Geneviève Flaven | Retour à Saint-Pierre

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Geneviève Flaven est née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, elle fonde une agence de conseil en design. En 2010, elle part à Shanghai pour développer ses activités. Le départ en Chine fait flamber son désir d’écrire et la mène vers la publication. Shanghai Zen (2013), 99 women (2015), Lisa et les chaussettes rouges (2017). Elle crée et anime des projets collaboratifs de théâtre documentaire selon l’idée originale de la pièce 99 women. Les spectacles ont été présentés en Chine (2015-2018), en Inde (2016) et tout récemment à Nice (2017-2018). Théâtre : le projet 99, 99 women. Blog : Shanghai confidential.
proposition n° 1

Il revient, le petit, je le sens : il prend le bus 6200 depuis la Gare routière de Grenoble. Il a réussi à attraper celui qui démarre à 12h10. Ce qui le fait arriver vers 13h, 13h04 pour être précis, après avoir passé le Vesoud, Villard-Bonnot, Froges, Goncelin et Moretel-les-mailles, sur la place de la Mairie à Saint Pierre d’Allevard. Comme il n’y pas de marché aujourd’hui, la place est nue, sans auvent ni bâche. Il voit bien les montagnes, tout ce vert et ce brun brassé par un printemps pluvieux. Il prend la rue du Moyen-Age, un bout de rue de rien du tout, enchâssée entre deux grands murs aveugles en crépis gris. C’est là que son kart d’enfant s’arrêtait après un dernier virage en épingle à cheveux. La rue du Moyen Age était la frontière invisible qu’il ne dépassait jamais. C’est ce que petit, il m’avait promis. Après, il savait que c’était la Grand rue, pleine de voitures et de dangers. A pied, il refait maintenant à l’envers le chemin du kart. Il s’engage dans la rue de la Charrière qui avec ses jardins clos et ses chalets criards. Deux ouvriers travaillent en ce moment chez Madame Graziani. Ils repeignent la façade en rose saumon. C’est d’un goût atroce. Vers 13h, les peintres sont sans doute en train de faire la sieste, un cropet, comme on dit ici. Il est tout prêt maintenant. Il tourne à droite dans la rue de l’Église qui s’élargit brusquement et se scinde en deux. Un bras monte, un autre descend vers le parvis l’Église en contrebas. Cinq platanes énormes montent courageusement à l’assaut du talus. La maison est au bout d’un chemin herbeux, à peine masquée par un rosier hirsute accroché aux grilles. On entend le bruit de la fontaine et l’aboiement du chien. Sinon, c’est le silence.

proposition n° 2

L’eau est si lourde et si froide, le ciment de la fontaine est rongé jusqu’à l’os. Seules des mousses vertes et visqueuses supportent la glaciation. Le chant de l’eau est si rond, si percutant, si tranquille que le silence autour fait un autre bruit.

proposition n° 3

Derrière lui, c’est l’Église : un clocher du XIe de style roman sans chichis. Le parvis ne s’étend pas très loin, barré par une butte où les cinq platanes bâtis comme des armoires à glace font sentinelle. Le clocher semble écrasé par ces arbres colosses qui le dominent de toute leur hauteur. Derrière L’Église, le ciel est tassé par les montagnes. Ici, c’est l’Église qui s’incline. C’est la ville qui ploie.

proposition n° 4

Une Église tassée sur elle-même dans une ville sans panorama. Saint Pierre s’étire le long de la route de Grenoble qui entre en Savoie un peu plus loin vers l’est. La ville se déroule brièvement entre la pompe à essence et la retenue EDF. Au nord de la départementale, c’est l’antique village paysan. Autour de l’Église vivent les anciens bûcherons râblés et costauds, les vieux apiculteurs taiseux et les éleveurs rougeauds de vaches, de poules, de lapins et même de mulets. Ils sont tous à la retraite maintenant. Leurs fermes de pierre et de bois ont été enduites de crépis saumon ou coquille d’œuf. Ils reçoivent leurs petits-enfants le dimanche. Le sud de la grande route est sous l’influence des aimants spéciaux que l’on fabrique ici depuis 1870. Les sociétés actuelles s’appellent Euromag et Steelmag mais on les connaît aussi sous la désignation des Forges d’Allevard. Le quartier, où se logeaient les familles des ouvriers ritals venus du Piémont, est à présent piqueté de pavillons coquets. Saint Pierre, berceau du magnétisme, est un slogan teinté d’ironie.

proposition n° 5

La ville n’a pas de centre, uniquement des bordures, des clôtures, des interstices entre les murs. La route du cimetière. Un long mur cimenté, blanc gris, assez haut. Les ombres des vivants et des automobiles se découpent bien sur cet écran géant. Aucun trottoir n’a été ménagé pour protéger ceux qui marchent. Tout au plus, un liseré de barrières métalliques peintes en rouge cerise délimite un chemin étroit le long du mur. La grille d’entrée du cimetière rouge elle aussi mais tirant sur le brun rouille. Une croix de pierre au-dessus du portique nous apprend que nous sommes en terres catholiques. Les chiens sont interdits. On suit les barrières en pointillés jusqu’au dernier réverbère. Là, un grand bac à fleurs sans fleurs. Un vieux s’y appuie d’une main pour reprendre leur souffle. Il a une canne, il est vouté, il porte un pantalon de velours côtelé une casquette et un chemise à carreaux. C’est un cliché.

