Dominique Paillard | Son bout du bout du monde

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Comme une page d’écriture, tel un souffle délicat, ma vie se déplie. Son blog : exploration accumulation.
proposition n° 1

Comment revenir alors qu’elle n’avait jamais souhaité partir ?

Retour étonnant sur le lieu du souvenir. Revenir à la source. Revenir le cœur déchiré, mais libéré. Revenir jusqu’à l’épuisement de l’idée du retour. Revenir pour mieux vivre. Revenir pour exister une nouvelle fois dans ce lieu. Et cette déchirure au fond d’elle-même, toujours présente.

Tout semble pareil, mais si différent. Une vision opaque de couleurs fanées, délavées.

Et puis ce besoin profond de revenir sur les traces du passé pour l’actualiser, le réaliser, lui redonner sens. Partir à sa recherche. Retrouver la sensation même du souvenir qui devient l’incarnation du présent. Se dire que le temps s’est étiré jusqu’à déclencher cette envie d’aller à la rencontre du lieu idéalisé, du lieu empreinte, du lieu vérité.

Tout semble pareil, mais si différent. Les odeurs du souvenir fusionnent avec celles d’aujourd’hui. Son esprit devient confus, les flagrances se mélangent, se mêlent, se diluent.

Lieu du télescopage : avant, après. Entre : rien. Le vide ou quelques bribes d’images diffuses. Revenir pour combler ce rien entre deux souvenirs. Fouler le sol présent et écouter l’histoire du passé qu’il veut bien dévoiler. Fermer les yeux pour mieux entendre les sons. Etre émue par la résurgence des voix familières.

Tout semble pareil, mais si différent. Les sons, les voix, la musique d’autrefois lui font perdre de sens de l’équilibre.

S’approcher, regarder, se projeter. Retrouver l’image du passé et la lier à celle de ce jour. Trouver les différences, tisser des liens. Mais rien ne peut faire revivre les représentations du passé. Le temps s’est écoulé sans état d’âme. La blessure ne s’est toujours pas refermée.

Le lieu est matériellement là sans vraiment être présent au présent. Fait-il partie du passé pour toujours ? Non, il est bien ancré dans le réel, mais si différent à ses yeux. Est-ce bien lui ? Une étrange sensation de perte la saisit. Le lieu s’échappe de son corps, de son souvenir. Le détachement s’opère. La fracture est là. La différence a englouti son passé, effacé son désir de revenir. Devant elle, un autre lieu a surgit tapissé d’un étrange voile satiné qu’elle seule peut ressentir dans sa profonde intimité.

proposition n° 2

Une image. Une image qui s’était perdue dans le passé. Aujourd’hui elle resurgit et réveille par son souvenir insolant un florilège d’instantanés oubliés. C’est comme une photographie en noir et blanc d’une résidence prise lors d’un matin lumineux. Elle semble maintenant si réelle, si proche, ouverte aux regards jadis anodins. C’est la même bâtisse, ou presque. Les volets sont clos, excepté celui de la chambre à coucher du premier étage. Le soleil se reflète sur le vitrage opaque et caresse les doubles rideaux de sa chaleur printanière. Une gouttière descendante s’est déboîtée au fil des intempéries. La peinture bleue de la porte d’entrée, formée de deux battants, s’écaille et laisse entrevoir la couleur originelle du bois massif. La boîte aux lettres est saturée de prospectus. Depuis combien de temps ?

proposition n° 3

D’un mouvement élégant du corps, se retourner et redécouvrir d’un regard plus concerné l’impasse déjà parcourue. Au bout : la rue. Alors, prendre le temps de se replonger dans le mouvement quotidien de cette artère débordante d’activités. Se laisser emporter par des odeurs d’épices qui cheminent jusqu’à cette voie sans issue et faire abstraction des émanations des pots d’échappement. Tendre l’oreille et réaliser que cette effervescence est étroitement liée à l’heure de pointe. Les véhicules encombrent la chaussée, les piétons le trottoir. Les moteurs vrombissent sur place et les chauffeurs klaxonnent d’impatience dès que le feu de signalisation repasse au vert. La rue devient une sorte d’orchestre où chaque instrument joue une partition de sons qui lui est insolite : interpellations, disputes, cris de joie, salutations, portes qui claquent, coffres de voiture qui se ferment violemment, clefs qui tombent sur le sol, un enfant en colère qui tapent des pieds, une sonnette de vélo qui souhaite de se faire entendre, les portes du tram qui se referment d’un « dong ! », le crissement des freins d’une voiture qui pile. Le trottoir déborde de passants. Ils se frôlent, se bousculent, se jettent des regards noirs, s’insultent parfois, rouspètent de la lenteur des pas imposée par les piétons qui les précèdent. Quelle folie ! Un autre monde à travers une lucarne : la sortie du bout de l’impasse.

proposition n° 4

C’est comme si, immobile au bout de cette impasse, elle téléguidait un drone avec le désir de l’éloigner le plus haut possible de son point d’encrage, jusqu’à ce que son propre corps ne ressemble plus qu’à un noyau de cerise. Et tout au long de son ascension, le drone prend des instantanés de plus en plus flous, de plus en plus énigmatiques du lieu d’où il s’élève. Il est devenu ses yeux, ses oreilles. Un dédoublement s’opère. Elle devient sensible à la prédominance des couleurs froides. Les dégradés de bleu, de vert, de gris s’étalent sur les clichés tels des tâches impressionnistes. Et sur la bande son, des bruits amplifiés venant du sol s’échappe maintenant un léger murmure familier. Le vent, suppose-t-elle. Seules les odeurs se sont évaporées à cette distance, exceptées celles de sa mémoire. Ainsi, de cette expérience imaginaire, perdurera une multitudes de photos aux contours abstraits, une bande son New Age et un souvenir flou de senteurs emprisonnées dans le passé.

proposition n° 5

Durant de nombreuses années, le soleil a peaufiné son œuvre. Ainsi, la peinture bleue de la porte d’entrée part en lambeaux et dessine une carte imaginaire incompréhensible où la matière desséchée côtoie l’essence même du bois mis à nu. Etrange cette vision. Entre les croutes de peinture, c’est comme un assemblage de canaux déstructurés qui lèchent au passage les rebords recroquevillés des différentes couches de couleurs. Les yeux se perdent dans ce dédale de rigoles dont le secret semble bien gardé.

proposition n° 6

Arrêt, Temps Passé. La voix enregistrée sur la bande audio annonce le prochain arrêt : Temps Passé. Et ça résonne dans sa tête, ça fait écho : Temps Passé, Temps Passé, Temps Passé, Temps Passé, Temps Passé, Temps Passé, Temps Passé… Combien de fois a-t-elle espéré qu’un événement extraordinaire se produise à cet arrêt de bus ? Temps Passé, rien qu’à l’évocation de ces mots, son esprit s’échappe vers un ailleurs imaginaire. Une pulsion invasive lui dicte de descendre, de s’engouffrer dans la rue du même nom et de traverser, au bout, le filtre fantastique. Rembobiner le film, voilà ce qu’elle convoite. Arrêter le temps et s’immerger dans le passé. Arrêt, Temps Passé. Se retrouver sur la route de Saint-Germain, passer sur le petit pont qui enjambe la rivière dont elle a oublié le nom, être dans l’attente d’apercevoir au bout de la route le virage à quatre-vingt dix degrés dans lequel se niche la demeure de son enfance. Saint-Germain, ce nom a toujours eu une résonance particulière à ses oreilles. Était-ce un lieu, une ville, un village, un homme, un religieux, un protecteur ? Comment savoir ? Saint-Germain était déjà inscrit en lettres majuscules sur le télégramme annonçant sa naissance, tel un sceau indélébile. Arrêt, Temps Passé. Et puis, il y avait le nom de ce chien, Yoff. Lorsqu’il était prononcé, ce nom lui évoquait quelque chose de mystérieux, comme le souvenir d’une terre lointaine dont elle n’avait pas encore conscience. Yoff ou les lointaines terres d’Afrique… Le gong de fermeture des portes du bus retentit dans l’indifférence générale. Au Temps Passé succèdera le nom du prochain arrêt, puis du suivant et encore du suivant jusqu’au terminus de la ligne.

proposition n° 7

Le souvenir était toujours présent. Le nom de la ville, le passage devant des immeubles, l’étroite départementale, le petit pont enjambant le ruisseau et le virage au loin. Des flashes lui revenaient à la mémoire par saccade comme un film monté au début du siècle dernier. Les conditions semblaient être réunies pour atteindre son but. Mais tout finissait par se brouiller. Elle tournait en rond dans la ville : revenait sur ses pas, au niveau du panneau indicateur du nom de l’agglomération faisait demi-tour, entrait à nouveau dans la ville, empruntait des rues qu’elle ne reconnaissait pas ou plus, avançait à l’instinct. Attentive à tous signes évocateurs d’un passé qui resurgissait par fragment, elle avançait sans jamais trouver la faille, celle qui dévoilerait l’accès au petit pont. Elle le cherche avec obstination ce petit pont qui la mettrait sur la voie. Elle sait qu’en le traversant, sur la droite, la route se déplierait devant elle, se révélerait comme dans le passé, comme dans son souvenir. Elle freine. Intersection. A droite ou à gauche ? Retour sur ses pas. C’est agaçant ! Elle est si proche pourtant. Nouvelle tentative. Repartir du parking des immeubles. Remonter la rue, tout droit. Rouler, rouler, rouler… trop loin. Rebrousser chemin. Il suffirait qu’elle repère enfin cette route introuvable, mais si proche. Elle la sent, la ressent, elle n’est pas loin. Elle le sait. Mais aujourd’hui, il faut l’admettre, la voie est sans issue.

proposition n° 8

Aujourd’hui, il pleut. Hier, le soleil se reflétait encore sur le vitrage opaque de la chambre à coucher. Aujourd’hui, il pleut. Les gouttes d’eau se jettent sur la façade de la résidence comme si une rage sournoise les habitait. Les murs ruissellent. La gouttière déboîtée à mi descente laisse s’écouler un flux continu d’eau dévalant du toit. Inondation. La peinture bleue de la porte d’entrée s’effeuille par petits lambeaux qui, tel un tas d’épluchures de matière colorée, s’entassent dans l’encoignure. La pluie ravage, la pluie mémoire, la pluie coupure. Il pleut et pourtant elle ne la voit pas, elle ne la sent pas, elle ne l’entend pas. Son regard est intérieur, tourné vers le passé, vers une image insolite où la vie semble ailleurs. Un ailleurs où les gouttes de pluie caressent son visage, inondent ses cheveux de fraîcheur, imprègnent ses vêtements d’une douce senteur. Il pleut. Elle ne la voit pas, elle ne la sent pas, elle ne l’entend pas. Elle est ailleurs.

