, je m’étais porté volontaire - une petite annonce vue chez le libraire qui jouxtait le trop bel hôpital m’y invitait - pour visiter des malades. Ledit libraire – avait-il un parent là-bas ? – m’avait félicité, « on les oublie ceux qui vont mourir les jeunes comme vous ça leur fait du bien », et j’ai tout de suite pensé aux gladiateurs, « morituri te salutant », ceux qui vont mourir te saluent, mais comme je le découvrais très vite ceux de l’unité de soins palliatifs du fond de leur lit ne saluent plus personne, aucun empereur pour eux sinon le grand silence qu’on découvre au fond de soi, « la grande peur qui nous ronge tous », c’est comme ça qu’elle m’avait dit Françoise, la femme dans la chambre en face de l’ascenseur.

C’était ma troisième visite, « votre troisième client cet après-midi ». « Client », j’avais cru entendre une pointe d’ironie dans la formule de l’infirmière en chef, calicot coquettement posé de biais sur ses cheveux teints en plomb rassemblés en chignon hygiénique, qui avait accueilli avec joie mon volontariat. La troisième, oui, mais sitôt quitté ses yeux qui défiaient la mort, marchant dans la rue presque déserte, dans ce quartier trop tranquille le soir, elle était la première et la seule et même en dehors des visites, je pensais très souvent à elle, reine mourante de la rue Passeron.

Les deux autres m’avaient raconté leurs familles si belles, l’amour et les visites si nombreuses – alors pourquoi avaient-ils accepté ma présence, pourquoi ces chambres qui sentaient la solitude et la fin proche, malgré les gravures colorées aux murs, malgré la douceur des infirmières, les draps blancs frais, les perfus bien en place ? Ce ne sont pas des questions qu’on pose. J’avais bien compris, sans avoir besoin de l’infirmière, qu’il me fallait écouter surtout, relancer doucement s’ils se taisaient, leur donner une chance de parler. Ils avaient dit la même phrase, comme soufflée par les autorités médilocales, « on a de la chance ici ». Mais elle, la vieille Françoise aux cheveux gris encore abondants, en folle bataille, qu’elle faisait s’agiter d’étranges mouvements de la tête, comme des bannières contre un monde qui ne voulait plus d’elle, leur avait donné la réplique, « C’est vrai qu’on a de la chance on est aux petits soins mais mon cul ! Mon cul si beau, ce qu’il en reste, six mois de chimio, et plus de fesse ! » (ses vers de mirliton bravaches je ne les oublierai plus), « mon cul les petits soins ! Mon cul personne n’y plus mettra la main que pour le torcher ! Bien sûr c’est mieux que la maison de retraite de banlieue, c’est mieux mais ça reste un crevoir, un crevoir de luxe, un crevoir que personne ne veut voir tel qu’il est même si les médecins ici vous parlent dans les yeux de la mort qui vient (elle contrefaisait en toussant la compassion détachée, professionnelle), fiers d’être l’avant-garde palliative, de dire très haut le mot de mort, mais je vous emmerde mon petit je vous fous la frousse peut-être... ». Elle avait fait une pause en souriant, épuisée mais un peu fière, j’en suis sûr, de sa provoc à parler de son propre corps en déclin, de sa joie de briser les tabous, de dire tout haut la souffrance et la mort.

Moi je ne savais de la mort que quelques vertiges littéraires, face à Françoise, Artaud me revenait en mémoire : « qui au fond de certaines angoisses au fond de quelques rêves n’a senti la mort comme une sensation brisante et merveilleuse… ». Lui citer ça ? Je l’entendais déjà fuser : « Merveilleuse mon cul ». Tous les vaisseaux littéraires que j’aimais tant se fracasseraient contre son ironie. J’étais resté là, cherchant désespérément quelque chose à dire. La sueur couvrait tout son visage effroyablement pâle. Elle m’avait souri : « Tiens vous savez vous taire ! ».