proposition n° 6

L’homme vouté qui marche à petits pas près du cimentière ressemble à Raffin, le voisin. C’était un vieux célibataire apiculteur que ses abeilles devenues folles avaient tenu huit jours confiné dans sa cabane sur la pelouse de Planchamp. Son heure de gloire. Comme lui, tous les vieux paysans du Grésivaudan étaient perclus d’arthrite et on entendait leur litanie trainante de leurs douleurs à la pharmacie du pays d’Allevard, à la boucherie du Barioz. Une exception : Gervasoni. C’était un bucheron italien, fort comme un turc. Il avait débardé des pins toute sa vie sur les pentes de Bramefarine en souriant tout le temps. Dans le cimetière, les noms des familles du pays. Jeanet, Giraud, Davallet-Pin, Ramus, des noms italiens et kabyles des familles ouvrières qu’il ne connaissait pas et aussi cet exilé polonais Rodolphe-Joseph de Glinka qui vivait dans une maison bourgeoise appelée Mon exil. La maison, à cause de son nom pensait-il, semblait pétrifiée dans le chagrin inconsolable de la relégation.

proposition n° 7

Où est donc la maison triste de Mon Exil ? N’était-elle pas au bout de la Grande Rue, direction Grenoble. Il marchait précautionneusement sur le trottoir encombré de congères : la chaussée était couverte d’eau sale, de la neige fondue mêlée de cendres noires. Il se souvenait qu’on devait passer devant la boulangerie aux vitres toujours embuées. L’échoppe exhalait une odeur de farine et de pain cuit. L’arôme le faisait saliver mais le pain curieusement n’était pas si bon qu’il en avait l’air. Il achetait en général une couronne, un pain en auréole qu’il posait comiquement sur sa tête avant de la donner à sa mère. Elle n’aimait pas trop qu’il joue avec le pain. A cette époque, les gens dessinaient encore une croix à la pointe du couteau avant d’entamer la croûte. La boulangerie a disparu. Son dernier repère est évanoui et le chemin de l’exil est perdu.

proposition n° 8

Il aimerait dire : « il pleut » mais dans ce pays la pluie est un brouillard devenu liquide. La brume étouffe la ville dans une étoupe gris jaune. Les contours sont gommées, les perspectives écrasées, on ne voit pas à 100 mètres, tout semble flotter dans une lactance grisâtre. On ne sait même plus dans quel sens tombe la pluie. A l’époque, quand il était petit, on savait qu’il pleuvait quand l’air se mettait à sentir les champignons. Il y a avait toujours un oncle énergique pour enfiler un ciré et des galoches caoutchoutés et dire : « viens, on va aux champignons ». Il regimbait un peu, sachant d’avance que les gouttes de pluie allaient désagréablement se faufiler par le col du ciré kaki, bien trop grand pour lui. Mais il y allait tout de même et les sous-bois noyés de brumes lui semblait merveilleusement flous.

proposition n° 9

Cheminer sur les sentes détrempées réveillait une sorte d’allégresse. L’orchestre de Saint-Pierre après la pluie s’accordait et jouait pianissimo. La succion de la boue. La percolation des mousses. Le craquèlement des aiguilles de pins. Les coups sourds d’une branche cassée percutant un tronc creux et parfois plus haut, vers le crêt de Poulet, le gémissement en sourdine d’une tronçonneuse. Plus bas, dans la vallée, on entendait le choc étouffé des plaques de métal embouties de l’usine d’aimants et la cymbale de la sirène de midi. Hommes et animaux restaient encore à couvert. Il guettait le moment où la porte semi-vitrée de la maison s’ouvrirait - cliquetis des clés, frottement du seuil, tremblement des carreaux — puis quelqu’un sortirait, timidement, en interrogeant le ciel.

proposition n° 10
1

La cave de la maison de Saint Pierre était vaste comme une église. L’air y était frais et immobile, le sol en terre crue et dure et l’obscurité totale. Il s’y repérait à vue de nez. Il sentait, à hauteur d’homme, une odeur de graisse mêlée de limaille de fer, peu volumineuse mais tenace : les outils accrochés aux murs, le tour à bois. Il respirait aussi l’odeur ronde et piquante du bois : les copeaux échappés au nettoyage méticuleux du tour, la sciure tombée de l’établi. Le frêne, l’épicéa et le noyer, ce dernier a fourni à la maison ses portes et ses parquets. Ici tout le monde est un peu menuisier et s’enorgueillit de ne jamais utiliser clous et colle. Dans un coin, l’effluve volatile et entêtant de la sulfateuse montait à la tête et juste derrière le parfum douçâtre du fioul qui mijotait dans la chaudière. Enfin, il y a l’odeur confite et poudrée des pommes de terre de conserve qui fripaient doucement éparpillé sur de grands tréteaux.

2

Les pommes de terre ressemble des galets terreux ; la terre est si bien incrustée que la peau de la patate semble ainsi : terreuse, nervurée, pleine de verrues et de grains de beauté. Il s’étonnait toujours en les rinçant de leur trouver une peau lisse comme du beurre frais.