proposition n° 9

Ça commence par des voix, des voix familières qui la berçaient quand, le soir venu, elle s’endormait en boule sur le canapé. Ils étaient tous autour de la table, prolongeant un repas interminable, à s’interpeler, à s’apostropher, à se titiller, à s’opposer, à s’engueuler, à faire vibrer les murs. Les verres tintaient, les couverts s’entrechoquaient. Parfois, des zones de silence s’installaient. Alors, dans un demi sommeil, elle tendait l’oreille et se concentrait sur les respirations. Elle devinait les hochements de tête, les regards foudroyants ou langoureux. En apnée, elle attendait que la parole revienne, redonne vie à ce repas familial. La fenêtre était ouverte sur la rue. La nuit accentuait certains bruits, d’autres semblaient étrangement atténués. Des passants se croisaient en silence et l’écho de leurs pas glissait sur le trottoir et se diluait dans la nuit profonde. Elle percevait des sons étouffés comme des chuchotements qui s’échappaient du bar au coin de la rue. La chaîne d’un vélo grinçait. Une voiture se garait en faisant vrombir son moteur en surchauffe. Dans la salle à manger, les conversations avaient repris, à la fois monotones et feutrées comme si, à cette heure avancée de la nuit, les secrets de familles circulaient en catimini pour aller finalement se perdre au-delà de la fenêtre ouverte dans l’obscurité.

proposition n° 10

Elle se levait, Malabar. Elle rêvait, Malabar. Elle mangeait, Malabar
Toute sa journée convergeait vers un objectif quotidien incontournable : le bureau de tabac et le moment où elle déposerait sa pièce de 50 centimes sur le comptoir : « Madame, s’il vous plaît, un Malabarrrrrr… ». L’objet tant convoité serait ainsi déposé devant elle. En devinant le parfum sucrée de la friandise tapisser sa muqueuse nasale, elle jubilerait. Impatiente, elle irait s’asseoir sur un banc. Puis, après avoir débarrassé le petit pavé rose de son papier d’emballage jaune, elle le tâterait, le malaxerait, réchaufferait la texture gourmande avant de séparer délicatement le double boudin rose en deux. La dernière étape serait la plus réjouissante : après avoir longuement mâché la volumineuse pâte et apprécié son goût inégalable, elle déglutirait d’un coup ce fabuleux jus au goût de fraise. Inimitable ! Puis viendrait le détail qui ferait vraiment la différence : la succession des plus belles et des plus grosses bulles ! Sentir la texture caoutchouteuse se répandre en éclatant autour de sa bouche et sur son nez, prendre le temps de tout récupérer avant de recommencer, puis terminer par décoller la décalcomanie du papier d’emballage et décorer sa peau de ce tatouage temporaire. De quoi prolonger le plaisir encore quelques heures avant de se coucher, Malabar !

proposition n° 11

Elle attend son bus. L’application QR code de son IPhone lui indique un passage dans dix minutes. Elle se cale contre un montant de l’abri bus et laisse son regard flâner sur les enseignes des commerces alentours… L’encadr’Heure, La Mie Câline, Poissonnerie Marcel, Au Verger Délicieux, PMU… Tiens ! PMU. Pas un bar PMU, un PMU tout court. Elle n’avait jamais remarqué ce petit espace coincé entre une boulangerie et un vendeur de couteaux. Sur la vitrine : heures d’ouverture de 10 heures à 21 heures, sauf le mardi et le vendredi fermeture à 23 heures. A l’intérieur, que des hommes. Certains étudient les cotes du jour en tournant et retournant les pages d’un journal déjà bien chiffonné. D’autres, le téléphone collé à l’oreille, sont dans l’impatience d’obtenir le bon tuyau. Les yeux rivés sur des écrans positionnés en hauteur, un petit groupe de parieurs suivent en retenant leur souffle le cheval sur lequel ils ont parié. Allez ! allez ! allez ! hurlent-ils en un long crescendo dans la dernière ligne droite. Papiers jetés, déchirés, piétinés. Le pactole, ce n’est pas pour aujourd’hui ! Le bus arrive.

proposition n° 12

C’est un petit passage sans grand intérêt. Rien à y voir, rien à y faire. Il est pratique, c’est tout. Elle l’emprunte pour éviter un détour lorsqu’elle rend visite à son amie d’enfance. Verrière terne, faïence usée, tapis central fané. Façades de commerces désœuvrées recouvertes de papier journal. Portes entrebâillées. Seul un bar reste ouvert la journée. Deux tables orphelines empiètent sur le passage. Un serveur ancienne école, droit dans son costume trois pièces. Un temps suspendu à rien. Peu d’activité à l’intérieur même du passage, des chuchotis. Le regard glisse sur la lumière poussiéreuse. Pourtant, elle n’est pas la seule à traverser et retraverser dans un flux parfois plus tendu selon l’heure cet espace indéfinissable ouvert au public.

proposition n° 13

S’asseoir sur les marches du théâtre. Savourer le moment où tout s’active autour de ce vaste espace, la place. Le lieu où… Lâcher prise. Se mettre entre parenthèses. Ressentir le temps qui passe dans chaque cellule de son corps. Ouvrir les yeux en grand, se fondre dans le reflet de l’image, observer. Personne ne regarde, personne ne prend le temps, personne ne se reconnaît. Arrêt sur image. Et si le tram qui traverse la place dans un mouvement ininterrompu de déplacements et de frottements d’air ne s’arrêtait jamais et imprimait à l’infini sur le négatif la trace de sa longue silhouette ? Capture d’image. Espace figé à jamais. Embarquant dans son sillage une foule stupéfaite. Un pigeon se pose maladroitement sur une marche, obligeant un passant à baisser la tête. Regard noir. Taxi ! taxi ! La portière s’ouvre. Echange de paroles. Comme si les mots sortaient les uns à la suite des autres, dans le désordre, dans une absence de sens. Rien ne se passe. Un geste. Une portière qui claque. Un bruit d’accélération de moteur diesel. Et un individu sur le trottoir, sa sacoche à la main, les bras ballants, le regard dans le vide, sans la moindre envie de refaire appel à un service de transport. Reste l’option du tram, derrière lui. En flux tendu. Une poussette, un cri — apnée — des pleurs… et une jeune femme, la mèche rebelle, qui accélère le pas. Une trainée blanche dans le ciel comme une promesse de crème chantilly en dessert. Plus loin, l’avion. La carlingue reflète les rayons du soleil. Eclat de diamant insolite. Dans le coin, là-bas, ça sent la pisse. Des clochards se soulagent à tour de rôle. Personne ne garde. Personne ne veut regarder. Personne ne regardera, car personne ne veut savoir. Ça pue ! Telle une star, elle descend les marches de l’hôtel. Une limousine attend. Deux, trois photographes blasés. Clic clac ! Quelques badauds. Ah ! Mais… c’était pas… Un vélo traverse la place, son pilote marche à côté en sifflotant, la besace en travers du dos. Dans le ciel, un nuage. Son ombre se reflète sur le carrelage de la place. Un enfant court après. Sachant qu’il ne pourra pas l’atteindre, s’intéresse à un caillou orphelin. Tandis que les minutes s’égrainent dans le cadran de l’horloge centrale, un chien à courtes pattes et au nez aplati traîne lamentablement, au bout de sa laisse, son maître rouge d’humiliation. Un livre est tombé d’un sac. Personne ne l’a vu, personne ne le remarque, personne ne le ramasse. Un chien le renifle, reprend sa route. Une chaussure le repousse. La roue d’un vélo le projette au pied des marches du théâtre. Personne ne le remarque. Menant sa vie de livre délaissé, écorné, rappé, dans un coin passant de la ville. Personne n’y prête attention. Dans un état de curiosité débridé, un pigeon le tâte du bec, l’explore puis détourne la tête. S’envole. La couverture crame au soleil, se rigidifie, se ratatine. En s’ouvrant, le livre libère quelques centaines de pages. Le vent les pousse vers le fleuve. Les mots s’envolent. Personne ne les voit, personne ne les entend, personne ne les attrape. En s’embrassant sur les marches du théâtre, deux jeunes garçons défient le monde, crient leur bonheur, exposent leur amour naissant. Sont beaux. Attendrissants. En voletant au dessus des marches, un prospectus effleure la main d’une fillette. Main surprise. Main qui se rétracte. Main qui veut saisir la feuille. Fête des primeurs du quartier. C’est quoi un primeur, maman ? Vole petite feuille. La fillette la libère. Bruit de verres qui s’entrechoquent. Monnaie qui roule sur une table en fer. Conversations feutrées, hachées, loquaces ou criardes. Moment de détente à la terrasse du café de la Comédie. Téléphones portables : allumés, branchés, connectés. Œil vigilant. Oreille attentive à toutes les sonneries. Ding pour les mails, clac pour les SMS, glou-glou pour les notifications, bing pour les messages perso. A s’y perdre… Sans oublier la musique fétiche pour la sonnerie du téléphone. Ma meilleure amie a enregistré la chanson de Bruel, Place des Grands Hommes… On adorait quand on était ado ! En direct de tout ce qui se passe dans le monde en temps réel… ne pas déranger : en cours de perfusion !

proposition n° 14

Impossible de la louper ! Elle a l’œil fouineur et l’oreille qui traîne partout. M’dame Pauline, c’est la concierge du 75 rue Note Dame. Soixante-trois ans qu’elle est là, à tourner dans le même périmètre sans jamais s’en éloigner. Sa loge, sa cour intérieure, son escalier central, son local à poubelles et sa porte d’entrée à deux battants. Elle veuille sur tout et essentiellement sur tous. Elle est née là, dans la petite chambre à l’arrière de la loge.

Il sort le matin vers 7 heures et rentre le soir à 20 heures. Lunettes rondes sur le bout du nez et sacoche en cuir vieilli sur l’épaule, il passe en faisant un léger signe de la main devant la loge. C’est Lucien, l’étudiant qui loge dans la chambre de bonne sous les combles. Hier soir, il a oublié sont linge propre dans le sèche linge.

Ils habitent l’appartement du deuxième et n’ont jamais pu s’offrir celui du rez-de-chaussée. Ce couple additionne à lui seul 179 ans. Deux silhouettes familières, ancestrales qui hantent l’immeuble depuis la nuit des temps. Se perdant dans le paysage immobile de la cour. Se tenant la main pour affronter la rue. Se souriant comme au premier jour.