Alors j’avais gardé le silence, heureux qu’un malentendu fasse du gamin apeuré que j’étais un adulte sensible. Première visite, troisième mourant, bon dieu c’est ça mourir, c’était si long, si compliqué, si bavard ! Heureusement l’infirmière était venue me libérer de mon angoisse. Je ne savais comment reprendre la conversation, et j’avais peur que Françoise ne reparte à l’assaut.

Mourir, chez tous, Françoise et les autres, c’était surtout malheureux. Chez elle la flamboyance ne faisait que rendre la douleur plus visible. Je me suis souvenu d’une sans-abri que j’avais trouvé tous les matins de l’hiver précédent, en bas de chez moi, tremblante de froid sous son long châle multicolore immense mais trop mince, dont le corps se détendait un peu au passage du métro qui lui propulsait ses vapeurs tièdes à travers la grille du trottoir.

Quand j’étais parti, elle m’avait serré la main : « Vous reviendrez hein ? Vous me plaisez bien. On va parler de Jérusalem ». J’ai dit : « Jérusalem ? », me demandant ce que ça venait faire là. Elle a insisté : « Oui, il faut, Jérusalem, je ne suis jamais allée à Jérusalem, j’aurais dû. C’est mon plus grand regret. Vous connaissez ? Pas du tout, ça se voit à votre tête ! Bon, lisez, trouvez un guide, une carte, on va parler de Jérusalem ».

On parlerait de voyage, pourquoi pas ? Ce serait mieux que de se plaindre de ses traitements « tous plus inutiles les uns que les autres tout ça pour nous faire croire qu’on crèvera moins vite que le voisin ».

J’ai quitté l’unité de soins palliatifs de la rue Passeron en emportant cette phrase. « Je ne suis jamais allée à Jérusalem ». Pourquoi un tel regret, dit sur ce ton tragique ? Rien de la touriste qui aurait oublié de « faire » une ville capitale – c’était autre chose, mais quoi ? Une catholique qui avait dédaigné Dieu, et que l’approche de la mort rendait craintive, soucieuse de balayer ses pêchés, rêvant de péleriner aux lieux saints, mais avec deux goutte-à-goutte, un dans chaque bras, on l’imaginait mal galopant dans les ruines (mais pourquoi me figurais-je Jérusalem en ruines ?). Elle savait qu’elle n’irait plus à Jérusalem, ni dans aucune des villes du monde auxquelles je me pris à rêver avec une urgence nouvelle. Lisbonne était prévue au printemps prochain, mais déjà je voulais Prague à l’automne et Sidney pour l’hiver d’après, le plus loin possible du Paris de la rue Passeron.

Jérusalem. Je l’ai prise au sérieux, Françoise, j’ai préparé le voyage qui n’aurait pas lieu, pendant les deux jours qui précédaient ma prochaine visite négligeant même un peu la procédure pénale, première épreuve de la rentrée, c’était dans treize jours. En sortant la librairie était encore ouverte, le petit libraire n’avait pas de guide, rien qu’une méchante revue touristique avec la « Mosquée d’Omar » (j’ai découvert son nom) sur la couverture. Comme il me félicitait d’avoir répondu à l’appel – je m’étais senti obligé d’expliquer ma curiosité subite pour la Ville Sainte, c’est comme ça qu’il m’a dit, ah vous partez pour la Ville Sainte, non c’est une malade qui…. – j’achetai la brochure, et des livres et des magazines en cadeaux pour mes deux autres clients que je me sentais coupable de négliger. Le lendemain, j’ai fait une nouvelle pause entre mes polys de droit, trouvé à la bib un guide pas trop ancien, et sur le présentoir, coïncidence parfaite, un peu déplaisante, un gros bouquin d’un nommé Montefiore, une « biographie de Jérusalem ».

Et c’est déjà mieux préparé pour ce voyage imaginaire que pour les partiels qui soudain me paraissaient très loin, que le soir d’après j’ai retrouvé Françoise. Elle m’a paru plus menue encore, comme engloutie par l’épaisse literie. Pourtant, ouvrant les yeux, elle a fixé son regard sur moi, pressé le bouton qui la redressait, poussé sur ses mains en grimaçant pour se caler contre ses oreillers. Parée, elle aussi.

