Ruth Szafranski | Face mer

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Chercheuse en océanographie, réside actuellement à Tòrshavn. Co-fondatrice avec FB de publie.net (2007-2009), de "ouvrez.fr" (2008-2011) et d’autres projets web. Traductrice ou co-traductrice (littérature fantastique anglophone contemporaine) sous différentes signatures et chez différents éditeurs.
proposition n° 1

Quand tu reviens c’est face mer. Quelle que soit l’heure, le moment, la saison, face mer. Parce qu’il n’y a pas d’avion direct. Parce que c’est cela même qui t’avait plu : l’épaisseur, ce qu’on met entre soi et ce qu’on laisse, la pesanteur du temps quand le voyage est fait de sauts et d’attentes.

Il n’est pas temps d’en raconter le détail : tu traînes l’habituel bagage, tu t’encombres de ce que tu sais pourtant t’être inutile dans l’écart où tu viens, la suite des heures, ce qui recommencera devant les mesures, les écrans, les rapports et manipulations.

Puis ça y est, la valise est posée, les lumières rallumées. Tu perçois le bruit familier de la ville : petite ville, passages rares, perception du vent, des mouvements. Alors c’est ton rituel : le manteau remis, ou le vêtement de pluie, ou le coupe-vent, et tu remontes vers le carrefour puis tourne sur la droite, la ruelle et enfin c’est là : face mer.

Qu’est-ce qui change de la mer ? Tu l’as déjà devinée selon l’heure, selon le ciel. Selon l’état du vent, et la perception à quoi progressivement vous vous ouvrez, ce savoir devenu certain des marées, pourtant lié à des astres et forces invisibles. Rare ici qu’on voie le ciel dégagé. Est-ce que c’est cela qui te rassure, qui t’ancre, ou bien au contraire qui t’abat et te prépare aux huit semaines avant la prochaine rupture, les valises, les sas, les correspondances et les attentes ?

La mer est égale. Elle est rauque ou lisse, ou pesante ou fluide. Parfois même tourne le dos. Tu ne viens jamais jusqu’au bord. Ou bien alors tu iras juste vérifier ensuite. Tes rêves, eux, tes rêves sont souvent là-bas, au bord. Les rêves savent voir dans l’au-delà de la mer.

Non, là c’est la très légère pente montante de la petite rue à peine goudronnée, ou goudronnée grossièrement, sur le sable des bords. Ce sont ces herbes qui ont en elles assez de dru pour tenir ici, dans le sel et l’embrun, et la rareté de tout le reste, et la stérilité du stable.

Il y a cette odeur qui te semble toujours la même, faite de l’infini du large, et toujours de ce pourrissement organique qu’est toute lèvre de la mer sur les dunes et le sable.

Tu es face mer, souvent la nuit tombe (c’est le soir, en général, que tu reviens). Et qu’aurais-tu besoin de plus. Il fait froid, souvent. Il n’y a personne, la plupart du temps. Il fait noir vraiment, maintenant. Quoi de plus monotone qu’une mer et le harcèlement des vagues. Tu reviens.

proposition n° 2

L’image est là, l’image est toujours là. L’image est la séparation verticale des mondes. L’image est le pan droit qui sépare le réel de sa reconstruction mentale. Ainsi, tu te places là où devant toi n’est que la reconstruction mentale de ce qui te fait face. À preuve tu tends la main : elle déchirerait quoi, ici, de l’espace ? Le réel est la transparence infini du plus lointain au plus proche, et de ta capacité à voir le plus lointain même dans le plus proche. Le réel est l’illusion qu’ici tu pourrais marcher, voler, traverser et puis non, tu es ancrée dans le sol de ce que tu vois, le sol de ce que tu définis comme réalité du monde et qui t’englobe. Alors allonge-toi, quitte l’image, et dans ce basculement oscillant de la mi-journée, ces heures stériles qui te déplaisent, ces heures de quand il faut attendre la nuit où tout du proche et des ombres et des bruits s’est constitué comme réel -– le seul réel qui soit tien -– dans cette bascule morne de la mi-journée, allongée plat dos sur le sol tu le vois, le réel, qui bascule. Plafond, sols, verticalité des portes et des quelques meubles (ces meubles ici qui ne sont pas tiens), ne retiennent pas l’ensemble du monde en bascule. Et pourtant elle est là, l’image : l’image de toi devant la ville. L’image de toi qui tournes le dos, et devant celle qui tourne le dos, la ville qu’elle voit. Mais toi, tu vois quoi, tu verrais quoi hors -– justement -– l’image ?