3

Les pommes de terre nouvelles accompagnaient le poulet du dimanche. On les faisait cuire lentement coupées en quatre, avec du thym frais sur une plaque beurrée. Elles sortaient du four dodues, brûlantes et irrésistiblement dorées. Il se brûlait la bouche qu’il ouvrait grand en faisant Oh ! Ha ! Puis il appuyait les dents sur la fine pellicule brune et croustillante et elle cédait, la chair onctueuse coulait dans la bouche : purée douce et le goût fringant du thym sauvage.

proposition n° 11

Au tout début des années 80, Saint Pierre avait encore un tabac-presse qui s’appelait La Maison des Alpes. Les gens y venaient acheter le Dauphiné ; ils disaient simplement : « le journal ! » cela suffisait. Mais si on voulait Le Monde ou l’Equipe, il fallait préciser. La porte du magasin s’ouvrait avec un bruit de carillon argentin sur un bric-à-brac bigarré. Des journaux, des revues aux couvertures multicolores occupaient tout un mur. Les gens les lisaient debout en se cachant un peu, gêné de lire « à l’œil » ou peut-être de parcourir un magazine « un peu osé ». On trouvait aussi des jouets en plastique, des bibelots et cadeaux-souvenirs (cloches de vache, figurines de skieurs dévalant les pentes), un présentoir tournant à cartes postales, des friandises, des crayons et calepins. On pouvait y faire des photocopies pour 20 centimes, acheter des timbres et des cigarettes. Les hommes fumaient beaucoup à cette époque. La plupart des habitants de la ville passait chaque jour à la Maison des Alpes.

proposition n° 12

Un pont double enjambe le Drac. En haut, côté ciel, passe une route pour les voitures et les camions ; en bas, côté fleuve, c’est une voie bitumée pour les vélos et les piétons. La voie d’en bas est encadrée de chaque côté par un treillis d’acier, un laçage de poutres peintes en jaune pâle qui soutient l’autopont. La route qui passe au-dessus forme le plafond : il vibre un peu au passage des automobiles. Les remous du fleuve sont découpés par les croisillons et forment un motif régulier d’un goût japonais. Les stries du plafond dessinent des lignes de fuite courbes. C’est un lieu graphique précis comme un dessin en 3D d’architecte. Les piétons et les vélos semblent se prêter au jeu de la figuration et participer à la perfection du rendu visuel. Ils n’existent que comme images.

proposition n° 13

L’été, il s’ennuyait. Malgré les foins, le bourdonnement des insectes, la sieste à l’ombre sur une rêche couverture de cheval ; malgré la piscine municipale qui sentait fort la javel, les esquimaux au chocolat, la cueillette des framboises, les ballades à Planchamp, à la Grange, aux Sept Laux, la lecture des huit tomes des Thibault de Roger Martin du Gard qui ne lui avait pas tellement plu. En fin d’après-midi, il s’asseyait sur les marches de l’escalier en façade. De là, il voyait le jardin, la grille, la rue en pente, les maisons, l’ubac de Belledonne. Le jardin avait transpiré toute la journée et les plantes flapies courbaient la tête. Des enfants jouaient au foot, on entendait le coup de massue du ballon dans l’air calme du soir. Une mère déjà rappelait d’une voix forte les devoirs élémentaires de l’enfance : se laver et se nourrir. A la douche ! A table ! Des voitures roulaient lentement et les pneus crissaient sur le bitume chaud. Les gens sortaient sur leur perron, à la rencontre des visiteurs. Les verres choqués tintaient. Une attention effervescente l’absorbait tout entier. Il devait conscient de mouvements infimes : le balancement d’une graminée, une goutte d’eau ruisselant sur un verre glacé, la gomme dilatée d’un pneu et ces menues observations lui procuraient une joie sans objet et fugace. Il faudrait bientôt arroser.

proposition n° 14

Les habitants de Saint Pierre marchent voûtés, les bras légèrement en arrière, près du corps comme s’ils repliaient leurs ailes. Enfants, ils se tiennent droits comme de jeunes arbres mais la voussure vient à l’âge adulte quand s’accumule la charge du temps. Le bucheron italien qui soulevait des stères de bois est un homme robuste ; il marche les jambes écartées et légèrement pliées, le centre de gravité bas, inébranlable. Il porte une couronne de cheveux blancs et affiche un sourire carnassier de vieux lion des forêts. Le prêtre a une carrure de portefaix, il s’efforce d’élever les âmes. C’est un type vaguement répugnant avec une grosse verrue sur le front. Il portait un veston qui godaille. Il lance des bonjours avec un fort accent savoyard et une bonne salve de postillons. Sa mère à lui marche lentement ; elle est maigre avec un visage allongé et creusé, un long bec, un bouche mince et de longs doigts très élégants serrés dans le dos par-dessus la blouse de tous les jours. Elle tient de la chouette et du héron. Elle salue d’un hochement de tête qui en impose.

proposition n° 15

Je n’ai jamais aimé ces gens ; la vérité est que je n’ai rien à voir avec eux et toi non plus, d’ailleurs ; je ne suis pas contre eux mais je ne fais pas partie de leur monde, leur petit monde, cette vie chiche qu’ils défendent becs et ongles ; tu vois, je n’ai pas la folie des grandeurs, je vis de peu, on en est tous là, pas vrai ; je vis à la petite semaine comme on dit, mais je vois loin, au-delà de ces montagnes moyennes, de cette ville engoncée dans son humilité médiocre, j’ai toujours été comme cela, curieuse, un vice et voilà pourquoi je te répète : si tu ne comprends pas, pose des questions ; aller loin, c’est une affaire de question.

proposition n° 16

Quand je suis venue ici, j’avais déjà quarante ans. Je me suis mariée tard après toutes ces années passées à Grenoble au service des Révillon. J’étais gouvernante là-bas. Il y avait une autre fille dans cette maison : Valentine, une domestique, effacée comme tout. Vraiment, elle faisait partie des meubles. Elle existait si peu. Une bête de somme. Elle acceptait son sort sans broncher sans même un soupçon de malignité. A la voir ainsi, raser les murs, je me suis dit : je dois partir. J’étais de Montarmand, près de Fond de France. Un hameau de quelques foyers qui ne se parlaient plus depuis des années. Je n’allais pas revenir là-bas tout de même. A Saint Pierre, on m’a dit qu’il avait un vieux garçon à marier : ton père. C’est un homme doux ; et puis il avait une orthographe parfaite. Ça m’a plu. Je n’étais plus très jeune et pas très jolie mais on s’est pris d’amitié tous les deux. On aimait causer ensemble. Par ici, les hommes sont taiseux et tristes comme les pierres. Tu peux le croire, ton père est tombé amoureux de mon vocabulaire. Tu es arrivé très vite après quelques lettres.