Elle n’est jamais allée à Jérusalem. J’allais savoir.

J’ai su, et j’ai détesté cette ville. Détesté Jérusalem. Mais partagé la nécessité du voyage. Elle a parlé, parlé si longuement que l’infirmière, le calicot déjà tombé de sa teinture blonde, nous a interrompus, me glissant à l’oreille, mais assez fort pour que Françoise entende, et j’ai compris qu’elle ne l’aimait pas : « Les autres vous attendent, il faut savoir vous répartir ». Me répartir, comme si j’étais un lot de chocolats. Mais Françoise, la fine mouche bourdonnante, a presque crié : « Laissez-le-moi pour ce soir, je passerai ma prochaine visite ! Je dois finir ».

Jérusalem de ses malheurs : « Un jour, ma fille, à cause d’une vague grand-mère à demi-juive mal cuite, je sais la métaphore est malheureuse mais elle venait de son père, mon mari, parlant de sa propre mère – notez bien pour Claire, elle s’appelle Claire, ce n’est même pas une grand-mère maternelle, et chez les juifs vous savez sûrement, et de toute façon on s’en foutait, son père et moi, un jour ma fille est partie en Israël, en août 2000. Après ça a commencé la grande violence, on a dit bientôt l’intifada (elle disait le nom comme d’un insecte répugnant). Elle est partie. Elle m’a quittée, après que son père.... J’étais furieuse, tellement furieuse ».

Dans le silence qui a suivi, j’ai regardé Françoise, ma mourante de Jérusalem, enfin de la rue Passeron, essayé de l’imaginer en femme mariée, en mère aimante, je n’y arrivais pas tant elle paraissait seule, épouse de sa seule colère. Elle me dirait seulement plus tard que le mari était mort quand la fille, sa précieuse fille, avait eu dix ans. Mais elle reprenait sa course verbale : « J’étais furieuse, furieuse contre elle, contre le monde entier, on était si liées, mes amies disaient « Françoise et sa fille ! » avec envie, toutes parlaient de ma chance en se plaignant de leurs enfants. Claire a tout de suite dit que ce n’était pas du simple tourisme, qu’elle essayerait peut-être de rester. Émigrer ! Nous, des deux côtés, Français en France depuis trois générations, même la grand-mère elle était là depuis à peu près toujours, toute une tribu aimante, qu’est-ce qu’elle avait besoin, et là-bas en plus, chez les juifs, les arabes, les…. ».

Elle s’arrêtait encore, mais ce n’était pas l’épuisement. Elle s’inquiétait de ce que je pouvais penser : « Pardon, vous êtes juif peut-être. Je m’en fous vous savez, c’est juste que… Ce n’est pas nous, voilà, ce n’était pas nous ». J’ai dit, « je comprends », ces deux mots mensongers que je prononçais tant, rue Passeron. Rassurée, elle a repris et j’avais le sentiment qu’elle avait préparé les mots, qu’elle n’improvisait rien, qu’elle voulait raconter au mieux, à moi, son confident du hasard : « Et en trois mois c’était fait, malgré la folie, en pleine guerre, à la télé c’était la guerre totale, et elle au téléphone, tu sais maman, c’est un conflit de basse intensité comme ils disent ici, il ne faut pas t’inquiéter… Elle a trouvé un boulot, elle baragouinait l’hébreu elle qui n’a jamais été foutue d’apprendre l’anglais, elle vendait du chocolat à E-mek-Re-faim, je me souviens de ce nom, Emek Refaim – elle répétait encore un mot nouveau avec un mélange de précision et de dégoût - elle m’a même dit que ça voulait dire la vallée de… je ne sais plus, et puis vanté le quartier, il faudra que tu viennes maman. J’ai dit jamais ».