Sur le banc à l’intérieur de la cours, une jeune fille au teint pâle, robe ample en lin beige et chapeau de paille en saison estivale, manteau cintré en laine et écharpe en polaire l’hiver, passe des heures le nez plongé dans des livres qu’elle empile à portée de main. Rien ne semble la perturber. D’un geste machinal, elle glisse sa main laiteuse dans un sac et en ressort un marshmallow qu’elle déguste en mâchant lentement tout en tournant les pages de son roman.

Et puis, il y a Marcel. Le SDF. Il squatte souvent devant le 75 de la rue Notre Dame et se fait régulièrement chasser par M’dame Pauline. Avec son chien Spirou, il est la vedette du quartier. Toujours joyeux, aimable et poli malgré sa condition. C’est vrai, il dégage une odeur incontrôlable de mélange de sueur âcre et d’urine et ne ressemble à rien, mais dès qu’il sourit, c’est un monde insondable de générosité qu’il affiche… à vous fait perdre tout préjugé.

proposition n° 15

tu ne me vois pas, mais je suis là, pas loin, à quelques pas, je t’observe comme si tu étais devenue pour moi un ange, comme si tu avais pris la place d’un talisman, mais tu l’ignores encore, car loin de moi l’idée de me dévoiler ; je reste caché, mystérieux, invisible à tes yeux et à ton regard clair qui te projette dans un ailleurs infranchissable, un univers clos qui t’enrobe telle une carapace dans un jardin secret débordant de folie, de mots emmêlés, de fleurs géantes, de bruits inqualifiables ; je me retourne et tu n’as pas bougé, assise sur ce banc, poussée par un désir hypnotique de dévorer les lignes de ton livre jusqu’au point final, je te regarde de la fenêtre de ma chambre, te dévorant des yeux, fondant à la moindre expression de ton visage laiteux, accompagnant chacun de tes gestes repoussant une mèche de cheveux, tournant une page, remontant le col de ton manteau ou lissant les plis de ta jupe – tu me fais fondre – je t’imagine, le soir venu, grignotant les restes d’un plat mijoté, trempant un morceau de pain frais dans la sauce bien liée tapissant le fond du récipient et renouvelant ce geste jusqu’à épuisement tout en lisant, captivée, la fin d’une nouvelle de Raymond Carver ou Katherine Mansfield ; t’imaginer, te rêver, t’observer à ton insu, te suivre dans la rue -– à une distance raisonnable -– et me délecter de ton parfum sucré, voilà se qui m’importe la plupart du temps et toutes ces images enjolivées que j’emmagasine qui débordent de toi, de ton sourire, de tes rêveries quotidiennes, de tes paroles aussi bien surprenantes que distrayantes, tout ce qui fait partie de toi, qui est toi, tout cela enchante chaque minute de mon insipide existence, de mes heures passées loin de toi ; aussi, considère-moi comme un admirateur secret qui gardera au fond de lui l’empreinte de ton image charismatique sans jamais te l’avouer et si un jour

proposition n° 16

La nuit tombe lentement sur la ville. Elle franchit le porche de l’immeuble en pierre de taille et tourne à gauche dans la rue. A-t-elle remarqué les trottoirs débordants d’ordures ménagères ? Est-elle agressée par l’odeur acide de la décomposition ? A-t-elle conscience de marcher sur des papiers gras, des épluchures, des substances indescriptibles, visqueuses ou sous l’emprise de la putréfaction ? Grève des éboueurs -– la colère grandit !, peut-on lire sur un tract qui voltige dans la rue. Regarder la ville comme une poubelle géante ou projeter son regard vers un lieu intérieur, un monde parallèle. Choisir. Marcher au-delà des déchets, les survoler, oublier ce moment d’égarement où le monde semble échapper à la surveillance de tous et poursuivre son chemin. C’est avec élégance qu’elle traverse ce chaos. Silhouette dessinée dans le contre-jour d’une journée arrivée à son terme. Elle marche, traverse la rue en diagonale en direction du Café des Arts. Elle pourrait s’arrêter, prendre le temps de s’asseoir à la terrasse du café. Elle pourrait cesser de se tourmenter pour des questions pratiques ou pour le sort du genre humain. Elle pourrait appeler son amie Jeanne, s’inquiéter de savoir si les derniers jours du mois ont été plus agréables pour elle que les premiers. Elle pourrait envisager partir à la recherche de son double. Mais sa mémoire n’imprime plus le présent et elle ne sait plus que son père a quitté la ville depuis deux ans. Elle ne sait plus que le hasard n’existe pas. Elle ne sait plus que la concierge lui remplit son frigidaire et les placards de la cuisine une fois par semaine. Elle ne sait plus que pour aller à la piscine il faut tourner à gauche après la rue Sullivan. Elle marche. Elle marche et, sans l’avoir prémédité, retourne sur ses pas et rentre dans le Café des Arts. La table du fond est libre. La banquette rouge l’attire comme un papillon vers une source lumineuse. Elle ne voit pas les autres clients. Les habitués du lieu, ceux qui sont de passage, les éternels étudiants, ceux qui attendent en vain une autre présence à leurs côtés, les indécis, ceux qui franchissent la porte pour la première fois, indécis. Elle ne voit pas le chagrin s’imprimer sur le visage de la femme d’à côté qui boit par saccades son verre de vodka. Elle ne voit pas sur la terrasse le couple, des cernes sous les yeux, et leurs quatre enfants gesticulant et criant pour obtenir le dernier mot. Elle ne voit pas le type au comptoir, son verre vide devant lui, la tête prise entre ses mains. Ne bouge plus. Pleure-t-il en silence ? Elle ne voit pas… Elle ne voit pas… Mais sait-elle que demain le soleil va se lever ? Le jour resplendira. Sait-elle qu’elle pourra dévorer son roman sur la terrasse de ce même café ? Sait-elle que le numéro 14 de sa revue favorite est sorti en kiosque ? Sait-elle… Mais elle est déjà sur le chemin du retour, jouant à cache-cache avec la lumière des réverbères, prête à traverser la cours de son immeuble, à monter l’escalier à tâtons jusqu’au troisième étage.

proposition n° 17

Penser qu’il est impossible de se perdre dans la ville, que tout y est indiqué, que tout est balisé, ordonné, classifié. Faux. Dans sa tête, un léger brouillard masquait la réalité, c’était brouillon. Le point de départ ? L’arrivée ? Dans sa main, un papier froissé. Sur ce papier, une adresse. Incertaine. Comprendre qu’il fallait prendre le bus. Mais quel bus ? Quel arrêt sélectionner ? Quelle direction choisir ? Et une fois dans le bus, descendre à quelle station ? Des bribes de phrases lui reviennent, incomplètes, confuses. Les mots se perdent dans un néant angoissant. Monter dans le bus. Un numéro… Au hasard. Se laisser guider par son instinct. Faut déjà songer à descendre, mais où ? Quel cauchemar !

Quand le chauffeur de taxi ne trouve pas l’adresse indiquée… et que le compteur ne s’arrête pas de tourner. Visage décomposé. Mains moites. Cœur déchiré. Le taxi quadrille le quartier à l’affût d’un indice. Insiste. Je n’vais pas vous abandonner comme ça ma pauv’dame… Déception. Comment a-t-il pu lui communiquer une fausse adresse ? Trop naïve. Elle aurait dû regarder sur Google Map, se renseigner. Et maintenant ? Quelle issue ?

Monter dans le bus. Se sentir pressée par un groupe de jeunes délurés. Eprouver un inconfort, mais sans plus. Se renfermer dans sa bulle. Messes basses, ricanements et regards fuyants. Ignorer. Etre captivée par la fin de son roman et ne plus faire de lien avec le réel. Descendre du bus sous les regards moqueurs de ces mêmes jeunes gens. Se retourner comme avertie par un pressentiment et apercevoir à travers la vitre du bus les visages congestionnés par des rires grossiers. Dans l’une des mains brandie, son portefeuille. Par la vitre entrouverte, il atterrit sur le bitume. Vide.

proposition n° 18

Tout semble pareil, mais si différent. Rien ne change, c’est toujours le même quartier, toujours les mêmes rues, les mêmes appartements, tout semble pareil, mais si différent. Les lumières de la ville balaient les étoiles si fragiles. La ville s’étale. Au niveau de la rue, les néons aux couleurs multiples de l’arc-en-ciel veillent. Tout semble pareil, mais si différent. Le temps a glissé sur le bitume râpé, craquelé, parfois défoncé. Puis les enseignes, les noms s’égrainent au rythme de la foulée, lente ou rapide selon l’humeur. Et tout semble pareil, l’enseigne de la Pizza Hut, l’agence de location de voitures Hertz, le McDonald’s, l’enseigne défoncée et grinçante du Park Hôtel et le parking 24/7. Tout semble pareil, mais si différent. Jamais au même endroit ces enseignes et toujours présentes à tous les coins de rue. Tout semble pareil, mais si différent. Trois marins déambulent dans les quartiers animés de la ville. Un couple traverse la rue en courant, tout semble pareil, le même désir, le même baiser passionné, mais si différent ce baiser. Une femme de ménage passe le porche d’un immeuble. Tout semble pareil depuis qu’elle a commencé à travailler à l’âge de 15 ans, mais si différent. Le videur du club de jazz vient de s’offrir un coca au distributeur du garage du coin de la rue, tout semble pareil. Il ingurgite la bouteille en verre de 25cl en buvant de longues gorgées au goulot. Tout semble pareil, mais si différent. Et la ville s’enfonce dans la nuit.