proposition n° 17

Son frère était jaloux de lui. Il lui en voulait d’avoir l’esprit vif, des mains élégantes et la santé ; il lui en voulait surtout parce que sa mère lui donnait inexplicablement sa préférence. La jalousie est un sentiment vexant et il avait dû se faire pardonner bien des choses qui lui échappaient.

Son père lui avait promis de lui acheter des moutons s’il échouait. Il avait réussi mais les moutons continuaient de le hanter.

Il avait acquis au cours de ses années parisiennes un ethos quasi bourgeois mais son rire le trahissait : c’était un rire de bardot.

proposition n° 18

Aller loin, c’est une affaire de questions. Est-ce un nouveau slogan pour la SNCF ou un titre de manuel de développement personnel ? Il y a un truc en moi qui aime trop les formules publicitaires et ça n’est pas glorieux. Ma question, c’est bien d’aller loin. Aller loin suppose d’être déjà parti, d’avoir fui, pris ses distances et s’être éloigné d’une situation de blocage. Aller loin décide que le départ est acquis. Aller loin relance le mouvement, le nourrit de peur et de confiance. Comment ? Aller loin trouve des questions, en chemin, comme des bifurcations. Une question est un point d’inflexion, un aboutissement et un point d’appui, une impasse et une inauguration. Aller loin donne aussi l’occasion de résoudre des problèmes importants : boire, manger, se protéger du froid, du chaud, de la pluie ou des moustiques entre autres. Aller loin permet ainsi de dissoudre d’autres formes d’interrogations, plus inquiètes mais pas forcément vitales, comme par exemple celles portant sur la signification d’« aller loin ». Loin, faut le signaler, n’a pas de consistance réelle. Loin n’est un lieu, un objectif, ou une ambition. Il faut être con pour dire : j’irai loin. Aller loin ne veut pas dire qu’on arrive quelque part. Il désigne un horizon. Aller loin est toujours un peu raté, comme le sont les voyages. Loin n’est pas une ville. Nul ne peut dire ici, j’habite Loin. Ce serait assez amusant d’ailleurs. Aller loin pointe l’ailleurs, le grand dehors, l’ouvert, le là-bas-si-j’y-suis, un vide qui va se remplir puis se vider tout seul. Aller loin c’est creuser le vide avec des questions. Le vide est l’affaire personnelle qui nous tient, nous occupe et nous torture. L’autre nom du vide est probablement le désir. « Pour aller loin, ménage ta monture » est une maxime vraie si tu possèdes un cheval et fausse si tu n’en as pas.

proposition n° 19

L’escalier extérieur était l’ultime pièce de la maison, un Finistère domestique. De là il voyait tout, le potager bien ordonné, les platanes pansus, la fontaine glacée, L’église modeste, le bourg vouté, les bois noirs de l’ubac et au-dessus, le vernis jaune pâle d’un ciel bouché. L’escalier servait rarement. On y accueillait les invités de marque et on les saluait du perron quand ils prenaient congé en agitant la main. Mais la plupart des visiteurs étaient des « habitués » sans marque ; ils passaient par la porte de derrière de sorte que l’escalier — une rampe droite en ciment gris -– était un détail architectural visiblement sans intérêt. Ce caractère banal et inutile le rendait disponible à la rêverie ; il y passait de longues heures, assis, sur les marches du haut ou bien celles du bas à observer. D’autres escaliers lui revenaient : les volées de marches du Gianicolo qu’il avalait quatre à quatre pour rejoindre son amoureuse. A Lisbonne, il montait lentement des escaliers interminables et pas à pas, un spleen admirable sourdait d’un horizon trop vaste et d’une ascension trop longue. Les raidillons crantés du vieux Nice lui coupaient le souffle mais provoquaient l’éblouissement. L’âge venant, il avait vécu dans d’autres villes, grandes, plates et striés de tapis roulants. Les villes sans escaliers le vieillissaient.

proposition n° 20

Sans vous, la poussière descend sur les napperons brodés ; un silence dense frotte le parquet. Un parfum de cire d’abeille et de linge froid stagne dans l’air immobile. Les confitures étiquetées été 75 patientent dans l’armoire. Sur le tablier de la cheminée, une petite statue de moine en bois piqué de vers se tient tout droite, sombre et énigmatique. L’horloge est arrêtée affalée sur un pied de marbre vert. Le miroir moucheté de rouille reflète les voilages étales. Un lit, à une place, très haut est appuyé au mur. On y couchait les morts quand ils mourraient encore chez eux. Sans eux, la chambre des morts veille seule, inhabitée.

