Chloé Stawski | Personne ne vous attend

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Elle avait oublié ce que c’était, mettre le pied sur un quai où personne ne vous attend. Ils ont refait la gare depuis la dernière fois, l’ont rendue plus grande, plus vide. On y entend fort le bruit des pas. Dehors rien n’a changé, le même parking, on dirait les mêmes voitures garées parallèles les unes aux autres n’ayant pas bougé pendant quoi, cinq, six ans peut-être. Elle retrouve ce quelque chose d’un peu désaffecté qui enveloppe la ville, qui est son odeur, sa texture et qui se fait ici plus dense à ce point précis comme un nœud, le seul dans le souvenir distant qu’elle en a, seul endroit qui ne s’effiloche pas, qui fasse vraiment lieu, dont elle se rappelle au loin, la gare, son parking, le croisement de la rocade et de cette rue perpendiculaire qui part en pente vers le centre-ville, l’hôtel rose, d’un rose sale, passé, sous ses deux étoiles, le bar-tabac-PMU où on entrait pas, elle y va désormais, elle traverse la rue déserte avec ses trois voies, le feu est rouge, elle traverse en marchant les bouffées de condensation que l’air de décembre fait au devant de ses lèvres, elle pousse la porte. Derrière le comptoir elles ont de ces bonnets de fêtes, rouge à pompon blanc, elles nettoient des verres ; elle s’installe à une table, le café est court, chaud entre ses mains ; au mur un écran dont on a coupé le son où des chevaux vont au trot à une vitesse qu’on croirait truquée, artificiellement accélérée. Derrière elle c’est-à-dire à côté comme elle se tourne à demi sur sa chaise une baie vitrée, la rue de son collège il y a longtemps il se tient plus bas elle le sait, il n’aura pas bougé, une voiture passe au ralenti, sur le siège passager un visage enfantin très pâle à peine émergé du col épais de son manteau, rendu presque transparent presque effacé par le froid d’hiver par les deux écrans de verre interposés entre lui et elle, les yeux immenses, trop grands toujours au milieu de ce chantier qu’est un visage d’enfant, ces traits impossibles à dessiner que rien ne fixe, que rien n’achève, les yeux ennuyés incrédules indifférents posent sur la rue autour, ce vide de rue de fin d’année qui se traîne, ils posent sur la ville entière un regard d’étranger, ne reconnaissent rien ne veulent rien y voir, la ville passe dans ces yeux comme un décor de carton-pâte et elle se sent alors elle aussi comme les murs comme les bâtiments sans épaisseur, pour autant pas fausse, pas mensongère, juste une surface et rien derrière. Elle avait oublié comme la vie ici se réduit à peu, qu’elle n’excède pas le souffle expiré dans l’air froid, qu’elle s’arrête aux lèvres aux doigts engourdis qu’on réchauffe dans des cafés sans bruit sans personne, qu’elle se concentre sur la membrane vibrante des paupières sur la fine pellicule de peau du visage sous laquelle il est reposant enfin de se souvenir qu’aucun secret qu’aucune profondeur cachée ne réside. Elle attend. Quelqu’un sûrement viendra la chercher.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 juin 2018.
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