proposition n° 19

Elle remonte la rue déserte. Il est 5 heures 27 du matin. Un léger vent venu du fleuve apporte une touche saline au jour qui pointe. L’océan n’est pas loin. La ville s’active peu à peu. Tel un jeu électronique à damier, les façades des immeubles s’éclairent et elle peut apercevoir des silhouettes s’activer et traverser l’espace étriqué d’une fenêtre. Des odeurs de café et de pain grillé s’échappent des vitres entrouvertes. Le quartier se réveille doucement et sur l’avenue le rythme de passage des bus s’intensifie. Bientôt, c’est un flux continu de corps désarticulés qui se déversera dans la rue. La rue, celle qui ressemble à des montagnes russes comme dans le quartier de Russian Hill, celle qui embaume des saveurs salées et sucrées de la cuisine asiatique comme au marché nocturne de Temple Street, celle qui grouille de monde comme au carrefour de Shibuya, celle qui se perd dans les méandres des ruelles du Grand Bazar. La rue comme une évidence. Un lieu multiple, à nombreuses facettes. Un lieu de passage, d’échanges, d’ignorance, d’errance. Un lieu de souffrance quand elle ouvre les veines, de peur quand son silence angoisse les esprits fragiles, écorchés, de bonheur quand la musique d’un festival de rock s’engouffre dans les fissures des murs et fait vibrer le quartier au-delà de ses fondations. La rue et ses visages pluriels. Celle qui devient spectatrice des humeurs de chacun. Celle qui protège, rassure quand les compteurs tombent à zéro. Celle qui accompagne et promet l’apaisement de l’âme lors d’une douce matinée de printemps. Elle remonte la rue qui s’est peuplée de nombreux individus pressés de s’engouffrer dans une bouche de métro, ailant un taxi ou activant le pas tout en zigzagant entre les piétons peu scrupuleuses d’accélérer leur foulée. Il est maintenant 6 heures 43. Le vent a tourné. Reste cette légère brise venue du nord, plus fraîche, plus vive, remplissant sa mission inavouée d’apaiser les esprits déjà surmenés, veillant sur l’ensemble de la communauté en déposant tel un voile cristallin son souffle salvateur.

proposition n° 20

Fermeture du musée à 20 heures le mercredi. Les veilleuses de nuit sont activées. Moment d’intimité singulier, à la lisière du monde. Vidé de ses âmes, l’espace intérieur retient son souffle. Ne reste que les longues conversations muettes, les coups d’œil furtifs que se renvoient les toiles de l’exposition temporaire dans un va et vient incontournable où se croisent ceux dont le monde extérieur ne veut plus. Une existence clandestine se fabrique dans l’antre secret des murs de pierre supportant des toiles encore dégoulinantes des peintures fraîchement utilisées. D’un clap tout en retenu annonçant une fin de séance, les portes se sont ainsi refermées sur le vernissage pompeux de ce jour. Se dessine alors une vie parallèle où chaque souffle se perd dans l’impalpable espace confiné, où certains murmures insondables font écho aux échanges sourds que se renvoient les voutes de l’espace principal. Des fauteuils creusés par l’inactivité et l’ennui, seuls témoins de l’usure du temps, décompressent d’un profond désœuvrement diurne. Les ombres stagnent comme plongées dans un comma intemporel, se vidant de toute substance matérielle pour ne laisser qu’une trace que l’oubli seul retiendra. Reléguée dans un coin, négligée de tous, une horloge pleure le gong muet de ses heures écoulées dans l’indifférence collective. Et dans cet univers inerte, seul un léger filet d’air venant de nulle part semble effleurer et ranimer ce qui reste de poussière sur le sol en béton ciré. La nuit veille et convoque en ce lieu démuni de conscience l’âme immortelle des fantômes qui seuls possèdent la faculté de retranscrive l’autre côté, celui du monde dérobé. Dehors, les bruits sourds de la rue rappellent l’existence d’une vie parallèle.

proposition n° 21

Une enveloppe déchirée, un numéro de rue suivi de quelques lettres, pas de code postal, nom de la ville amputé. Destinataire inexistant, juste trois lettres lisibles, and. Une lettre pliée en quatre, papier blanc, encre rose. Carte postale vierge d’écriture, timbre RF. Reflet intrigant traversant un vase rempli d’eau claire. Tiges d’un vert tendre emprisonnées dans cet espace clos et transparent. Pétales d’une fleur rouge sang. Effet de loupe dans le vase, épines de roses disproportionnées. Bougie odorante, douceur vanille, consumée à moitié. Un bouchon d’eau de source traîne sur un côté de la table. Rayures foncées sur peinture crème. Egratignures. Des stylos en désordre et le coin écorné d’une couverture de cahier, une pile de carnets d’écriture, des livres éparpillés aux titres à peine lisibles, à peine complets. Le numéro 6 d’une revue, comme une invitation au rêve, aux grands espaces, à l’ailleurs. Une boule de papier chiffonné à côté de l’écran lumineux de l’ordinateur. Un bloc de métal noir, Fujifilm. 35mm. Une mousseline de tissu rose, foulard. Vitre, tâches de pluie. Une branche d’arbre, une ombre sur la terrasse. Un pied et un rebord de table usé par les intempéries. Un pot de lavande. Une fissure dans le mur, ligne creuse au tracé incertain. Matière grise, polie, des galets empilés sur la table.

proposition n° 22

Une chambre mansardée à l’étage. Papier peint défraîchi. Motif fleuri. Epinglés au mur, des posters, des cartes postales cornées et usées par le transport, des bouts de poèmes écrits à la main, de textes collés sur des feuilles de couleur. Un miroir terni aux bords dorés. Des vêtements oubliés sur une chaise en bois. Dos à la fenêtre à deux battants, une table blanc laqué tenant office de bureau. Un taxi jaune new-yorkais emprisonné dans une boule de neige. Une balle de baseball. Born in the U.S.A., pochette vinyle du Boss en haut de la pile. Un guide du Routard usagé, Côte Ouest. Dans un coin, une raquette de tennis Wilson Chris Evert callée dans un croisillon, cordée en boyau. Deux boîtes de balles jaunes. Des piles de livres sur le bureau, sur les étagères : des classiques, des romans, de la poésie, des récits, un dictionnaire Larousse récent. Des stylos en vrac. Des feuilles de cours perforées à grands carreaux, simples et doubles. Un agenda scolaire recouvert d’un film transparent. Collée sur la couverture, une photographie en noir et blanc d’un Super Constellation en panne au milieu du désert –- souvenir de famille. Sur la table de nuit, un Rollei argentique et une pellicule noir et blanc. Une porte en bois de chêne, poignée ronde en laiton. Persiennes en bois à l’italienne.

proposition n° 23

Au-dessus de l’étroite entrée, un néon. Couleurs chaudes. Clignote : Eldorado Kebab. Jusque tard dans la nuit, l’agneau cuit, grille, ruisselle derrière la vitrine. Ça sent bon les senteurs de l’Orient. Sur le pas de la porte, trottoir en pente douce. Deux tables en plastic rouge, sept chaises. Un papier gras traîne sur le bord du comptoir, quelques miettes dispersées. Une poubelle débordante. Accumulation des déchets quotidiens se livrant à une bataille féroce entre pailles cassées, gobelets en carton écrasés, déchets de nourriture entassés, serviettes en papier froissées.

La séance va commencer. Le cinéma L’Etoile engloutit les derniers retardataires. Terminée la longue file d’attente, le brouhaha. Entrée vide. Silence. Pots de popcorn entassés, orphelins. L’affiche, 120x160 – extérieur, intérieur — étincelante, vertigineuse. Moment éphémère. Le temps d’une projection.

8 heures, ouverture. Le garage Mod’m ouvre ses larges portes métalliques attaquées par la rouille. Un ballet harmonieux de voitures qui sortent, qui rentrent. Des voix puissantes accompagnent, dirigent comme un chef d’orchestre le mouvement des véhicules. Stabilisation. Bruit de fond en continu. Une cigarette jetée sur le trottoir. Bout rouge. Se consume encore. Négligence. Un vélo, entre deux âges, adossé au battant droit de la porte principale. Chaîne cassée.

Un banc à l’ombre. Jardin public sous une chape de plomb. 32°C. L’air stagne. Déplacements lents. Regards lourds, ailleurs. Vols au ralenti des moineaux résidents. Tentative de s’emparer d’une miette de pain. Trop fatigant. Bec maladroit. La miette retombe à terre. Autour de la petite fontaine, un rassemblement de petits pieds. Rafraichissement. Petits cris de soulagement. Sur le banc à l’ombre, des restes de déjeuner. Un journal oublié.

Un tram. Arrêt place de la B. Mouvement de foule. Pavés lavés par l’averse. Reflets du soleil perçant entre deux nuages blancs. Yeux éblouis. Sur la place, une fleuriste ambulante. Couleurs inouïes de chaque bouton de rose. Papier cadeau vert pomme, rose fuchsia. Ciseaux. Rubans. Pile de cartes de visite. Agrafeuse. Un tram. Arrêt place de la B. Deux, trois voyageurs descendent, un autre monte. Il est tard. Sur la place, tiges cassées, feuilles fanées emportées par le vent du soir.

proposition n° 24

Au-dessus de l’étroite entrée, une enseigne. Lettres blanches peintes à la main sur fond brun : Epicerie centrale. Derrière la vitrine, un entassement de sacs en toile de jute. Débordement de légumineuses : haricots blancs, haricots rouges, pois chiches, lentilles, pois cassés. Se dégage une odeur caractéristique de saumure. En devanture, s’entassent, dans un espace étriqué, des cageots de pommes de terre douces, de choux-fleurs, d’artichauts, de pommes rouges. Attachés à un clou des feuilles de papier journal, emballage provisoire. A l’intérieur, se devine la silhouette d’une balance Moreau. Le trottoir, en pente douce, accueille la clientèle -– éclats de rire, bavardages, messes basses, regards en coins. Le temps passe, égraine les images carte postale d’hier. Au-dessus de l’étroite entrée, deux gros ciseaux dessinés. La devanture, en bois travaillés, se singularise : peinture jaune canari. Tout en haut, sous les fenêtres de l’appartement du premier : Coiffeur. De chaque côté de la vitrine, deux panneaux en bois où est inscrit en lettres noires : à gauche, Dames, à droite, Messieurs. Odeurs sucrées de shampooing, laque et parfum. Du trottoir en pente douce, une marche à franchir avant d’entendre le gong de la porte d’entrée. De l’eau de pluie ruissèle le long du caniveau. Le temps passe, plonge dans l’oubli la période précédente, anime le présent. Au-dessus de l’étroite entrée, un voile de plastique recouvre la façade. Un nuage de particules de plâtre s’échappe au-delà du filtre. Un bruit profond de marteau-piqueur résonne de l’intérieur. Une odeur âcre attaque les muqueuses. Sur l’échafaudage, suspendu, un panneau : Démolition/Rénovation, entreprise Lepic, père et fils. A côté du trottoir en pente douce, garé, un camion de chantier. Regards interrogateurs des passants. Hésitation à poursuivre sur le trottoir tapissé d’une poudre blanche qui adhère à la semelle. Aucune envie de passer sous l’échafaudage, superstition. Le temps passe, attente. Fin des travaux. Au-dessus de l’étroite entrée, un néon. Couleurs chaudes. Clignote : Eldorado Kebab. Jusque tard dans la nuit, l’agneau cuit, grille, ruisselle derrière la vitrine. Ça sent bon les senteurs de l’Orient. Sur le pas de la porte, trottoir en pente douce. Deux tables en plastic rouge, sept chaises. Un papier gras traîne sur le bord du comptoir, quelques miettes dispersées. Une poubelle débordante. Accumulation des déchets quotidiens se livrant à une bataille féroce entre pailles cassées, gobelets en carton écrasés, déchets de nourriture entassés, serviettes en papier froissées. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Le temps passe, passe le temps. Au-dessus de l’antique étroite entrée, le néant. Plus de devanture, plus de néon, plus d’enseigne. Un trou. Un passage sans fond. Un tube noir. Aucune odeur. Révolue l’époque du trottoir en pente douce. Le temps passe.