proposition n° 21

Une table massive en ronce de noyer. Pas très lourde en vérité. On en voit seulement des éclats, brun rouge, veinés de noir. Sur la surface lisse flotte un gâchis de papiers : un cours de Business Statistics : on devine le dernier quartile d’une courbe de Gauss masqué par la pochette en carton. Une carte de visite est coincée sous le disque dur. Jade Lewin. Chef de publicité à la régie du quotidien local. Tu parles d’un métier. Un carnet fermé, sa couverture est décorée de vignettes de climatiseurs photographiés à Shanghai. Ça vaut le coup d’œil par cette chaleur. Un agenda ouvert sur la semaine 28. Vendredi 13 est vide. Les jours qui suivent ne sont pas très chargés non plus. Une demande de visa EFTA. Pending. Depuis que j’ai vécu en Chine, j’ai la frousse qu’on me refoule. La bouteille d’eau de Vals éventée est à portée de main, un bob motif Plumes de paon traine ; les bobs, c’est ridicule, on est d’accord. Les persiennes couleur bleu ciel sont fermées. Une strie de lumière éclaire la vitre sale, tâchée de quelques gouttes de peinture séchée. Honte ménagère. Le plafonnier est allumé. Mon père m’aurait engueulé. La lumière allumée en plein jour est un trou dans le manteau de Dieu. Aurait-il lancé. En allemand, cela sonne mieux. Une calculette miniature génère des codes d’accès en toute sécurité. Le dernier en date c’est 042376. Que faire d’un mot de passe esseulé ? Mon portefeuille bouffi en cuir marron. Larfeuil de maquignon, dit mon frère. Moi, je préfère les porte-monnaie de garçon pour remiser mes guinées c’est Virginia Wolf qui dit ça. L’imprimante assoupie. Deux smartphones. Un vieux noyau d’abricot. L’ordinateur est posé sur une pochette de glace entouré dans un torchon, elle-même posée sur le livre intitulé « PORTRAITS » publié naguère par Libé. Tout cela sent la bricole.

proposition n° 22

Une table pliable en bois peint. Pas très pratique en vérité. On en voit seulement des éclats, verts et bleus, salies de miettes coincées dans les joints. Sur la table gisent les reliques d’un repas : une salade composée. On devine un bout d’œuf sous une feuille de chicorée tigrée. Une serviette en papier est coincée sous l’assiette aux dessins délicats. Vient de la Maison danoise. Une des dernières de la liste de mariage qu’ils avaient déposée dans un magasin des Champs Elysées, sans se douter le moins du monde que c’était hors de prix. Tu parles d’un choix. Une cloche à fromages : le plateau est une tranche de noyer grossièrement équarrie. Ca détonne. Un calendrier ouvert sur la semaine 28. Vendredi 13, c’est piscine. Les jours qui suivent sont fériés. Une invitation à l’anniversaire de Gégé. Pour ses six ans. Depuis qu’on vit ici, on s’est fait des amis. La bouteille de vin blanc est presque vide ; du vin, maman en boit trop, on est d’accord. Les fenêtres sont fermées sinon on ne pourrait pas s’assoir à table. Une strie de lumière éclaire l’évier rempli de vaisselle sale. Routine ménagère. Le diner est débarrassé. Ma mère a râlé. Le quotidien lui pèse, mon père rentre tard et ne se rend pas compte. S’est-elle plainte. En français, c’est toujours plus nerveux. Une dispute miniature s’engage. La dernière en date, c’était hier. Comment apaiser une femme angoissée ? Son visage rougi. Tête folle, diront certains, beaucoup plus tard. Moi, je ne dis rien, bloquée dans un coin. Mon frère s’assoupit. Deux parents. Un vieux contentieux. La famille est posée sur une table pliante entre deux êtres blessés dont l’un boit beaucoup trop. Tout cela sent le chagrin.

proposition n° 23

Un escalier froid et terne. S’aplanit et finit en perron cimenté. De là, plein nord, un clocher ; cône parfait en pierres blondes. L’œil de bœuf au-dessus la porte guette plus ahuri que menaçant. Façade rose poudrée bien gentille. La mise modeste d’une église romane.

Deux murs aveugles couverts de crépis compriment une rue minuscule. Un bris de lumière tombe tout de même entre les toits pentus. Raie chiche, mangée par l’ombre brune. Même quand c’est grand beau là-haut, il fait toujours sombre dans cette fichue rue.

La retenue EDF avant Allevard. Un ruban de pierres gluantes enserre le lac. Eaux lourdes, bords cendrés, faux lac, la carte postale non retouchée d’un décor de moyenne montagne.

Le raidillon monte vers Bramefarine. Ce bout de rue est décourageant avec une pente à trente pour cent. On serre les dents pour ne pas flancher. Après le dernier chalet rouge et blanc, la route s’adoucit, façon de parler et devient un chemin muletier. Pierres polies, tressées en sentier. C’est là qu’on peut souffler et se redresser et découvrir le damier vert et brun de la ville. Des nuages de fumées gris-bleu montent des cheminées et stagnent en entre terre et ciel.

Au cimetière, les pierres tombales de granit rose, de granit gris, de granit noir. Les Jeanet, Giraud, Davallet-Pin et Ramus, ennemis dans la vie, qui sait ? sont couchés ensemble face aux montagnes. En hiver, la neige dessine de grands dessins blancs et noirs. En été, la lumière vibre violemment. C’est la plus belle vue du coin.

proposition n° 24

On visitait les morts à la Toussaint, des pots de chrysanthèmes jaunes et mauves à la main. En Novembre, il faisait toujours un méchant froid. Te rappelles-tu le temps qu’il faisait quand on m’a enseveli sous la terre ? demandaient les morts. Oui, oui, je m’en souviens. Toi, les arbres étaient couverts de givre et brillaient comme des lustres de cristal. Ils tintaient joyeusement dans l’azur. La foule piétinait la neige fondue, transie de froid. Le ciel était si ouvert et si vaste que tout le monde a pensé : il est monté tout droit. Toi, c’était trois ans après, au milieu du mois de juillet, On transpirait sous un incendie blanc, sans ombre et douloureux. La lumière pilonnait les crânes implacablement. Pas un rat ce jour-là, c’étaient le début des grandes vacances et puis, tu n’étais pas vraiment du pays et puis, le dérèglement de ta vie choquait sans doute ces gens si convenables. Tu étais bien contente à mon avis de cette petite cérémonie sauvage et solaire.