proposition n° 3

Et non, tu ne retournes pas. Pire, même, quand tu reviens, qu’à nouveau tu es face mer, tu te débrouilles pour ne pas regarder. Une fois, dans les tout débuts, tu avais voulu y aller voir. Ça semblait de l’herbe rase, neutre, rien en somme. Des arbres maigres là-bas au bout, un chemin qui venait tu ne savais pas d’où et bifurquait en courbe vers le dedans de l’île. Alors tu t’y étais engagée, pour découvrir que rien n’était moins plan ou plat que cette étendue d’herbe pourtant rase. Dans les trous et ornières, des ronces ou de ces herbes qui collent aux vêtements et tissus poussaient en touffe et camouflaient les vides. Il y avait des débris de bétons, aussi, poutrelles brisées de biais ou tordues comme un os, fers d’armature devenus squelettes ou pièges. Quelle construction avait été érigée là, puis détruite (la guerre ?) il t’aurait fallu enquêter : ici le temps n’a pas même valeur. Quelque chose posé là peut y demeurer des siècles. Ou plus, si c’étaient ces pierres rituelles, avec parfois leurs runes, de civilisations de longtemps évanouies. Mais l’étendue, comme tu en étais venue à l’appeler, avait plus ou moins servi de dépotoir : ce reste de bateau, fragment avant de la coque, longue poutre de quille, reste de poupe hérissée comme ayant voulu s’enfuir, c’est cela qui t’avait provoqué à traverser. Puis une fois là rien de plus. L’écaille de vieilles peintures, une chaîne qui s’enfonçait droit dans la terre, de vieilles balises en double cône ou losanges soudées qu’on y avait amassées et qui rouillaient. Tu avais tenté de revenir en restant dans tes pas, le sol ici dangereux. Plus tard, tu avais compris que la couleur même de l’herbe, différente : à cause de ce hangar démoli et de ce qu’on y faisait ? Un sol malade. Plus loin que l’épave où tu t’étais arrêtée, mais bien plus loin, non pas à gauche où l’étendue rejoignait un de ces chemins avec murets ou restes de murets si fréquents dans ces îles de vent, plutôt isolée sur la droite, dans des amas de ronces, et à peine visible sur fond d’un trièdre de murs sans toit, une baraque rafistolée, une fenêtre étroite, un vélo parfois, de la fumée encore plus rarement. Tu ne serais pas allée jusque-là. Cela ne te regardait pas. Ce n’était pas chez toi. Souvent, dans le village, aux silhouettes aperçues dont tu n’identifiais pas la fonction sociale ou le lieu qu’ils habitaient, ou dans la méfiance qu’inspirait l’absence de voiture, tu t’étais demandée s’il s’agissait de l’occupant de la baraque aperçue, la baraque rafistolée. Dans ta tête, forcément un homme. Tu t’étais promis de revenir faire des photos, ces restes de peinture sur l’épave, ces bleus et ocre sur le vieux bois, avec des fragments de lettres et de chiffres devinés, ou le biais de cet étambot resté droit comme une prière, tout hérissé depuis la terre et comme cherchant à fuir le reste de l’épave : tu ne l’avais jamais fait. Et puis il y eut ce soir de brouillard, revenant de balade, là-bas vers cette route entre les murets, soudain presque plus rien qu’on puisse voir à trois mètres devant soi, la maison proche, mais longeant cette étendue sur ta gauche et cette perception nette d’un mouvement, cette sensation d’un gris plus opaque mouvant dans le grand ballet gris des brumes. Non, tu ne courrais pas. Non, tu ne trahirais en rien, dans ton pas, l’inquiétude qui t’avait prise. Elle se rapprochait, la forme. Et puis quand même accélérer un peu, et puis la chance de ces phares, la camionnette qui roulait trop vite, ne t’avait probablement même pas aperçue mais l’instant qu’elle te croise et tu savais que l’ombre mouvante s’était éloignée. Alors pourquoi cette idée, dans ces tombées du soir, qu’elle pourrait de nouveau surgir ? Tu es face mer, tu connais chaque détail. L’épave est là-bas à quelques dizaines de mètres, dans l’étendue d’herbe un peu grise dont le sol hérissé de ces débris épars de béton et ferrailles (j’ai oublié la présence d’un moteur quatre cylindres, tout de rouille uniforme, tombé du ciel comme l’aurait fait un météorite), tu es face mer et tu ne te retournes pas. Jamais plus même simplement tu y regardes.

proposition n° 4

Par ici fuir est si simple : tu peux fuir de tous côtés. Dans une île, toutes les fuites ramènent au point de départ, c’est juste qu’on n’y revient pas par où tu t’en es allée. Donc tu ne t’éloignes pas pour fuir. Tu t’éloignes pour prendre du champ. Tu te laisses toi-même là-bas, devant ta fenêtre, à tes ordinateurs et leurs mesures clignotantes, ce pourquoi on t’a mis là, ou bien quoi : on fait quoi au-dedans ? Parfois encore les livres, mais mesure en toi cette usure qui te sépare des livres. L’art des couleurs et comme toujours tu as aimé organiser les couleurs. L’appareil-photographique bien offert sur son étagère, avec ses objectifs qui sont comme autant d’instruments de musique, le violoncelle ou la cymbale : si peu souvent tu l’embarques. À moins de quoi, d’une couleur au dehors, d’écumes et tempête que tu sais devoir trouver là-bas, sur la côte exposée, ou bien le contraire, une brume, une fête, le passage d’oiseaux. Plus souvent tes mains dans tes poches, les yeux même ne photographiant plus, et ce que tu voulais délaisser du dedans de la tête finalement c’est ce que tu emmènes, tes murs dans les chemins. Vu d’en haut on doit sembler bien discret, nous autres : villes qui font parler d’elles et d’autres pas. Souvent je vais jusqu’à l’hôtel, là-bas, le plus grand, un peu anonyme, qui devait attirer les touristes et n’en attire pas. Mais au moins est-on en zone intermédiaire, la zone de celles et ceux qui viennent pour peu (peu de temps, peu de soi-même). On quitte la zone de celles et ceux qui restent pour se lester en soi de la zone de celles et ceux qui repartent. j’y vais par la petite route de derrière, celle qui passe en surplomb, coupe par les entrepôts (la réparation des routes, la réparation des véhicules à réparer les routes) et encore quelques-uns plus anonymes, et même celui où je viens quelquefois, avec des bureaux et ces mesures qui me sont transmises, et le matériel pour quand on n’est plus face mer mais sur elle, en elle et qui vous englobe, absorbe, fait disparaître l’île comme tout autre chose en deux heures – mais les tâches qu’on y a nous accaparent, elles sont lien suffisant à ce qu’on laisse. Autrefois j’y entrais parfois, à l’hôtel : on peut toujours se mettre au bar, prendre une boisson chaude ou de l’alcool (qui n’aurait pas de ces phases), maintenant je me contente de la barrière, ou de ce banc qu’ils ont mis au bout de l’esplanade de ciment, en surplomb de la mer calme, offert à leurs clients mais que leurs clients dédaignent. Alors tu reviens comme tirée par l’arrière, quelque chose de toi laissé là-bas devant l’ouvert. Ville des signes connus d’avance, la Poste et l’épicerie (quelques courses à faire, toujours les mêmes), la place et le pub, la musique parfois qui en sort, puis la rue de plus personne, la rue qui remonte vers là-bas, où tu poseras tes courses, ou tu reviendras enfin devant ta fenêtre, même fenêtre et rien qui change : demain, oui demain tu iras plus loin, demain oui tu embarqueras quand même ton appareil-photo, demain sera demain.