proposition n° 25

Pourquoi le taxi roule-t-il plein nord le long de cette grande avenue. Pourquoi autant de vitesse et d’impatience. Que faire si l’idée lui venait de poursuivre la route sans s’arrêter tout en dévalant les artères au rythme effréné d’un concert de rock. N’avait-il pas rentré dans le GPS l’adresse qu’elle lui avait indiquée. Quel intérêt d’avoir accepté la course si ce n’est dans l’intention de déconcerter et de déstabiliser sa cliente. S’éloigne-t-il vraiment du but ? Pourquoi envisager que le véhicule pourrait se fondre dans le paysage et disparaître à jamais. Ne devrait-elle pas être déjà arrivée à l’appartement. Comment pourrait-elle sonder le temps. La solution ne serait-elle pas de sauter hors du taxi dès le prochain arrêt à un feu rouge. Comment le savoir. Qui est censé raconter maintenant la suite de l’histoire. Qui s’est emparé du récit alors que la passagère vit un séisme intérieur dévastateur. Que dire du silence qui règne dans cet espace clos. Que dire de la tension qui semble monter. Que dire de l’indéfinissable ressenti qui jette sur la ville un soupçon de culpabilité. Quelle sera l’issue de ce trajet. Dans l’attendant qu’en est-il de la fin de journée le long des avenues de la ville. A quel moment précis la foule compacte s’est-elle précipitée dans les bouches du métro. Serait-ce un signe inattendu comme une réponse abstraite au temps qui passe. De quoi parlent ces gens attroupés le long du trottoir. Pourquoi regardent-ils en fronçant les sourcils en direction du taxi jaune. A quel moment perd-elle le fil de l’histoire comme si un autre espace temps recouvrait de son voile l’accès au monde réel. Quand arrivera-t-elle à destination. Pourquoi le temps semble s’être disloqué à tel point que sa vision du monde imprime une distorsion face au souvenir de la réalité. L’empreinte de la ville n’est-elle pas en train de se disloquer. Le cours de son histoire lui échappe-t-il définitivement. A quel moment va-t-elle basculer dans la conscience du temps présent. Quelle serait sa réaction si rien ne se passait. De quoi pourrait-elle se méfier concrètement. Qui pourrait-elle croiser au prochain carrefour. Que voit-elle de la ville à travers les vitres maculées de poussière. Qu’est-ce qui pourrait révéler son existence proche. Pourquoi autant de questions. Et pourquoi le taxi freine-t-il subitement. Aurait-il dépassé l’adresse indiquée. Se réveillera-t-elle de son cauchemar. Comment saura-t-elle qu’elle est enfin arrivée. Aura-t-elle la force de sortir du taxi et de monter les marches jusqu’à la porte d’entrée de l’appartement. Qui va reprendre le cours de cette histoire maintenant.

proposition n° 26

Se souvenir de la perception de la ville puis s’en éloigner pour mieux y revenir. Être là quand la ville s’impose comme une évidence, une nécessité. Fusion de bitume, béton, pierre et verre. Une communion de l’ordre de l’intime s’installe pareille à une caresse mémorielle et sensuelle et devant soi, à perte de vue, un espace urbain démesuré aux lignes horizontales et verticales rappelant une œuvre digitale de Miguel Chevalier. La ville s’étale, imprime dans le sol son ADN singulier. Et cet appel irrationnel, murmuré en une douce confidence, inscrit en filigrane au plus profond de soi une marque indélébile. Vivre la ville comme si c’était la première et la dernière fois. Visions vertigineuses qui se succèdent à perte de vue. Avenues qui n’en finissent pas d’en finir. Lignes verticales étourdissantes se perdant dans le spectre solaire. Superposition d’étages jusqu’à ne plus savoir compter. Succession de rues parallèles et perpendiculaires, tracés géométriques. La ville déplie son aura sur les deux vecteurs, prend du volume et s’écrit de l’intérieur. Se souvenir aussi des sensations singulières délivrées par la ville au petit matin, dans la journée, le soir tombé. Savoir repérer aux sons diffusés le tempo imposé par la cité. Se souvenir des bruits de la nuit, de l’odeur des fastfoods, de la fumée blanche qui s’échappe des plaques d’égouts. S’imprégner des battements imperceptibles du cœur de la ville. Descendre dans ses entrailles. Emprunter l’Express train et filler à toute allure vers un ailleurs sur le point de s’écrire. Se dire qu’à ce moment précis de sa vie on a peut-être atteint son bout du bout du monde.

proposition n° 27

Port Authority Bus Terminal, 23h37. Après plusieurs secousses très prononcées, le bus s’arrête net laissant échapper un bruit strident de freins mal entretenus puis déverse sans plus attendre sur le quai dépeuplé une poignée de voyageurs encore engourdis, plus ou moins défaits, voire avachis par leur interminable trajet. Un homme en uniforme, le logo de la compagnie de transport tissé sur le haut de sa manche, note l’heure d’arrivée du bus. Sur ce bout de trottoir pas de comité d’accueil ni de groupies surexcitées derrière des barrières de protection, le lieu ressemble plutôt à une sortie de service. Le bagagiste, impatient de terminer son service, ouvre la trappe à bagages. Chacun récupère son sac et se disperse. L’anonymat tisse sa toile détroussant de leur histoire les silhouettes vaporeuses englouties par la nuit opaque. Elle se retrouve seule, démunie, se questionnant sur la direction à prendre pour sortir du terminal. Au-delà du vide qui s’installe aux alentours, les flashbacks de son arrivée dans la mégalopole viennent la visiter comblant ainsi des pans de son cerveau pour le moment inopérant. La fatigue l’ankylose. Elle s’assoie sur son sac, consciente que la ville est là, en direction de la sortie. Le film de son arrivée se joue et se rejoue dans sa mémoire tel un film qui se rembobinerait et se projetterait en boucle jusqu’à l’infini. Eprouver encore une fois la sensation forte d’un but bientôt atteint. Retarder le moment. Profiter de cet instant en suspension et l’imprimer définitivement dans sa mémoire. Observer les palpitations de la ville juste avant la traversée du Queensboro Bridge et se dire que « ça y est, on y est à nouveau ». Le regard transperçant la vitre poussiéreuse du bus s’accroche au panorama, se laisse subjuguer par ce splendide paysage urbain. Frissons. Une carte postale vivante. L’image sans le son. Pas encore, il viendra plus tard lorsque le pont aura été franchi. Enchantement. Les lumières de la ville sont autant de petits lampions qui embrasent la nuit, laissant l’imaginaire vagabonder, libre, au-dessus des différents quartiers de la cité. Il est temps pour elle de poursuivre son chemin, de se fondre dans la nuit profonde et d’affronter les paradoxes de la ville.

proposition n° 28

Heure de pointe. Combien d’arrêts avant de descendre du bus ? Autour d’elle, une masse humaine compacte s’agglutine. Difficile de garder son équilibre dans cet espace réduit et en mouvement. Tout le monde colle à tout le monde. Surtout ne pas montrer sa gêne, baisser les yeux et tenter de repérer le bout de ses pieds pour garder l’équilibre. Tentative vaine. Bras le long du corps, maintenir fermement son sac. A chaque arrêt, à chaque redémarrage, le même mouvement de déséquilibre d’avant en arrière, en harmonie. Agacement sur les visages crispés. Désir de s’emparer d’une poignée. Accélération du bus. Déséquilibre général. Légère rotation du corps et devant elle la vitre épaisse du bus recouverte d’une fine poussière grasse et un champ de vision limité d’où surgit l’essence même de la ville. Les scènes de rue s’y succèdent. Là, à peine visible, la trace visuelle d’un livreur à vélo. Ici, l’impression du mouvement figé d’un camionneur descendant de sa cabine. Plus loin, la vision furtive d’une jeune femme en tenue de sport. Arrêt. Le bus déverse par la porte centrale un flux de voyageurs ravis d’en finir avec cette insupportable promiscuité et embarque, par l’avant, quelques individus soucieux de pouvoir se faire une place décente dans cet espace restreint. A côté d’elle, un siège se libère. Elle prend place : sens de la marche, côté vitre. Elle n’aura pas à subir cette sensation insupportable de vivre le monde à l’envers. De l’extrémité de sa manche, elle éponge la buée déposée sur la vitre. Encore quatre arrêts. Son regard déambule, glisse sur les façades grises de l’avenue. Les images se succèdent, illisibles, puis s’estompent.

proposition n° 29

Il est là, comme chaque midi, attablé à la terrasse du café du Centre, le journal du jour déplié sur ses jambes croisées. De temps à autre, il sirote avec délicatesse un digestif qu’il a pris l’habitude de commander après son repas et son café de la pause méridienne. Sur la table, l’étui élimé de ses lunettes de lecture, deux ou trois billets de 5 euros et quelques pièces de monnaie qui lui serviront à régler l’addition. Depuis le début de la matinée, de gros nuages gris chargés de pluie menacent de se déverser sur la ville encore tiède des chaleurs de la veille. Il a pris soin de revêtir un imperméable court beige qui s’accorde bien avec son teint mat. Elle, elle l’observe d’une boutique, de l’autre côté de la rue. Elle avait remarqué qu’il pouvait se plonger de longues minutes dans la lecture d’un article, relevant parfois la tête, les yeux dans le vague essayant d’atteindre un point mystérieux – peut-être la boutique d’en face ? – avant de reprendre le cours de sa lecture. L’activité de la rue semble n’avoir aucun impact sur sa concentration. Les bruits, les odeurs et le monde tel qu’il est glissent sur lui sans jamais l’atteindre. Elle, elle est juste fascinée par cet homme qui, sans vraiment se dévoiler, aiguise sa curiosité et tisse son histoire par ses silences prolongés. Autour de lui, la vie dans ce qu’elle a de plus banale. De la main gauche, il prend des notes dans un carnet à la couverture souple. Elle imagine une écriture souple légèrement penchée sur la gauche. Les voitures accélèrent, expulsent énergiquement les gaz des pots d’échappement, klaxonnent, se croisent au rythme programmé des feux de signalisation. Il n’y prête aucune attention. Elle prend une pause, sort de la boutique, va s’asseoir sur les marches du perron d’à côté. Elle le fixe exagérément, l’observe avec minutie. Sur les trottoirs, les piétons se croisent, se décroisent, s’entrecroisent. L’heure de réintégrer le bureau sonne. Une idée furtive la traverse : oserait-elle l’approcher ? A la terrasse du café, les clients poursuivent leur ronde infernale. En commande : cafés, sandwichs, bières, tartes sucrées, salées… Un bus s’arrête devant elle. Au démarrage, la table n°7 est libre, le garçon la débarrasse.