proposition n° 25

Cette ville est devenue laide avec le temps. Comment cela. Pourtant on m’a enterré au milieu d’inconnus avec les Jeanet les Giraud les Ramuz et les Davallet-Pin. Qui sont ces gens. Mon sentiment de solitude est immense. Qui m’a aimé. Qui m’a détesté. Qui a souffert par ma faute. Qui a appelé sa souffrance « Amour ». Qui s’est trompé sur toute la ligne. Qui a pardonné. Qui va là. Quelqu’un vient devant ma tombe et cherche je ne sais quoi une question une explication un pardon. Prière de rayer la mention inutile. Il ignore encore qu’un mort ne parle pas. A son âge, est-ce donc possible. Il pourra jouer sur ma tombe. C’est permis. Il pourra déposer des fleurs jaunes et mauves sur la pierre tombale. Quel nom portent ces fleurs déjà. Mais jamais tu m’entends il ne pourra être consolé.

proposition n° 26

Dans les années 70, nous allions en Toscane avec mes parents dans une ferme en ruine au milieu des blés et des oliviers. Elle appartenait à une fratrie de trois architectes dont la mission, disait mon père, était de redresser la Tour de Pise. Cela nous faisait beaucoup rire mon frère et moi. Tous les jours, nous allions visiter une ville. Chacun avait élu sa ville de prédilection. Florence, Volterra, Arezzo, San Geminiano et même Poggibonsi dont mon père aimait la zone industrielle où on taillait un albâtre tendre et laiteux. La mienne, « ma » ville était Siena. Piazza del Campo. Les rues ruisselaient vers la vasque en forme de coquille Saint Jacques puis convergeaient vers le campanile, aiguille plantée à l’intersection des lignes du cadran solaire. Les hommes comme les pigeons trottinaient sur la place comme des figurines minuscules d’un très grand tableau. Qu’une ville puisse être un théâtre et le nom d’une couleur (terre de Sienne), me troublait délicieusement.

proposition n° 27

Tu as réussi à prendre le bus 6200 qui part de la Gare routière de Grenoble à 12h10. Tu seras à Saint Pierre à 13h00, 13h04. Comme écrit sur l’horaire. Cela ne fait pas trop tard et elle t’aura attendu pour déjeuner. Des rissoles fourrées à la viande, la romaine à l’huile de noix, la tomme grumeleuse. Ton estomac gargouille. Après le virage de Sailles, c’est Saint Pierre. La campagne semble enfermée dans un carton opaque. L’épais brouillard s’ouvre à peine devant le car puis se referme aussitôt. La poste, Mon exil, place de la Mairie, quelques magasins ont fermés dans la grand-rue. Les bandeaux Bail à céder sont déjà décolorés. Les passagers se tiennent déjà prêts à descendre, debout dans leurs lourds manteaux de laine gris. Ils ne sourient pas et oscillent lourdement ; un regard accablé glisse parfois par-dessus le bras et se pose sur toi chargé d’une muette agressivité. Personne ne t’a reconnu pendant le trajet. Personne. Tu portes un imperméable mastic dont tu as relevé le col. Tu es un espion en mission. Tu regardes ta montre et serre dans la main droite une serviette bourrée de documents. Tu crains d’être un peu trop élégant. Tu pourrais être notaire ou ingénieur. Mais alors tu devrais circuler en automobile, pas en bus. Quelque chose cloche. Le bus s’arrête avec un gros soupir de soulagement. Tu descends. L’asphalte de la place de la mairie est abimé. Les trous d’eau reflètent le ciel, les prés trempés de pluie et les chemins boueux. Tu humes l’air rapicolant. Une fragrance boisée, fumée, infusée d’herbes de montage et d’une senteur d’eau ferrugineuse proche de l’odeur du sang. Saint Pierre est un bourg ordinairement laid mais qui sent extraordinairement bon. En marchant, tu as peur que ta mère te trouve changé, citadin, étranger à ce pays et vaguement honteux de ton éloignement. Tu te rassures en pensant ta mère ne s’étonne jamais de rien.

proposition n° 28

A la sortie de l’autoroute, le car monte à l’assaut du village de Theys. On quitte la morne plaine iséroise pour entrer dans les boucles serrées d’une route de montagne. Le chauffeur change de rapport de vitesse. Le monteur grommelle et son ronchonnement est parfois coupé par de brusques jappements des freins. Les pneus chuintent sur l’asphalte mouillé où s’écrasent des gros flocons lourds de pluie. A chaque virage serré, le chauffeur négocie le passage des roues avant en projetant le cockpit au-dessus du vide. Les flancs du bus frôlent l’abîme et lui qui somnolait, tête appuyée sur la vitre froide et tremblante, recule instinctivement de quelques centimètres. Il voit distinctement, comme grossis à la loupe, l’accotement étroit et caillouteux, le mince ruban d’herbes luisantes de pluie, puis son regard plonge dans le vide blanc et doux du fossé noyé de brouillard. Ce tournant le ramène à lui, si flottant, si précis.