Au mot de jamais, prononcé à l’issue du crescendo rapide, elle s’était figée, comme un geyser bouillant retombe d’un seul coup. Je n’entendais que son souffle un peu rauque, je sentais presque dans mes yeux la fumée de toutes les cigarettes qui avaient créé cette voix. Je baissais les paupières, la rue Passeron était silencieuse, les boutiques avaient fermé. Le staccato de talons pressés montait jusqu’à notre fenêtre. J’en oubliais que nous étions en plein Paris, j’entendais une phrase lue dans un des guides : dans cette ville de tous les conflits, il faut s’émerveiller du silence qui tombe à la nuit, sur la vieille ville, les passants rentrent chez eux, on n’entend plus que les pas sur les pierres millénaires. J’entendais, moi, Françoise qui respirait, et je la voyais dans une pension de Jérusalem où, malgré la maladie, elle s’était traînée pour voir sa fille. Paris est revenu, le 76 s’est arrêté en grondant avenue Bolivar en contrebas, deux passagers sont descendus en parlant trop fort, faisant intrusion dans notre silence, un passant en a hélé un autre. Et Françoise reprenait :

« J’ai dit jamais, j’ai tenu ma promesse idiote. Je ne saurais jamais si ça l’a poussée à rester, elle a toujours adoré prendre le contrepied, faire le contraire, alors là, c’était l’occasion rêvée. On était le miroir l’une de l’autre, mais elle avait l’excuse de la jeunesse et c’était moi l’imbécile et je l’ai payé cher. En six mois elle la gérait, sa boutique de chocolat, un an après elle se mettait avec un hurluberlu qui venait de finir l’armée, un nommé Yotam, Yotam ! (elle répétait le prénom, je ne sus démêler dans cette reprise défiante la part du désarroi, du mépris, de la peur de tout ce qui lui rendait sa fille étrangère), on se parlait toujours, elle voulait m’adoucir, mais la guerre continuait, leur guerre de juifs et d’arabes et ma fille s’inventait juive, me parlait de ‘conversion libérale’ mais qu’est-ce que c’est que ce truc, et m’expliquait qu’elle serait un artisan de paix, « comme dans la prière de Saint-François-d’Assise maman », oh ma petite Claire je vous ai dit qu’elle s’appelait Claire ? Ma petite Claire elle luttait contre la colère de sa mère, elle essayait de m’amadouer avec mon catholicisme, elle ne savait pas encore que j’étais malade, que la foi me lâchait, aujourd’hui elle m’a lâchée tout à fait vous savez, comment croire dans cette maison de mort amidonnée. Oh ma fille, au moins elle avait la sagesse de ne pas répondre à la colère par la colère ma fille. Comme elle avait raison. Comme j’avais tort ».

Le mot de « tort » imposait le silence, à nouveau. J’aurais dû lui dire des mots rassurants, « vous ne pouviez pas savoir ». Mais quoi ? Savoir que la mort viendrait ? Je ne comprenais toujours pas, je n’ai su qu’insister : « mais quand même, vous n’y êtes jamais allée ? ».

« À Jérusalem ». Elle complétait de ce nom que je n’osais plus prononcer. « Non. J’ai tenu deux ans. Oh j’en crevais d’envie, pas de la ville bien sûr, mais de ma fille, de voir ma fille, ma Claire, je n’osais pas me le dire. Elle vivait là-bas, mariée ou tout comme, enceinte, enceinte et je rêvais d’une fausse couche, qu’elle se fasse avorter, elle est venue à Paris une fois, le bonheur était si grand de la voir, je l’ai à peine montré, je l’ai accueillie presque froidement, j’ai ignoré la rondeur de son ventre, c’est un fil de fer vous savez Claire. Elle est repartie, le gamin est né, à Jérusalem, mon petit-fils, mon seul petit fils, que dans mes cauchemars je voyais naître en uniforme, un fusil à la main. Je ne suis pas venue pour la naissance ».