proposition n° 5

Avoir toujours été sensible au miracle des ports. L’avoir cherché dans tous les rebords du monde. Et minuscule ou géant, cet arrangement comme implacable des choses. Ici, un toit de tôle ondulée brille comme lavé, avec trois ouvertures alignées. Et pourquoi se serait-on donné la peine de peindre le mur de parpaings qui le soutien à un peu trop de hauteur pour les activités ordinaires. Au long du mur une benne est bleue comme le bleu des bateaux, et rigoureusement perpendiculaire au mur comme si quiconque s’en était préoccupé. Et quelle loi préside à ces arrangements de palette pour qu’ils mêlent le rouge ou le vert au bois brut usé d’huile et de crasse. Le sol est peint comme tous les sols urbains et sans rien de maritime tout t’assure qu’ici tu es sur le port, là où tu butes parce qu’il n’y a pas de plus loin où aller. Et si tu prends à droite, que tu rejoins où on pourrait aller plus loin et partir, c’est la cale du ferry, les barrières sont rouges et bleues comme si là aussi il y avait à déchiffrer un message (mais toi tu ne sais pas, toi qui toute ta vie aura fréquenté ou habité des ports tu n’as jamais su), la cale est vide, le ciment terne, mais c’est quand même cela partir, cette jonction précise du monde liquide et du monde construit : de l’autre côté de la baie ces lichens de toits où des hommes s’accrochent et vivent. La mer est un théâtre ou bien fait théâtre de tout ce qu’elle touche, chaque objet est prêt pour la représentation, une passerelle en équilibre sur deux roues minuscules, une rambarde de tubes soudés passée à l’anti-rouille, le bruit même du clapot quand tu te souviens silencieusement de ce que c’était, tu le perçois. Ou le mystère des camions clos, l’impassibilité où ils sont quand il faudra des heures avant le prochain passage. Ou bien que dans le repli des remblais et de la digue chaque caboteur, chaque chalutier semble avoir la même place depuis la nuit des temps, une place assignée par un ordre supérieur, une disposition qui a la tension des signes que font les pièces sur ton damier du jeu de go, et le type qui a garé sa moto d’un rose qui n’est pas de bateau bien sûr il le percevait pour la mettre là exactement. Et la poubelle avec son inscription RECYCLING CENTER bien sûr il le savait celui qui l’a déposée à ce point exact de symétrie depuis la grue de son camion, reparti peut-être il y a plus d’un siècle. C’est là que tu viens, c’est là que tu t’arrêtes. Parfois la moto, parfois pas. Parfois les camions, parfois pas. Le ferry, ou pas. Mais les palettes et la benne, ou le mur de parpaing, toujours là depuis l’éternité. Parfois en remontant tu t’arrêtes pour une frite à Chicken George : ce n’est pas que ce soit très bon mais il fait chaud et on ne t’y embête pas, puis c’est une corvée de moins et quand tu remontes à la presque nuit la soirée sera moins longue.

proposition n° 6

Je crois que c’était allée des Pins. Mais il y a combien d’allée des Pins. Plus loin c’était les fleurs, rue des Oeillets, des Lilas, rue des Violettes et comme partout il y avait aussi les oiseaux et je ne sais plus, comme partout quoi. Ce qui était plus troublant c’est le chemin de sable par où on passait des fleurs aux oiseaux et ainsi de suite, une traverse où on dérapait parfois, où il fallait même parfois poser pied à terre (je crois qu’on soulevait un grillage pour passer, mais tout le monde en faisait autant) et ces traverses n’avaient pas de nom. Allée des Pins donc je ne sais pas, sauf qu’il y en avait forcément une mais était-ce la nôtre j’ai oublié. Les allées parallèles à la côte et les rues perpendiculaires à la mer. Donc rue de l’Océan, rue de la Plage, boulevard de l’Atlantique, avenue du Grand Large le bassin sémantique n’est pas si extensible et ce qui reste de fascinant à l’enfance plutôt comment d’une rue à l’autre on se perdait, mais qu’on finissait quand même toujours par y revenir à l’allée des Pins. Est-ce qu’alors on y fait vraiment attention, est-ce qu’il n’y a pas une rue du Port dans chaque port où on est venue, est-ce que la rue du Port ne débouche pas toujours sur le port, est-ce que dans toutes les langues où tu apprends à dire bonjour merci au revoir le mot port et l’expression rue du port n’ont pas leur équivalent précis. La danse des noms propres face mer est un retrait la mer lave les noms, la mer désigne elle-même les plages, les dunes, la route et la forêt, la mer dit si elle est face ouest ou le contraire (encore que, sur tant de mers du monde je n’ai jamais su me défaire d’y chercher l’ouest). Oui c’est une enfance qui revient à marmonner intérieurement allée des Pins et puis rue de l’Océan mais l’autre rue, la rue parallèle à l’allée des Pins qui était la vôtre pourquoi tu n’en retrouves pas le nom, tu y passais chaque fois pourtant en tournant avec le vélo, disons allée des Hortensias pourquoi pas puisque leur imaginaire était relativement simple et borné, tu te souviens de l’hôtel des Dunes, et qu’à l’angle exact de l’hôtel des Dunes le petit panneau rue de l’Océan te faisait sourire puisque comment l’ignorer, l’océan au bout de la rue.