proposition n° 30

23h42. Elle franchit le portail et accède au porche intérieur. Un cantique lui parvient, feutré, lointain. Elle écoute, immobile. Puis elle se décide à entrouvir délicatement la petite porte capitonnée à sa droite qui, en pivotant sur ses gonds, pousse un soupir mordant. Le manque d’huile, pense-t-elle en même temps que de nombreux souvenirs lui reviennent en mémoire, la submergent. Depuis combien d’années n’était-elle pas rentrée dans une église ? Cette église en particulier ? Petite, elle n’avait manqué aucune messe de minuit. Sa mère y tenait. Pas question de s’y soustraire, même son père non croyant, mais baptisé par tradition, n’avait jamais songé à abdiquer ce soir-là. Les chants de Noël l’accueillent comme une invitation à remonter le temps. Peu de monde dans la petite église romane du quartier. Dehors, il pleut. Le vent transperce les vêtements chauds et glace les os. Les quelques familles regroupées sur les bancs inconfortables endossent une bienveillance appropriée à l’événement consacré. Tous se prêtent à l’exercice du chant dans une bonne humeur apparente. Les enfants manifestent leur impatience et lui rappelle la sienne au même âge. Sa mère lui faisait les gros yeux et serrait fort sa main dans la sienne pour restreindre son impatience : « Sois sage si tu veux voir la crèche », lui soufflait-elle à l’oreille. Serait-elle nostalgique de ce temps ? Elle ne saurait le dire. Elle se souvient de la voix du prêtre, si chaleureuse, si envoûtante le Noël juste après l’accident de sa mère. Une voisine lui avait proposé de l’amener avec elle, mais le charme n’œuvrait plus. Les Kyrie, Gloria, Agnus Dei et les paroles d’évangile se perdaient dans les hauteurs de la nef sans qu’elle n’en saisisse le sens. A la suite de ce Noël douloureux, elle n’avait plus souhaité rentrer dans une église durant un culte. Dans cette nuit magique, elle observe de loin les gestes du prêtre, toujours les mêmes, comme si toutes ces années s’étaient superposées les unes aux autres sans que le temps ne puisse les altérer. Les fidèles semblent n’être jamais sortis de cet édifice glacial. Ce sont les mêmes attentes, les mêmes mimiques, les mêmes réprimandes aux enfants qui rythment l’office. L’odeur de l’encens est toujours aussi entêtante, la cire chaude coule le long des cierges allumés pour l’occasion et les napperons de l’autel, d’un blanc immaculé, seront retirés par un enfant de chœur dès la cérémonie terminée. Une personne dans l’assemblée tousse, une autre se racle la gorge, un enfant ronchonne. Sortir et en finir définitivement avec ce souvenir trop imposant.

proposition n° 31

Quand la ville reprend haleine. Quand la ville déborde. Quand la ville réverbère. Quand la ville s’assoupit auprès de ses âmes. Et puis, quand la ville se meurt. Où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Repérer, pister, accompagner, ensevelir. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir vivant. Il y a la ville qui existe, il y a la ville qui succombe. Quand la ville récolte le dernier souffle dans un murmure à peine perceptible. Quand la vie devient poussière et s’étale sur la surface rugueuse d’un timbre poste. Imaginer. En prenant de la hauteur, le cimetière ressemblerait à l’intérieur d’un album de timbres : petits carrés bien ordonnés, bien entretenus, secs. Quand la ville se meurt, où vont les morts présents dans la rubrique nécrologique du jour ? Suffoquer, succomber, reposer, inhumer. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille, se sentir absent. Il y a la ville à côté et celle de l’entre deux ciels. La naissance, la mort. Il y a la ville de la bascule. Cet espace de non lieu où tout peut surgir, ou rien ne jaillit. Quand la ville absente. Quand la ville compte ses morts dans la rubrique nécrologique, où vont-ils ? Boîtes réfrigérées, entassées, éparpillés. Silence. Silence de la mort serait plus approprié. Faire trois fois le tour du cimetière avant de passer la grille et ne rien ressentir que le vide.

proposition n° 32

Ciel prometteur. Juste par-dessus les toits. Ciel réfractaire. Reflet de nuages dans une flaque d’eau. Ciel d’averses. Balayage uniforme de l’exubérance nuageuse. Coup de pinceau, gris délavé. Gouttes de cristal tombant, monotones, sur les tombes. Comme si la ville suintait ses morts. Au coin du cimetière, une fillette à cloche pied fredonne une comptine. Ciel émacié. Vidé de son existence. Comme si la ville avait passé un pacte avec le diable. La prison ouvre ses portes, un détenu en sort. Libre. Et le ciel se courbe, salue la bonne nouvelle, se teinte de rose, apprête ses nuages au couchant dans une tentative de révérence, maladroite. Ciel démuni. Privé de son air, disparu par vagues successives. Flottement sur le boulevard. Lumière terne, délavée, fanée. Comme si la crémière, au coin de la rue, avait fait sauter les fusibles de son étal réfrigéré. Ciel déshabillé. Innocence de l’instant vécu. Bleu de fête, lumineux. Comme si les habitants du quartier exultaient de s’asseoir sur un banc, de partager un jour sans frontière, de se restaurer au bord du fleuve, de faire à queue à la boulangerie. Ciel surprenant. Particulier, longeant les murs de la ville. Ciel qui roule sur lui-même, devient matière et rentre dans la chambre du troisième. Lumière neutre. Comme si l’incompréhension se posait. Le cours de la vie se poursuit, invisible. Au dehors, le ciel matériel s’est reconstruit. La vie n’a jamais cessé d’exister, la ville de se construire et les ciels se succèdent parfois dans une indifférence désolante, parfois dans une adoration mystique. Les couleurs valsent à faire pâlir de honte un arc-en-ciel vigoureux et défient les feux d’artifice les plus prometteurs. De temps à autre, une âme mélancolique se prend à invoquer le ciel qui, joueur, découd le bord de ses nuages bedonnants tels des édredons bien douillets et libère leurs traines vaporeuses.

proposition n° 33

La rue sent bon la baguette mince et croustillante, le croissant au beurre. Elle s’étire sur plusieurs centaines de mètres et s’ouvre sur des cours et des ruelles improbables. Est-ce le sens unique imposé aux véhicules qui lui confère ce charme particulier ? Les trottoirs paraissent plus larges et accueillent une foule infatigable de piétons qui butinent, inlassables et curieux, d’un commerce à l’autre. Ici ça vit, ça bouge, ça fourmille à toutes les heures de la journée, même de la nuit. Le matin, la jeune femme au manteau rose prendre son petit déjeuné en terrasse, le serveur nettoie la table d’un geste souple et routinier et prend la commande habituelle en haussant les épaules, dans l’appartement du dessus, une mère prépare à la hâte le goûté de son fils qu’elle glisse dans son cartable, l’épicier réapprovisionne son étal qui déborde sur le trottoir, un livreur gare sa camionnette en double file et rentre dans l’agence de voyage avec un paquet volumineux, il fait signer le reçu et d’un geste maladroit prend rapidement congés de la responsable, tandis que dans la chambre froide, le boucher termine de couper, découper, entailler, ficeler des kilos de viande, les muscles meurtris par le labeur, une lycéenne court après une camarade et manque de trébucher juste devant un sans abri adossé à une porte cochère, à la réception de l’hôtel, un commercial tend sa carte bleue professionnelle et demande si le parking est compris, le facteur slalome entre les passants et n’hésite pas à klaxonner pour se frayer un passage, une femme âgée étale sur la toile cirée des photos de famille et verse une larme à la vue de son fils disparu, un couple échange sur la destination de leur prochain voyage et ne semble pas d’accord, exténuée, la patronne du night club compte et recompte la recette de la nuit.

proposition n° 34
NORD

Des chantiers à tous les coins de rue. Marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction et reconstruction. Comme si le quartier avait été pulvérisé par une déflagration immatérielle. Depuis, c’est une renaissance. Réservoirs d’eau. Navigation improbable. Bassin à flot. Mécanique de l’écluse. Lac. Plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage. Ne pas trop s’éloigner. Revenir au plus près. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les nouvelles constructions prennent racine dans les entrailles du sol, affleurent à la surface dans un enchevêtrement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent les œuvres architecturales et les livrent ainsi aux regards des passants. Le temps s’écoule, se construit et la mutation s’opère généreuse et surprenante.

EST

Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Comment vivre la ville de l’autre côté ? Ici tout se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. La face B de la ville.

SUD

Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Plus loin, un centre commercial.

OUEST

Du haut de la flèche de la basilique, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé ou imaginer, au loin, l’océan. Redescendre et prendre le bus transrégional. Traverser les différentes épaisseurs de la ville. Le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le bus enjambe la rocade surchargée. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural. Pavillons individuels et jardins arborés. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie. Route nationale à deux sens. Le bus ralentit, emprunte une étroite départementale à travers une forêt de pins. Au bout, le parking ombragé. Et au-delà, au bout du bout de la route, le sable blond et l’océan. Immense.

proposition n° 35
NORD

Des nouveaux chantiers à tous les coins de rue, juste derrière le quartier déjà rénové. Et l’histoire se réitère, convoque à nouveau les marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement d’une multitude de casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville entre destruction, reconstruction et renouveau. Comme si le quartier d’à côté portait toujours les traces d’une ancienne déflagration déjà oubliée, ensevelie. Depuis, une renaissance s’est opérée. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage est né un projet gigantesque où l’élément liquide est devenu l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus récent. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui avaient pris racine dans les entrailles du sol affleuraient à la surface, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant. Aujourd’hui est déjà dépassé. L’acier, le verre, le bois et la pierre enrobent ces nouvelles œuvres architecturales et les livrent une nouvelle fois aux regards des passants. Le temps s’écoule, se reconstruit et la mutation s’opère généreuse et surprenante, ailleurs.