L’ombre de l’infirmière se profilait derrière la porte, prête à s’engouffrer dans le silence qui se réinstallait, mais Françoise me posait une question, à voix très haute, comme pour la chasser : « Pourquoi, qui ai-je voulu punir ? Je n’ai puni que moi-même ».

L’ombre repartait, je crus entendre un long soupir. Françoise se taisait pour reprendre son souffle, j’entendais les sifflements des bronches. Elle n’épuisait nullement sa colère, non, elle se la réinfligeait devant moi, me prenait à témoin de cette auto-flagellation inutile, cette femme frêle mais à la colère si puissante, sa colère qui la tenait en vie maintenant, j’en étais persuadé, pour se punir encore un peu plus. Ou pour raconter, pour me raconter. Ses yeux se sont tournés vers les miens, j’y ai cherché des larmes mais elle m’avait déjà dit, je ne pleure plus vous savez, je suis trop fatiguée. Les mots sont revenus, le flux s’était ralenti, le courant de la colère ne les portait plus tout à fait, les plombs du chagrin alourdissaient chaque parole.

J’ai dit : parlez doucement. Si vous n’arrivez pas au bout de l’histoire, je reviendrais demain. Elle a murmuré, « Oui, doucement, mais je veux… finir. Écoutez. C’est vrai, je ne suis jamais allée à Jérusalem. L’enfant avait six mois, dans mon souvenir je me préparais à prendre mon billet mais comment savoir si je vous mens puisque je ne sais même pas si je me mens à moi-même. La maladie s’est accélérée, la première chimio que je n’avais racontée à personne n’avait pas suffi, le médecin auquel j’ai raconté mon prochain voyage, urgent, indispensable, m’a dit, attendez la visite chez le spécialiste, le spécialiste, l’oncologue comme ils disent maintenant, m’a dit pas question attendez l’opération, tout se passera bien et ça a mal tourné, en m’ouvrant ils ont découvert que le cancer, la maladie comme il euphémisait ce con de cancérologue, et moi je lui disais du fond de mon lit à Créteil où ils ont dû m’intuber alors que mon bide était encore ouvert, j’ai failli y passer, alors ce cancer docteur, vous en êtes où ? Il m’a expliqué, pas trop fier, que sa chère « maladie » avait galopé du foie à l’intestin sans rien dire à personne, qu’ils m’avaient enlevé le tiers du premier (au lieu du quart prévu, il n’a pas eu besoin d’ajouter), et puis pas mal de mètres du second. La convalescence a commencé, l’agence a réussi à me joindre, j’ai annulé ma réservation la mort dans l’âme. Je me souviens du jour où le fameux oncologue, j’ai fini par sympathiser avec lui, il ne m’avait quand même pas rendu malade le pauvre, m’a expliqué : je vous sais gourmande, Françoise, ça sera difficile mais fini les gueuletons. Il me savait aussi veuve depuis vingt ans, que j’avais dû arrêter de boire car j’avais un peu trop forcé sur l’alcool la fête avec le mari et la tristesse après, bref la bouffe et le pinard c’était le grand plaisir qui me restait, vous comprenez, eh bien, j’ai pensé tant pis, laisse-moi seulement aller à Jérusalem, et lui, d’un air enfin las, enfin humain, ce n’est pas moi qui décide vous savez, c’est la maladie ».