proposition n° 7

C’est aussi dans les rêves, bien sûr, que tu marches vers le port. Quelquefois la rue ne finit pas. Souvent aussi des embûches, des choses imprévues. Ou parce que soudain des baraques se multiplient, comme autrefois la Rochelle la Ville en Bois (c’est démoli maintenant, c’est luxe et yachting, c’est tape-à-l’oeil, une médiathèque à la place des ateliers sombres), et puis, à mesure que tu es tout près de la mer plus moyen de l’atteindre. C’est aussi d’être souvent revenue, d’en connaître tant, de ces ports minuscules, avec la baie, la jetée et les hangars, l’odeur lourde de varech et de gas-oil, la chambre que tu loues mais où tu n’as que ton sac à poser, l’ordinateur à brancher, et savoir que pas si loin sont les plateformes de forage où on t’emmènera dans les embruns, où l’odeur de pétrole remplacera les autres, et puis qu’il faudra bien faire le boulot qu’importe si c’est trente-six heures cette vie au début tu l’avais choisie mais maintenant. Alors il y avait eu la rupture : quelque chose avait cassé. Tu étais partie. Les plateformes, les ordinateurs tu n’en voulais plus. Voyager mais ailleurs et puis non, à nouveau une chambre en sous-loc, les affaires de la personne que tu mets plus ou moins de côté pour faire la place aux tiennes : c’était sympa, de la petite fenêtre on voyait loin les toits de Paris, c’était étroit et il y avait les cinq étages mais c’était calme, tu t’occupais des plantes vertes et dans la journée c’était marche ou bibliothèque – sinon cette impression que Paris tu connaissais tant, Paris tu connaissais trop, Paris ne te faisait plus la même chose : c’était juste reconnaître, juste vérifier, tu rentrais dans ta peau passée et ça ne te plaisait pas, les autres voyages prévus pourtant tu ne les faisais pas et un jour tu as décroché le téléphone, dix jours plus tard tu revoyais le nord, les varechs et les jetées sous le ciel immuable, et il y avait le petit bateau pointu qui desservait les plateformes. Et là Kirkwall bien sûr tu étais venue : dans notre métier qui n’y venait pas ? Le premier soir tu avais pris chez Chicken George le même menu, mais on ne t’y avait pas reconnue. Et tu le revoyais qui te parlait, qui se penchait vers toi pour parler. Et même si tu ne lui disais pas autant de secrets qu’il t’en confiait, les tiens il te les rappelait, ils étaient là à fleur de front, âcres dans la bouche – si ce n’est que tu n’as jamais aimé tant parler. Et si ça s’était fini dans sa chambre qu’importe, les secrets étaient toujours là tout prêts à sortir mais non, ils n’étaient pas sortis alors tu avais juste attendu : le prochain port, la prochaine plateforme. Et là tu revenais. Et là tu t’étais assise à la table même, près de la fenêtre basse, où il te parlait et où tes secrets aussi auraient pu sortir et puis non. Tu avais appris quelque temps après, l’accident. Ou pas l’accident, ces choses-là ne se savent pas, ne se disent pas. Et si tes secrets avaient été tenus par toutes vos mains et bouches ensemble, est-ce qu’il n’aurait pas eu la force mais non, tu avais fait ton sac il était resté et c’était comme ça. Alors ce soir-là tu l’avais cherchée, à Kirkwall, cette chambre. Tu revoyais l’allée et que tu y avais vu un oiseau mort, qu’il l’avait ramassé, était allé le porter derrière, et que vous étiez montés. Les escaliers se ressemblent, dans les maisons du nord, et aussi les chambres à louer. Toi cette fois tu avais repris le même AirBnB (juste Bed & Breakfast dans les temps anciens mais c’était bien la même chambre), c’est facile de retrouver les coordonnées du propriétaire dans tes archives mail. Et puis à l’ordi, le lendemain matin, en piste de toutes les autres chambres à louer : ce n’est pas grand Kirkwall, derrière sa jetée. En trouver une qui ressemble, et de lassitude abandonner. Tu y avais repensé, pourtant, te baladant dans la ville, mais pas comme ce premier soir et puis quelle importance, quelle importance ça avait ces choses-là chacun dans sa tête, qui donc n’en porte pas un plein sac, qui s’ajoute aux secrets sous le front, aux secrets jusque dans la bouche mais qui ne sortiront pas. Il y avait eu ça voilà, et y aurais-tu pensé si ce n’était pas à Kirkwall que cette fois-là, dans tous ces ports que tu as connus, que tu étais revenue ?