EST

Le fleuve se love au creux de la pierre, l’habite, la ronge et dissocie la ville en deux mondes contrastés. La frontière invisible et l’envie de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimente, interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filent vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissent l’horizon, masquent l’ailleurs, attisent la curiosité, développent un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libère un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était avant. Aujourd’hui, comment vivre la ville de l’autre côté ? La question ne semble plus se poser, même si tout se franchit encore au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques de l’époque Eiffel. Le lien s’opère actuellement en continu. Les échanges s’amplifient. Rien ne peut arrêter cette marche folle vers l’autre rive. Le fleuve est pratiquement recouvert des va-et-vient en flux tendu. La face B de la ville s’est éteinte.

SUD

Gare de tri. Une autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques. Grincement des freins, choc sourd du raccord des locomotives. Wagons en attente, en chargement, en partance. Couleur rouille des rails, graisse qui suinte des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et chargement des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente, transvasement de marchandises. Dans le parking, attente des camions, portes ouvertes. Deux ans plus tard, rien n’a changé. Tout semble figé dans un espace intemporel. Plus loin, existe toujours le centre commercial.

OUEST

De l’étage panoramique de la plus haute tour moderne de la ville, porter le regard vers l’ouest. Apercevoir par temps dégagé, au loin, l’océan. Reprendre l’ascenseur et s’engouffrer dans le nouveau TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville en quelques secondes. Au dessus du souterrain, le centre et ses rues étroites grouillantes de piétons aux multiples objectifs, de deux roues slalomant entre les voitures impatientes de démarrer au quart de tour dès que le feu passe au vert. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée affiche sa densité sans que les passagers en aient conscience. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers s’étalent plus aériens, moins d’ensembles immobiliers surchargés. La végétation grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade surchargée à la vitesse d’une comète. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville et rentrer dans un espace plus rural n’est plus possible. Pavillons individuels et jardins arborés retombés dans l’oubli. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie sont retombés dans l’oubli. Route nationale à deux sens, une image du passé. Le TGV océanique trace sa route en quelques minutes à travers une forêt de pins. Au bout, le quai ombragé. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Immense.

proposition n° 36
NORD

Oubliée, perdue, pulvérisée dans le tréfonds des âmes, la réalité des chantiers à tous les coins de rue n’est plus. Anéantis les travaux situés derrière le quartier jadis rénové. L’histoire s’est reconstruite, sans marteaux piqueurs, camions benne chargés de tonnes de gravats, fourmillement des casques jaunes de protection, champ de grues rouges, jaunes. La ville dans sa maturité extrême. Le passé est oublié, enseveli, rayé des mémoires. Place à l’inconnu, à l’imaginaire, au rêve. La renaissance, c’était il y a fort longtemps, terrée dans les mémoires englouties par le destin. De cet enchevêtrement de réservoirs d’eau – navigation improbable – bassin à flot – mécanique de l’écluse – lac, plage artificielle, chemin de promenade en terre et rivage sauvage, il ne reste rien. Tout est enseveli, recouvert par les eaux, ce même élément liquide qui était devenu, dans les temps lointains, l’essence même du présent. S’en éloigner un peu. Revenir au plus près de cette ère. Un œil à l’affut, une oreille aux aguets. Les constructions qui autrefois avaient pris racine dans les entrailles du sol, dans un entrelacement de ferraille, tuyaux et béton pour ensuite se jeter à la conquête de l’espace environnant n’existent plus. Aujourd’hui un monde souterrain improbable arrive à survivre. L’acier, le verre, le bois et la pierre qui enrobaient les œuvres architecturales d’antan ont disparu, englouties, ensevelies, perdues dans un passé sans mémoire. Maintenant, les passants ne regardent que le vide. Le temps s’est figé à la surface de l’eau. La mutation a tout décimé.

EST

Fut un temps où le fleuve se lovait au creux de la pierre, l’habitait, la rongeait et dissociait la ville en deux mondes contrastés. Frontière invisible et l’impulsion folle de traverser pour aller de l’autre côté. La ville elle-même et pourtant autre. Le citadin expérimentait comme interpelé par le sceau de la fissure liquide, empreinte indélébile à jamais inscrite dans l’histoire collective. Au loin les trains filaient vers un avenir en écriture enjambant les eaux boueuses chahutées par l’écho de la marée lointaine. Les collines engloutissaient l’horizon, masquaient l’ailleurs, attisaient la curiosité, développaient un imaginaire débridé. L’espace de l’entre deux libérait un souffle d’avenir en réflexion. Ça, c’était il y a fort longtemps. Aujourd’hui, la cité a perdu tous ses repères. Comment vivre la ville de l’autre côté ? La question n’a plus de sens. Rien ne se franchit au-dessus des arches de pierre, des pylônes en béton ou des structures métalliques résidus d’une époque révolue à jamais. Irréversible, le lien s’est interrompu. Les échanges se sont figés. La marche folle vers l’autre rive est devenue utopie. Le fleuve n’existe plus. La face B de la ville ? De quoi parlez-vous ?

SUD

Gare de tri. Autoroute de voies ferrées large de dizaine et de dizaine de barres d’acier dévorées par la rouille. Chemin de roulement, de guidage, de raccordement envahis par des herbes hautes et brûlées par le soleil. Plateaux tournants, leviers et plaques métalliques mutiques. Echos imaginaires du grincement des freins et du choc sourd du raccord des locomotives. Wagons à jamais en attente. Couleur feuille-morte des rails, couche de graisse déshydratée et colmatée autour des ossatures mécaniques. Stockage des porte-conteneurs et abandon des wagons couverts, plats, réfrigérants, porte-automobiles, à bestiaux, à copeaux. Hangars gris, portes coulissantes, stocks en attente de marchandises hypothétiques. Dans le parking, des cadavres de camions, portes éventrées. Un monde sans vie, sans âme, figé dans un espace intemporel. Plus loin, le centre commercial désaffecté.

OUEST

De l’étage panoramique de la plus haute tour de la ville, porter le regard vers l’ouest. Imaginer à travers la brume persistante, l’océan. Reprendre l’ascenseur et attendre l’impulsion électrique, deux minutes ou deux heures. S’engouffrer dans le vétuste TGV océanique. Traverser les différentes épaisseurs de la ville, si possible, sans encombre. Au-dessus du souterrain, le centre dévasté et ses rues étroites déserts. Ici, la ville compacte, resserrée, entassée agonise. L’agglomération glisse vers la périphérie. Les quartiers étalent leur souffrance. La végétation, ou ce qu’il en reste, grignote quelques mètres carrés d’espace. Le TGV océanique enjambe la rocade encombrée des carcasses de véhicules accidentés. Ressentir physiquement l’éloignement progressif de la ville, rentrer dans un espace entre deux, un sas. Pavillons individuels et jardins arborés inexistants. Centre ville miniature : boulangerie, rond-point, église, épicerie, école communale et mairie rayés de la carte. Route nationale à deux sens engloutie par les herbes. Le TGV océanique trace sa route, nonchalant, à travers une jeune forêt de pins squelettiques rongés par les pluies acides. Au bout, le quai de la cité refuge. Et au-delà, au bout du bout des rails, le sable blond et l’océan. Comme un sursis de vie.

proposition n° 37

Une porte claque. Une autre s’ouvre. Un courant d’air frais traverse le couloir, se glisse dans un enchaînement de pièces assombries par l’opacité des persiennes. Un cabas débordant de courses attend dans une profonde solitude sur le sol encore humide de la cuisine. Derrière le mur où la pendule égraine des heures vides, des mots résonnent, orphelins, et se perdent dans l’espace confiné. Fragments cryptés d’une lointaine conversation téléphonique. Un rai de lumière pâle sous la porte de la salle de bains. A l’intérieur, une adolescente brosse les longs cheveux d’une fillette. Chignon haut et couronne de fleurs blanches embellissent le visage enfantin. Dans l’appartement d’à côté, répétition d’un solo de violon. La porte d’entrée est restée entrouverte. La cage d’ascenseur diffuse un parfum musqué, énigmatique. Sur le paillasson de l’appartement du dessus, des chaussons roses. Un cri d’enfant, profond, sincère et une minuscule araignée sur le mur des toilettes. Une mappemonde, un ours en peluche, un puzzle en devenir. Dans la salle d’attente, des revues usées, écornées, déchirées datant de la dernière décennie. Dans la chambre de bonne, une guirlande de boules colorées s’étend, nonchalante, le long de l’étagère saupoudrée de poussière. Le temps s’étire comme ces enfilades de pièces, d’appartements, de bâtiments qui sont autant de témoins pour ces histoires qui se déplient, s’effilochent et s’oublient dans un murmure, dans un soupir.

proposition n° 38

L’exaspérant kaki de grand-mère sèche sur le balcon
La vodka s’évapore dans les égouts
L’arrivée du marchand de glaces
La ville dans une tasse de café crème
Soudain la brume frappe à la porte
Sous un ciel délicat
Rue des quatre coins
L’inconsolable locataire du premier
Dans l’intimité des bruits
Murmures et agonies sur les quais
L’étoffe bleue et le rasoir du coiffeur
Quand les grues découpent la nuit
Le canapé cramoisi et la pince à linge
La signature du vent
Poétique et cauchemar du café d’en face

(une liste de titres...

proposition n° 39

Abandon, démolition, béance et reconstruction. Le cycle de l’éternel recommencement. Là où les hangars prolongeaient leur secrète existence est venu le temps des projets d’embellissement. Succession de bâtiments désaffectés en béton, aux murs maculés de gigantesques tags colorés, vestiges d’un espace redistribué, réapproprié par l’art urbain. Perdu dans l’oubli des couches de poussière industrielle le quartier ouvrier, populaire, une légende, celui des usines abandonnées. L’ensemble végétait depuis des décennies jusqu’au jour où la musique discordante des marteaux-piqueurs a envahi l’espace confiné de l’enfilade d’entrepôts. Un nuage de particules grisâtres s’est soulevé avant de se redéposer à la nuit tombée. Le paysage délabré s’est avachi. Monticules de gravas, poutres en métal arrachées aux structures ensevelies, tôles ondulées défoncées, déchiquetées, le tout emporté dans un ballet incessant de camions-bennes. Le béton a commencé à couler durant des semaines, des mois. Des mètres et des mètres cubes de matière pâteuse se sont déversés dans les ouvertures béantes des chantiers clôturés par des palissades surdimensionnées. Des dizaines de grues ont surgi de ces champs déshumanisés destinés à faire émerger un nouveau concept de la vie urbaine. Puis est arrivé le jour où les bâtiments se sont élevés au-delà des clôtures. Du boulevard, les passants ont pu évaluer l’ampleur du projet, surveiller le positionnement de chaque bloc, imaginer le vent s’engouffrer dans ces espaces ouverts à la pluie, entendre le béton craquer sous l’emprise des variations thermiques. Bruit assourdissant des machines, des camions et des grues le jour. Vision d’un ensemble désarticulé, brut et surréaliste la nuit. Ce projet a vampirisé le quartier jusqu’au jour où un grand dignitaire a couper le ruban rouge. Une photographie a été prise pour immortaliser ce moment solennel, valider la fin des travaux, présenter le nouveau quartier. Les officiels de la ville se sont congratulés, des mains ont été serrées, un vin d’honneur offert et les petits fours dévorés. Depuis, à l’heure où la nuit se déverse comme une évidence, des résidents tenant leur chien amorphe en bout de laisse sortent le dos courbé, avancent d’un pas mécanique rappelant celui des zombies, pour se perdre dans les rues vidées de leurs âmes.