Je n’y suis pas allée, à Jérusalem, c’est ma fille qui est revenue, avec son fils. J’ai dû lui dire. La maladie réconcilie, soi-disant. Enfin, elle m’a forcée à la vérité, c’est triste, il a fallu cette ordure pour que je comprenne, j’aimais ma fille, en juive ou en turque je l’aimais je voulais la voir, et c’était tout. J’avais réussi au téléphone, sans pleurer, à lui dire que je voulais venir maintenant, le plus souvent possible, je ne voulais que cela, oh je ne me suis pas excusée, mais ma Claire elle a dit tu ne t’excuses pas je te connais, mais c’est tout comme, et elle est venue, c’était il y a presque deux mois, et j’étais tellement heureuse de les voir que j’en ai oublié la douleur et je vous assure qu’avec toute la morphine qu’il me file, que je m’injecte à volonté même, je m’envoie des bolus ça a un nom de champignon mortel mes doses salvatrices (elle m’expliquait ce petit appareil mystérieux que j’avais remarqué à ma première visite sans oser lui demander ce qu’elle faisait – elle s’auto-injectait de la morphine à volonté !), ça fait mal cette putain de maladie. Je lui ai dit dès que je suis guérie, le médecin m’a dit une chance sur cinq, mais il a accepté qu’on mente ensemble à Claire, on lui a dit « de très bonnes chances de guérison ». Ils sont repartis, quinze jours après j’étais en soins palliatifs.

« Mais il faut appeler votre fille, lui dire ! Elle reviendra ». Cette fois je n’ai pas pu me retenir. Mais elle, férocement : « ah non, la faire souffrir elle aussi, de me voir comme ça, c’est le moment d’être heureux, elle a un petit gamin, on échange des ba-bi-bo au téléphone, et même sur Skype, comme s’appelle ce truc, un infirmier m’a apporté son ordi, il a bien ri quand je lui ai dit, ça marche bien votre Skip, mais pourquoi un nom de lessive qu’est-ce qu’il a ri. On a fait ça deux fois, le Skype, j’ai menti à Claire quand elle m’a demandé, j’ai mis un moment à comprendre, on ne te voit pas, allume la caméra, quelle caméra ? Ah, c’est un vieil ordinateur je crois, il n’a pas de caméra. Pas question qu’elle voit sa mère, fondue et jaunie d’un seul coup. J’ai beaucoup maigri depuis son départ, vous savez. (J’ai pensé qu’elle paraissait avoir maigri, dans les deux jours qui s’étaient écoulés. Deux jours, mais cette douleur intense, cette intimité brutalement imposée, avaient étiré les heures à l’infini, j’en oubliais presque les urgences de mon propre calendrier, soudain je me rappelais, trois partiels qui se rapprochaient, et devant moi une vie entière, une mort prochaine…). Mais je veux la laisser tranquille, j’en ai plus pour très longtemps, mais vous... vous…. ».

« Moi ? »

« Vous… vous allez m’emmener à Jérusalem. Montrez-moi la carte, je sais où elle habite, elle m’a expliqué ses promenades, vous allez tout me lire, je ne peux plus, tout me montrer. Par exemple cette gare désaffectée dont on va bientôt faire un théâtre, je sais que Claire adore s’y promener, qu’elle voulait m’emmener, on aime les gares toutes les deux, petite je l’emmenais en voyage, trouvez-moi des photos de cette gare ».

Alors, dans mes trois visites suivantes, nous avons fait le tour de Jérusalem. J’ai appris le plan, à force. La nuit j’en rêvais, mon doigt suivait la voie Dolorosa qui fait un drôle de gymkhana dans la Vieille Ville. Soudain j’étais perdu dans des ruelles sombres et je me réveillais en tremblant.

Elle n’est jamais allée à Jérusalem. Je l’y ai emmené pourtant, j’ai appris avec elle les noms des lieux, les promenades. Je n’oublierai jamais Françoise à Jérusalem. Quand je l’ai quittée, le troisième soir, l’infirmière m’a dit, on a failli lui interdire vos visites, elle s’épuise, le médecin a décidé que non, ça lui fait du bien, elle vous attend comme le Messie, je me demande de quoi vous parlez. Je n’ai pas voulu répondre, malgré sa curiosité évidente. Jérusalem, c’est entre Françoise et moi.

Elle est morte. L’enterrement a eu lieu, sa fille est venue, sans l’enfant. Je l’ai vue de loin, au cimetière, avec toute la famille. Je n’ai pas osé m’approcher.

Elle est morte il y a cinquante jours. J’ai passé mes partiels dans un brouillard. Je pars demain à Jérusalem.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 avril 2014.
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