proposition n° 8

Il pleuvait. Il pleuvait tu marchais. Il pleuvait et tu étais quand même sur la jetée. Quoi voir rien un rideau de silence et elle la mer comme ardoise. Des plaques lourdes et battues. Tu avais pensé : une pluie ce soir à l’envers, la mer qui éclaterait en goutte pour disperser le ciel. La pluie allait dans les deux sens. Au nord il pleut, il ne pleut pas, il pleut on sait et ça ne dérange pas tant que ça. C’est juste quand parfois cela devient masse. Ou alors la surface de la mer élevée jusqu’au plafond bas et noir qui s’appelle encore ciel mais ne l’est plus depuis longtemps. Et liquides les masses des entrepôts. Tu te souviens de cette fois (est-ce que c’était Ullapool est-ce que c’était Inverness) où dans la ville presque au noir et la rue toute au gris, le granit du sol devenu eau, et les murs de granit devenus eau, et le vent là-dedans te perçant tu étais entré dans cette boutique parce qu’il y avait de la lumière, parce que c’était un encombrement serré d’objets et d’utilités diverses mais qu’aussi il y avait une table de livres et des livres aussi sur le mur du fond, brocante ou occasion tout était mêlé et trop peu de lumière dedans pour qu’au-dehors tu aies vraiment regardé, et dans ces endroits on n’aime pas trop les clients qui n’entrent que pour trouver abri ou bien est-ce qu’ils se préparaient à fermer puisque hors ce couple rogue tu étais seule mais tu l’avais vu quasi de suite ce livre avec les photos de St Kilda, un livre que tu ne connaissais pas et quand ils t’avaient montré leurs autres livres sur St Kilda fière de dire que tu les possédais déjà et c’est vrai, même si maintenant tu n’en emmènes jamais de livre, l’ordi sert à tout et le Kindle même souvent à plat mais dans ton ordi et ton téléphone tu as assez, tu as même dans ton téléphone ce que tu as trouvé de livres sur St Kilda et maintenant, le livre dans un plastique qu’ils t’avaient donné (mais était-ce Ullapool était-ce Inverness pourtant le monde là-bas dos à dos et ce sont deux mers) coincé dans ton imper tu étais repartie dans la pluie, d’ailleurs elle s’était amoindrie mais à peine si on y voyait sinon les quelques silhouettes comme des ombres découpées à même l’eau et poussées en oblique. Il pleuvait ce soir-là comme rarement tu vois dans les ports du nord pleuvoir et il fallait ça pour te ramener aux livres, ils étaient où les livres de l’enfance tu t’étais dit dans la chambre vide, couverture sur l’épaule et le bruit du vent dehors, ils étaient où les livres aux grandes histoires et la grande histoire qu’on se fait chacun comment donc on l’invente puisque toujours elle reste à faire – tu avais lu tout le soir ton livre sur St Kilda (non, ce n’était pas Inverness : trop grand, Inverness, c’était Ullapool ou Oban, ah Oban — de toute façon je n’étais pas restée longtemps).

proposition n° 9

Ce n’est pas ce bruit lancinant des avions, sourd et qui t’endort, mais qui signifie qu’à nouveau on te sépare, ce n’est pas le bruit normé des voitures, ni ces ronronnements accumulés comme un arrière-fond permanent de la salle des mesures au travail, avec des pompes, des ventilations, des refroidissements d’oscilloscopes, ce n’est pas cette radio idiote qu’ils laissent dans la cuisine comme au matin la télévision dans les hôtels, le bruit qui signe un lieu dans tous tes lieux c’est le canote, puisque toi toujours tu as dit comme ça : un zodiac, une vedette, un pilote ou n’importe, c’est quand on t’emmène régler tes instruments là d’où on les extorque, les mesure, sur les plateformes elles-mêmes, que ça prend une heure, que ça en prend deux, il y a même eu des fois que plus si mer trop forte, si mer aussi anxieuse et rétive que nous dans le petit habitacle, avec nos cirés et les gilets, plus la mallette étanche des instruments, plus ton sac à dos, et comment dans ces moments et ces lieux jamais chacun ne croiserait le regard de l’autre. C’est cela, pour moi, le bruit de chacune de ces villes où j’ai dormi, ces villes avec port, ces villes elles-mêmes terminus dans la sauvagerie rase de l’inhabitable, où seul le pétrole et la poiscaille ont contraint les hommes à venir. Et je ne me plains pas, je l’ai choisi, je le veux. Mais le surlendemain de quand tu arrives, qu’on t’a donné dans la salle aux mesures ton poste de travail, ton casier de vestiaire et ton coin de frigo dans la cuisine, alors il y a le zodiac ou la vedette, en tout cas le canote et pendant deux heures les vagues étroites, les vagues rauques, les vagues écrêtées et méchantes ou le contraire, le plat infini et noir de la mer huileuse et trop froide, le vert profond recouvrant les failles où on a installé nos perforations, perfusions et aspirations -– la mer te dit que tu devrais expier quand tu es, même à cul de zodia, dans la position de qui domine, perce, perfuse, aspire. Et moi ce bruit pourrait signer chacun des ports, chacune des latitudes. Ce n’est pas d’être secouée dans l’avion du samedi, le petit avion pour Stavanger dont je parlerai aussi, dont il faudra bien que je parle, c’est ce rythme du clapot et de comment on dirait que toute mer colle au fond de ces bateaux trop petits, ces bateaux de la tâche utilitaire dans ces bords revêches du monde sur failles et glissement tectonique des plaques où on t’assigne tes mesures. C’est ce bruit que tu connais. C’est ce bruit qui te dit la ville, le port, l’époque, le nombre de retours, enfin ce qui est ta vie même. Ce bruit du succion avec le moteur qui pousse, la coque qui claque, l’étrave qui peine et la mer qui résiste, et ce bruit nulle part n’est le même. Alors oui, il y a la chambre que tu loues, il y a le silence que tu aimes, il y a l’absence jamais parfaite de bruit qui est ta liberté. Il y a la sirène d’usine, les cornes lourdes des sémaphores de brume, il y a la circulation ou les camions du matin, ça vite tu les sais, ça vite tu les ignores à mesure que tu les catalogues. Mais le bruit du clapot t’as toujours dit : ici nomade tu habites. Ici nomade est la somme des pays que tu connais. Et c’est cela la cartographie intérieure de ce qui t’habite, ce bruit.