proposition n° 40

Le canal effleure la ville comme s’il refusait de s’y glisser, de s’y engager, d’y laisser une empreinte. Il l’évite, se met à l’écart, la toise de son regard silencieux et passe son chemin. Avec indifférence, il invite l’élément liquide à longer le quai aménagé pour les promenades urbaines et préfère porter son attention vers l’autre rive, la végétale, la sauvage. De ce côté de l’eau, aucune trace de civilisation. Le chemin qui borde le rivage est en terre. Au-delà, c’est la forêt, touffue, regorgeant de hautes fougères. Il faut y être initié pour s’avancer dans ce labyrinthe verdoyant. Le canal s’inscrit comme une frontière, une ligne imaginaire, un poste de passage. Ici se termine l’expansion de la ville, rien d’urbain ne peut traverser ce paisible corps fluide qui symbolise l’extrémité, la lisière de la civilisation. Etrange concept que ces deux parties opposées à peine juxtaposées, délimitées par un ruban humide aux teintes variables allant du vert cristal, du bleu profond au gris perlé selon les caprices des ciels.

proposition n° 41

C’est un petit [1] passage [2] sans grand intérêt [3]. Rien à y voir, rien à y faire [4]. Il est pratique, c’est tout [5]. Elle [6] l’emprunte pour éviter un détour lorsqu’elle rend visite à son amie d’enfance. Verrière terne, faïence usée, tapis central fané. Façades de commerces désœuvrées recouvertes de papier journal. Portes entrebâillées. Seul un bar [7] reste ouvert la journée [8]. Deux tables orphelines empiètent sur le passage. Un serveur ancienne école [9], droit dans son costume trois pièces. Un temps suspendu à rien. Peu d’activité à l’intérieur même du passage, des chuchotis. Le regard glisse sur la lumière poussiéreuse. Pourtant, elle n’est pas la seule à traverser et retraverser dans un flux parfois plus tendu selon l’heure cet espace indéfinissable ouvert au public [10].

« construire une ville avec des mots »

proposition n° 42

entre la #2 et #3

Depuis combien de temps le passé s’entasse-t-il dans cette boîte aux lettres impersonnelle dont la marque du temps s’est incrustée en saupoudrant le métal malade de délicates tâches de rouille ? Les souvenirs d’antan se superposent à la réalité du moment. Double vision inconfortable, non pas insupportable, mais confuse. Le corps inerte devant ce qui fut une histoire sans nom. Porter un dernier regard sur l’ensemble du bâtiment familier, familier d’avant le temps d’aujourd’hui, car aujourd’hui apporte le changement, la méconnaissance du lieu délaissé, l’étrangeté du présent qui porte en lui les traces d’une vie enfouit dans l’oubli. Au bout de l’impasse le regard s’est perdu. Songer maintenant à quitter le décor encombrant.

entre #19 et #20

Elle s’affale sur le canapé, jette de part et d’autre ses escarpins et masse ses pieds douloureux. Les rumeurs de la rue montent par vagues sonores jusqu’à son étage, façonnent l’intérieur de la pièce, créent un écho vaporeux qui lui tourne la tête. Sur la table du salon à côté du vase vintage regorgeant de tulipes jaunes, un carton d’invitation au vernissage de la toute récente exposition du musée d’art contemporain, ce soir, 18h-19h30. Le journal local, délaissé sur l’accoudoir usé du canapé, titre : « Le vernissage le plus attendu de la saison artistique ». Tout de gotha artistique de la ville sera présent. D’entrée de jeu, elle anticipe, courbettes immodérées, regards méprisants ou provocateurs, paroles acerbes, indifférence ou exubérance, un splendide cocktail des mœurs dissolues que l’élite sociale de la ville est en mesure d’afficher. A 20h12, exténuée par ces mondanités hypocrites, elle se sert un dernier verre d’alcool et, la tête reposant sur l’appui tête du canapé, elle laisse son esprit se perdre dans ce que le musée à de plus secret, de plus profond, cet espace inconnu et obscur, gorgé de sa plus simple intimité.

entre #26 et #27

Un ailleurs, un bout du bout du monde, là où le voyage vers un espace vierge est encore possible, là où un imaginaire débridé peut terminer sa gestation, là où il est aisé de se retrouver, elle à se sentiment, au plus profond d’elle-même, de pouvoir rejoindre ce territoire insondable et de s’y perdre comme dans le regard délavé d’un être passionné. Il ne lui reste plus qu’à définir le bon moment, décider de l’instant où la bascule peut s’opérer, franchir le pas sans jamais se retourner.

proposition n° 43

Au commencement, la longue gestation et maturation du texte à écrire, puis le doux frottement de la pointe du stylo sur le papier ou l’enfilade de lettres en arial, georgia ou times new roman sur la page Word de l’ordinateur, et pour finir, un texte, une accumulation de textes, des pages noircies de mots construisant des histoires, mais après, que reste-t-il de cette débauche de phrases successives, des piles de feuilles recouvertes d’encre invasive ? Et cette sensation d’avoir encore tant à écrire, tant à raconter, la tâche semble infinie. Et la question jaillit, fuse, se dévoile dans toute sa brutalité : que resterait-il à écrire ? Ce qu’il resterait à écrire se nourrit de la substance éphémère que libère un vaste chantier ouvert à tous les possibles. Ce qu’il resterait à écrire donnerait naissance à ce qui n’a pas été exprimé ou formulé en des termes soigneusement choisis, ce qui reste latent dans les méandres de l’imaginaire, ce qui a été retenu par pudeur, les non-dits embarrassants, les évidences insoumises, le souvenir ranimé d’un mot, d’un lieu, d’un visage oublié. Et l’angoisse de ressentir l’impuissance des mots à sortir, l’angoisse de ressentir le temps s’allonger et se figer dans la texture des écrits déjà réalisés. Alors, réaliser le chemin restant à parcourir, réveiller les mots, secouer et dépoussiérer les textes, écouter leur histoire, travailler la matière dans ce qu’elle a de plus subtil, de plus profond, la réanimer. Le travail de réécriture peut commencer. Relire dans la profondeur de la matière, marbrer le texte de renoncements, dévoiler d’autres possibles, questionner l’essence même du geste dans toute sa générosité. Et offrir à l’écrit la possibilité de s’élancer dans le vide, l’inconnu préoccupant en proférant les mots, les uns après les autres, leur donnant du poids, du relief, un souffle de vie afin de les délivrer, de les abandonner, démunis, face à leur destin.

proposition n° 44

La phrase est tendue entre réel et fiction. Il est question du temps, de ses renversements inattendus et choquants, de son instabilité provoquant confusion et questionnement, de la pluie trop présente en saison estivale, du soleil maquillé de lourds nuages gris venant du large, prêts à déverser l’élément liquide dont ils sont gorgés au-dessus de la ville encore sous l’emprise de la combustion. Déroutant. Comment faire confiance au temps réel s’il se laisse influencer par le cours du récit ? L’urgence de le retrouver dans sa continuité connue, reconnue. Le déplacement dans la durée de l’espace comme une marque rassurante dans une immobilité programmée, à la recherche de stabilité. Mais le retour à la normalité n’entraine que déception et tristesse et saupoudre de grisaille un cœur déjà lourd de rendez-vous manqués.

La ville comme personnage principal du récit, la ville comme une offrande à elle-même, la ville comme un parcours initiatique. Une découverte. Une révélation. Les phrases s’enchaînent, dévoilent l’intimité d’une rue, le souvenir d’une odeur sucrée, un instantané volé à la fuite du temps. Les mots s’enflamment, percutent le réel, simulent la fiction en devenir, comme s’ils étaient la source même d’une définition de la ville. Et dans un champ d’infinitifs, le récit se déplie, se roule et se déroule comme une invitation à flâner dans cet espace d’infinies découvertes où la soif de transmettre les mots/maux de la ville jamais ne s’épuise.

Les mots fusent, virevoltent, rebondissent de phrase en phrase, se heurtent à la ponctuation. Et puis, il y a cette omniprésence du « il » qui rythme les débuts de phrases et accueille à sa suite les verbes d’action. L’œil s’accroche à ce « il » comme une entité envoutante, n’envisage aucune échappatoire possible, le façonne dans la profondeur de sa rétine, l’accompagne dans sa course aux phrases courtes et cadencées. Puis, dans un mouvement élégant, le texte relâche la tension, sculpte le lieu, s’empreigne de l’atmosphère bienveillante avant de se ressaisir et d’aligner une vague d’infinitifs préposés à stimuler l’attention du lecteur qui n’en finit pas de se laisser guider à travers la force et l’intensité du récit.



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1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 15 septembre 2018.
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[1Pourquoi « petit » ? Existe-t-il de grands passages ? Idée à creuser ou adjectif à enlever.

[2pas/sage, pa/sa/ge, sa page… deux lieux évoquant la notion d’empreinte. Les pas sur le sol, éphémère et répétitif. L’encre sur la page, visible, indélébile.

[3où sont passées les autres, ceux qui apportent de l’intérêt ? Sont-ils si différents ?

[4Un lieu démuni de l’essence même de l’existence, où le réel s’est absenté, où la vie s’est vidé de sa sève. Un lieu sec.

[5Une bien maigre consolation.

[6Elle, celui qui écrit et le double. Faire un choix ou pas.

[7Trouver un nom.

[8Une lueur d’espoir… et pourtant.

[9Maladroit ! Trouver une autre tournure. « Formé à l’ancienne école » ou « d’un autre temps ».

[10Deux mondes différents se côtoient : celui qui s’inscrit dans la stagnation et celui qui existe par le mouvement. Décalage.