proposition n° 29

De l’autre côté de Bramfarine vivait un homme appelé Jean. C’était un vague cousin de la famille autant qu’il m’en souvienne. Jean avait une ferme. Dans son hangar, il remisait des machines agricoles dont les mâchoires chromées luisaient dans l’ombre poussiéreuse. Il en possédait des dizaines. On disait de Jean qu’il était riche. Pourtant c’était un type famélique, noueux et boucané. J’ai lu plus tard dans les livres qu’il existait des chevaliers à la triste figure et des pauvres hères. Jean avait un berger allemand qui hurlait au bout de sa chaine et tournait comme un fou sur l’aire de battage. Jean vivait seul au milieu de ses champs de maïs et de blé et de ses silos à grains bien remplis. Peu de mots sortaient de sa bouche : semence, engrais, météo, emprunt, coopérative, prix. On le respectait car il avait du bien mais tout le monde s’accordait à dire qu’il se tuait à la tâche. Pour rien.

proposition n° 30

Le matin, vers 5 heures, il boit du lait. La cuisine est nette et figée dans un silence de porcelaine que souligne le bourdonnement du réfrigérateur. Il ouvre la porte du frigo. Le ronron s’accélère et une lumière jaune pâle éclaire le carrelage en damier noir et blanc, la boîte hermétique en plastique de marque Tupperware et la bouteille de lait en verre avec un bouchon hermétique. Il fait sauter le bouchon d’un coup de pouce, pop ! et avale quelques gorgées au goulot. Il boit du lait avant toute chose. Avant de se laver, de s’habiller, de frissonner dans l’air frisquet, de prendre le car. Il boit du lait avant de partir pour de bon. Si sa mère était encore là, il prendrait un verre dans le placard. Elle disait souvent : on n’est pas des sauvages.

proposition n° 31

Ce qui rend la ville de Saint-Pierre intéressante, c’est qu’on y trouve plus de morts que de vivants. Pense un peu à ce carnage sur lequel tu marches. Les feuilles mortes, le mycélium, la glaise. Des morts réduits en poussière tout cela, des atomes anonymes d’oxygène, de carbone, d’hydrogène, d’azote, de calcium et du phosphore malaxés dans un grand pétrin de neige, de pluie, de vent. La place des morts est prépondérante ici. Ils occupent le terrain des conversations. La tante Jeanne tenait à jour sa rubrique nécrologique à la sortie de la messe avec une gourmandise évidente. Elle avait les yeux petits et brillants et branlait du chef comme un oiseau de proie. Elle attrapait le bras d’une connaissance, l’entraînait à l’écart et lui annonçait avec un air de conspiratrice qu’un certain Pierre était tombé de l’échelle et s’était rompu le cou.

proposition n° 32

Vous êtes allé au Col du Barioz ? Vous voyez le sentier qui va à la grange ? A l’endroit où il traverse la rue de la Charrière en pente très raide ; vous passez deux chalets assez moches, vous arrivez juste sous l’aplomb de la face nord du Grand Rocher. Paysage de brouillard, parfaitement humide ; gneiss, amphibolite gris muraille, calcaire mouillé, argiles sales et marnes gadouilleuses. Paysages entièrement bouchés de prairies détrempées, de combes moisies, de molaires granitiques, de chevauchements, de mâchoires. De là, à votre droite, le chemin pour le Grand rocher : horizon, vertige. C’est là que le ciel commence.

proposition n° 33

Un enfant de dix ans est alité, mis en quarantaine. Il souffre de la scarlatine. Pour l’occuper, sa mère lui a donné toutes les chaussettes de la maison à repriser, un œuf en bois de santal, un dé à coudre et quantités de fils de laine de couleurs. Il coud. Un homme scie une planche. On entend l’ahanement de la scie. C’est un bois de pin tendre dont il veut faire des tasseaux. Le seau de la radio se mêle au rythme de la scie. Aux actualités est annoncée la mort de Mike Brant à 28 ans. Une femme descend l’escalier en s’appuyant sur une canne de la main droite et sur la rampe de l’escalier de la main gauche. Elle porte un châle rose poussière et une jupe de lainage marron et une blouse blanche avec un col ajouré en broderie anglaise. Elle ouvre la porte au receveur de la poste qui lui tend un courrier de la caisse de retraites des salariés agricoles. Une petite fille est assise sur l’escalier de béton. Elle joue avec des graines de clématites qu’elle range en chapelets délicats. Elle chantonne la chanson L’été indien de Joe Dassin.

proposition n° 34
SUD

On arrive du Sud à Saint Pierre par la navette qui traverse les montagnes moyennes du Grésivaudan. Le car s’arrête sur la Grand’ Place entourée de platanes malingres avec un gros soupir. La mairie, toute blanche avec deux ailes et un énorme blason R.F ne sert plus depuis que la commune de Saint Pierre a été rattachée à une autre agglomération plus conséquente. Quelques rues froides et ombreuses grimpent vers l’Eglise entre des murs aveugles en crépis. Le dimanche, les gens de Saint Pierre, les anciens surtout, marchent voutés pour avaler la pente et se présenter, humbles et essoufflés, sur le parvis. Conversations : Météo et état de santé. On s’autorise parfois un zeste de médisance à l’encontre de l’ancien maire, un prétentieux. Le clocher s’élève à peine au-dessus des maisons, elles-mêmes dominées par des montagnes dont les épaules de portefaix soutiennent un ciel brouillardeux. Ici, chacun doit porter sa croix.