proposition n° 10

Ce n’est pas le toucher. C’est le toucher quand il est mémoire : mémoire qui n’est pas dans le toucher, ni dans la pierre lisse et ovale, compacte, que vous soulevez dans la paume, mais dans ce que vous n’auriez pas retrouver en vous-même sans le geste, et le geste — lui— supposait qu’il y ait la vraie pierre. Alors quelle mémoire du toucher, si c’est le toucher qui engendre la mémoire. Il y a devant toi dans une glace, dans n’importe quelle ville et n’importe quelle chambre où tu réveilles, et parfois en ce premier instant ne plus savoir où, où la chambre, où la ville ni pourquoi et depuis combien d’années tu l’as ce geste de tendre le bras devant ton visage à l’horizontale et d’appuyer la main à plat sur la vitre (cette sensation de lisse, cette sensation de froid) juste là, là devant ton visage et alors tu le reconstruis, le temps linéaire de la veille, le temps qui va sur une carte, le temps qui redresse une géographie de visages et alors oui, progressivement tu le sais puis aussitôt tu l’oublies, c’est si banal et si simple, ce qui t’a amené là, ce que tu auras à faire dans ta journée). Les sensations du toucher sans doute valent pour le pied, dans il glisse, quand il hésite, quand ça tremble ou que ça bouge dessous, mais cette peur qui est toujours la tienne avant d’escalader les échelles de fer des plateformes, ta mallette à appareils en bandoulière dans le dos qui tire vers l’arrière, et ce savoir que pendant trente-six ou soixante-douze et parfois plus d’heures tu seras là dans le monde de tôle et de gaz brut sans aucun recours et à qui parler non plus (les petites cabines sales où tu peux d’isoler pour appeler et te connecter, non, tu préfères couper), cette peur que tu ne nommes pas peur elle est déjà dans ta main gauche dont aucun des huit types qu’emporte le zodiac ne remarquera ce que toi tu sais : plus blême, elle est posée sur le boudin rugueux de gros caoutchouc vibrant et ses rafistolages. Mais quand tu reviens c’est peut-être les deux mains en conque sur une tasse brûlante, c’est ce geste si familier de la main qui passe dans les cheveux, c’est l’appui du front sur la fenêtre, c’est la façon dont au-dessus du port, s’il y a du vent, tu passeras ta langue pour le sel déposé sur la lèvre. Le toucher comme deux poings serrés sur le visage quand tout se crispe, et l’univers entier autour de toi resserré dans l’étreinte qui étouffe.

proposition n° 10, bis

Et le goût du vent, de quel sens il participe. On le mange, le vent, quand il est plein et sec, on s’y noie ou on y dense quand lui-même est fou. On le remonte du plus droit à contre — ô tes souvenirs de dériveur, les 420 de tes 13 ans — quand tu veux à même la nudité du mental un mur qui effondre toute velléité à la pensée de se refaire. Mais quand tu marches sur une plage et qu’il est doux, qu’il souffle de ta perpendiculaire et t’allège. Je sais que parfois on nomme les vents (n’est-ce pas, ruach, siroch et garbin pour qui s’y reconnaîtra), moi je ne les nomme pas. C’est le vent et comme moi il est variable : il n’a pas même visage, il hante forcément le lieu où tu es. N’avoir jamais su, quand tu quittes un port pour trois cinq semaines de travail dans un autre, s’il ne t’a pas suivi, n’a pas disparu totalement d’où tu étais : alors tu serais toi-même le vent variable du monde, une enveloppe extérieure à toi et que tu promènes là où tu vas ? Non, si tu penses à ces nuits de tempête, quand tout frappe et bats, et que tu reviens dans la cuisine ou c e qui en tient lieu, puisque là toujours la fenêtre sans volets, et que longtemps dans la nuit tu scruteras la masse noire indistincte et indifférente mais qui frappe, le noir même devenu force avant d’être pluie ou ravage. Le vent, le vent si c’est un sens il est ce que je mange.

proposition n° 11

Ce sont les lieux que tu appelles ceux de l’arbre. Hors de l’arbre est la mer, et l’arbre ici a mené sa branche, par jetées et ferrailles à odeur de gas-oil, jusqu’au face mer et la confrontation ancienne. Arbre est organique : il est de fatigue, de sueur et de manger. Arbre sont les gares quand il en reste une, la station routière le plus souvent, le taxi payé par le boulot qui t’a convoyée depuis l’intérieur (le pays humain tout entier serait ce genre d’ intérieur, stable et pérenne, même abîme, même dégradé, quand le face mer est son dehors). Arbre la rue droite que tu suis qui va de ta chambre au port. Et le bistrot où tu entres parce que là tu sors ton carnet et un livre (moins souvent, les livres, moins souvent, le carnet, mais ton petit téléphone sert à tout ça), et la boutique où il faut quoi, toujours la même chose, pourquoi partout la choisir semblable. Parfois tu fais un effort, tu rentres dans une grande surface mieux dotée, plus fournie : les choses y sont plus brillantes et toi peut-être tu as besoin d’un produit pour le corps, de chaussettes à user, d’un ustensile pour tes trois légumes ou un presse-fruit à trois balles, ayant jeté celui que tu as trouvé dans la chambre louée (ne pas aimer ce qui a pu servir à d’autres, les livres même) mais en général tu repars avec rien de plus. C’est ta forme de résistance, tu te dis même quelquefois mais bah tu parles. Alors les petites boutiques oui partout on les trouve. Combien de fois il t’a suffit d’une station-service. Dans les lieux où on m’envoie, qui sont lieux de camions et d’isolement, de climat ingrat et d’utilité pour les hommes qui y vivent, les stations-services on y entrerait même pour un simple café, le prétexte d’une tablette de chocolat (indépendamment du poêle à fuel à remplir) juste parce que là ceux qui partent, là ceux qui transitent, et toi-même peut-être ce samedi tu loueras une voiture juste comme ça, juste pour rien et sans avoir à aller, juste pour ça le partir. Alors quand tu payes sur ton billet et que tu empiles dans le fond de ton sac, avec le téléphone, le carnet et les quatre trucs inutiles le paquet de café, celui de pâtes et les biscuits secs pour le déjeuner du matin est-ce que ce n’est pas cela le lieu en lui-même : non pas les quatre murs, la vitrine sur station-essence et le type ou la fille qui te rend la monnaie mais à compris que tu n’es pas d’ici, que tu parles mal et laborieux (ce n’est pas tout le temps vrai), ce que tu habites c’est ce que tu transportes ou plus précisément encore : ce que tu habites c’est l’habitude que tu reconduis, quand tout le reste est château d’illusions, et d’images projetées qui se reconduisent même de lieu en lieu et voudraient te faire croire que le monde n’est pas même selon là où on vit et le temps qu’on y vit.

proposition n° 12

Et dans ces villes il y a toujours la galerie. En plus la plupart du temps qui s’appelle vraiment la galerie. Comme si construites toutes en même temps, creusée dans la vieille masse vivante de la ville, dans un temps où le béton rectiligne, le carrelage et les néons semblaient la promesse de corps pacifiés, sortis de la nécessité comme si mais tu parles. Comme si délaissées en même temps, date non déterminée, et personne pour se donner la peine d’enregistrer ni de comparer. À quels signes on perçoit la renverse, pour reprendre le mot dont on se sert pour l’étale des marées ? Ici tu te souvenais d’une échoppe étroite, mais avec deux présentoirs sortis chaque matin, avec des livres d’occasion : des romans populaires mais dont les titres ou l’iconographie de couverture t’amusaient, puis dans la vitrine derrière quelques autres censés valoir plus, ou dont l’ancienneté témoignait d’une rareté supposée. Entre, la chaise avec la silhouette affalée, un homme trop court et épais, aux mauvais yeux, qui lisait dans un de ces livres de trop près. Et puis la dernière fois non : distributeur de ces bonbons industriels, luisants de tous leurs colorants. Et pourtant, quelle que soit la ville, et toi là pour trois semaines ou cinq, parfois douze (j’aime revenir à Kirkwall, même s’il y a longtemps que je ne suis pas allée à Kirkwall), traversant le centre tu ne retiens pas de la traverser, la galerie. Tu saurais très bien dire, pour chaque ville où tu es allée, si la galerie est traversante, donne sur une rue derrière, te permet un raccourci ou au contraire, une bifurcation sur le chemin prévu, ou bien en U (deux entrées mais dans la même rue), ou simplement on entre, on va au bout et on ressort par le même chemin. En général, tout au bout dans le fond, ou bien même ayant cette fonction traversante (pour rejoindre la rue derrière, il faut traverser la zone alimentaire, prendre la sortie sans achat devant le vigile amolli ou indifférent, qui ne se fendra même pas d’un regard à ton backpack), un supermarché : mais pourquoi ce qu’on vous offre à manger est plus triste qu’ailleurs, comme issu d’une permanence sans âge, où même les marques et les emplacements tu les reconnaîtrais d’avance, et où les bouteilles d’alcool semblent la base régulière du chiffre d’affaire ? Mais dans chaque ville aussi tant de vieilles personnes, tirant cabas sur roulettes, avançant avec précaution ou lenteur comme s’il fallait lire toutes les notices, comparer tous les prix : la misère dans les villes face mer ne se reconnaît que dans cet éphémère et minuscule déballage sur tapis de caisse, quand la lisse de caoutchouc s’ébranle en vibrant. Et même les caissières ici ont une qualité particulière. Dans ta tête, quelle difficulté à retrouver ce qu’il y a d’autre : c’est partout pareil, te semble-t-il alors que non pas vrai. Tu as certainement un marchand de chaussures en soldes, qui elles aussi semblent moins briller que dans les autres vitrines. Tu as certainement un aquarium à lunettes, et certainement il te semble n’y avoir jamais vu de client. Il y a toujours une boutique bazar et peut-être tu y jettes quand même un oeil, mais les cartes postales humoristiques, les tabliers en plastiques, les fleurs artificielles (ah si, dans ces galeries, souvent au plus près de l’entrée, il y a toujours un fleuriste aussi), très peu pour toi, tu n’entres pas, tu te sauves. Est-ce que c’est la lumière ? Tu convoques trois villes, quatre, dans tes souvenirs de là où tu reviens, là où, chaque fois que de nouveau tu entres — puisque donc jamais tu n’as pu te défaire de les traverser, de saisir cette occasion de rajouter trois minutes à ton trajet dans la ville où dans la chambre louée pour quelques semaines on t’a installée – tu as certainement regardé vers le haut. Est-ce que vous le faites, vous, cet exercice intentionnel : là où on est, regarder une fois vers le haut, intégrer cela comme routine, au point que maintenant cela t’amuse, que tu le fais sans y penser et puis te dis intérieurement : « routine du regard en haut » mais sans mémoriser plus que cela. Il y a ces rambardes dédorées, ces fenêtres opaques de kinés ou autres officines, parfois un magasin de vêtements bradés ou autre commerce qui ne saurait même pas affronter le loyer du basement, et puis tu as souvent remarqué la survivance d’un restaurant, ça faisait partie de l’utopie de départ : venir pour les courses et les extras, et puis tant qu’on y est on s’offre ce petit plaisir, manger ici. Mais le petit plaisir s’est usé. Ce sont souvent des asiatiques qui s’obstinent, et si parfois il t’est arrivé de pousser la porte c’est précisément parce que c’est cela que tu cherchais : être seule dans un coin de salle aux tables rouges, et tant pis s’il y a un écran de télé avec images automatiques (le syndrome de l’aquarium toujours), et tant pis si tu choisis en général la même chose, il est souvent arrivé qu’en ces endroits on te serve avec attention et sourire, discrétion et patience. Peut-être qu’à écrire cela aujourd’hui (non, jamais je n’aurais prévu d’en écrire), je serais débarrassée du crochet maintenant, et je n’irai pas voir laquelle de l’officine à chaussures ou de l’officine à lunettes aura renoncé la première. Les enseignes de marques pas chères, qui avaient fièrement fait l’ouverture, sont parties depuis si longtemps. Il te restera ces effets de verrière, ces aperçus sur le ciel encadré d’aluminium ou de cuivre, il te restera l’apparat du béton puisque chaque entrée se voulait comme un accès à autre niveau de la ville, un réel débarrassé de lui-même et autorisant l’illusion ou la petite part d’euphorie qu’offrent toujours, où qu’il soit et si désert qu’il soit, les couleurs d’un manège (tiens oui, dans l’inventaire il faudrait rajouter cela : non pas un manège mais au moins une reproduction plastique à l’échelle un tiers d’un véhicule, voiture de course, moto ou camion de pompier, monté sur socle articulé et qui se met en mouvement moyennant une pièce, pour faire plaisir aux enfants), on pénétrait dans la masse concrète de la ville, elle vous aménageait une caverne à rêve et le rêve a fini tandis que la caverne semble aussi translucide, quand vous revenez deux ans après et que vous franchissez de nouveau la porte de la galerie déserte, d’une de ces chrysalides d’insecte qu’on ramasse au bord des chemins, puis abandonne de nouveau.

proposition n° 13

Ou bien ce premier moment, le sac posé, les trois coups de fils passés ou mails passés pour l’organisation du lendemain, ton rituel de descendre à la mer, de venir te présenter face mer. Tu vas sur la jetée. Tu ne connais pas de port sans jetée. Il y a là où la rue, quelque rue que tu prennes, débouches sur le fond de port, et qu’à ta gauche ou à ta droite il y a la jetée. Souvent tu reconnais : tu es déjà venue ici, tu as déjà séjourné dans ce port, et peu importe il y a un an ou cinq ou dix (l’attachement qu’on prend pour un mode de vie, la promesse qu’on se fait dans les insomnies de rompre, et que pourtant on continue), le temps des ports n’est pas notre temps de ludions dans les aléas des fiches de paye, des mesures à établir, des articles à rédiger — ou bien parce que cette ville, si petite ou grande qu’elle soit, manquait à ta liste et que chacun en soi-même on porte un atlas empli de zones blanches et de routes qui ne se rejoignent pas — tu t’arrêtes quoi, peut-être que tu ne t’arrêtes même pas, que c’est seulement une façon de rejoindre tes deux jambes, de redresser le cou et d’assurer ton sac bandoulière (quand tu reviens le premier soir, toujours tu prends ton appareil-photo, quitte à le délaisser un mois ensuite, tu sais bien — pour ce qui te concerne – qu’il n’y a qu’en ce premier instant que tu es capable de voir), si la jetée est loin, par quel détour elle est accessible, s’il y a au bout une balise ou un phare, et comment elle s’inscrit dans l’anse ou la baie, ou l’échancrure ou la découpe, et quels sont les vents, et quels les bateaux, non ces cercueils de plastique pour loisirs à voile mais quoi, les rafiots, ceux qui ont des taches de rouille et sentent le hareng et le fuel, ont le pont délavé des nuits de bourlingue et sont peut-être ton plus bel attachement à ce qui sur Terre mériterait d’être pérenne. Cette certitude oui que cela qui devant toi attend, a toujours attendu et attendra toujours. Cette indifférence dont tout ici témoigne, la moindre chaîne par terre, la fonte polie des amarrages, trois vieilles marches de pierre gluantes d’algues au battement de la marée inerte, elle est la garantie que tu ne troubles pas l’ouvert, ne changes rien à la promesse qu’est toute attente (qu’attendre, sinon le recommencement même), et que ce qui t’attache à cela, marcher au bout de la jetée, c’est que peut-être quelque chose de cette attente te sera transféré à toi-même, sera à ton bénéfice. Alors tu t’assois là-bas, au bout, dans les blocs géants et biscornus que les hommes démunis, malgré leurs bulldozers, pelleteuses et camions, déversent contre les vagues et ce qu’elles rongent. Tu reconnais l’odeur, tu reconnais les vents, tu sais le phare et la balise, tu aurais même peut-être déjà vu ce type là-bas qui dépèce des boyaux de lotte pour appâter aux crabes. Parfois si suffisamment au nord tu t’amuses de la balourdise des phoques, d’autres fois tu cherches à deviner au large si on les devine, les plateformes où t’emmènera le zodiac pour tes gardes (rare qu’on les voie du rivage). Ce sentiment qui ne dépendrait plus d’un lieu précis, et qui est progressivement le vide de tout signe (l’eau ardoise ou vert profond, ou délavée, ou écumeuse), ces rochers et devant toi le rien, mais dans ton dos ce qui de toujours attend, et là-même, toi disparue des regards, s’est de nouveau lové dans son attente éternelle.



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1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 24 juin 2018.
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