EST

Vers l’est, au cimetière, les morts des familles Jeanet, les Giraud et les Davallet-Pin sont couchés bien serrés dans leur tombeau. Ils ne peuvent voir par-dessus les murs sur leur gauche, le bassin du Flumet, une retenue EDF visqueuse et saturée de limon cendré, à droite, la pharmacie des Alpes. Ils ne peuvent plus voir les saisons qui retouchent le panorama de Belledonne, le givre blanc et l’amphibolite grise du Barioz, les pousses tendres de Planchamp, l’herbe rousse du crêt de Poulet et ces bleus-gris, lentement distillés, qui tombent du ciel.

NORD

La nuit est totale dans le cellier. Les petits enfants n’y descendent qu’avec appréhension et se repèrent à vue de nez. Une odeur de graisse mêlée de limaille de fer, l’effluve entêtant des pesticides et juste derrière le parfum douçâtre du fioul, les odeurs dessinent la carte et situe le côté Nord où sont remisés les moyens de production : le tour à bois, les outils, la sulfateuse, la chaudière.

OUEST

Tout pousse vers l’Ouest : prendre un car, jouer au foot, ne plus faucher, ne plus soigner les bêtes, aller au cinéma, ne plus poncer les parquets, courir vers la bouche de métro, boire un café en terrasse, capturer un reflet dans une vitrine, fumer des cigarettes, parler anglais, allemand, jouer au bridge, apprendre à danser, se faire des amis cultivés, sauter dans un taxi, boire des vins de prix, jouer au tennis, écouter Mozart, boire du thé, ne plus tremper ses pommes dans le vin, ne plus boire de lait caillé, acheter un complet rayé marine, souper tard, sentir la nuit, c’est ça l’ouest.

proposition n° 36
SUD

On arrive à Maoshan du Sud par l’avion qui survole la plaine désolée de Kouke. L’avion s’arrête sur le tarmac entouré de vastes hangars de maintenance, L’aéroport, tout blanc, affublé de deux ailes et surmonté d’un énorme blason du parti est habituellement désert sauf lors la fête nationale où les natifs de Maoshan reviennent au pays pour quelques jours. Quelques rues blanches montent tout droit vers le Palais du peuple. Le dimanche, les gens de Maoshan, adultes, enfants et vieillards, se rangent, humbles et résignés, sur le parvis. Conversations : météo et ravitaillement. On s’autorise parfois un brin d’ironie codée à l’encontre des dignitaires du régime. Le palais s’élève franchement au-dessus des maisons et se détache dans le ciel. Ici, personne n’a jamais vu de ciel vide.

EST

Vers l’est, en prison, les prisonniers des familles Li, Chu et Hua sont couchés bien serrés sur leur grabat. Ils ne peuvent voir par-dessus les murs sur leur gauche, le Pavillon des orchidées que célèbre le fameux poème de Baichu, à droite, l’admirable pont de la Félicité Céleste. Ils ne peuvent pas les saisons qui couvrent la ville de Maoshan tantôt de givre, tantôt de sable blanc, les pousses tendres des saules pleureurs au bord du fleuve et ces roses, effroyablement tendres, des aubes de Maoshan.

NORD

La nuit est totale à Maoshan. Les rares passants qui se risquent à marcher dans les rues la nuit se repèrent à vue de nez. Une odeur de graisse mêlée de limaille de fer, l’effluve entêtant des pesticides et juste derrière le parfum douçâtre du fioul, les odeurs dessinent la carte et situe le côté Nord où sont remisés les moyens de production : l’usine de batteries électriques, d’objets en plastiques, d’incinération des déchets, la raffinerie, la papeterie et l’usine de paillasson en joncs de mer.

OUEST

Tout pousse vers l’Ouest : prendre un train, faire une partie de poker, ne plus baisser la tête, aller au restaurant, ne plus pédaler, courir vers sa fiancée, voire une exposition de peinture, boire un verre d’alcool en terrasse, fumer des joints, parler anglais ou japonais, jouer au casino, apprendre à skier, se faire des amis riches ou intellectuels, sauter dans un avion , jouer au tennis, écouter du rock, boire des latte, ne plus se laver dans une bassine d’eau chaude, ne plus boire de thé, acheter une casquette de baseball, manger du chocolat, sentir la nuit, c’est ça l’ouest.

proposition n° 38

La ville qui ploie. Roman métaphorique. La pluie qui tombe interrompue sur Saint Pierre pendant trois mois provoque des réactions inattendues de la part des habitants.

Steelmag. Polar managérial. Des investisseurs américains rachètent l’usine d’aciers spéciaux de Saint Pierre et imposent un management autoritaire.

Chemins d’exil, chemins d’exode. Polyphonie documentaire. Témoignages récoltés auprès des enfants immigrés de Saint Pierre et des enfants du pays partis étudier et travailler en ville à la fin des années 50.

Les pommes de terre. Journal de résistance. Récits datant de la guerre de 39-45, ayant comme point commun, la culture et la préparation des pommes de terre.

Le tour du Dauphiné. Récit de voyage. Sur les traces de Stendhal, un vagabondage géographique et littéraire des Abrets à Chirens, Brangues et Morestel, Voreppe, Voiron et la Tour-du-Pin.

La scarlatine. Roman d’apprentissage. Un enfant est alité pendant de longues semaines et observe le monde des adultes depuis son lit.

Un pont sur le Drac. Comédie en 5 actes Une femme de 40 ans revient dans son village natal pour fonder une famille. Il ne reste que trois vieux garçons à marier…

Les Gervasoni. Fresque familiale. L’histoire d’une famille de bucherons italiens sur trois générations.

Valentine domestiquée. Roman fantastique. Une fille de ferme employée par des bourgeois de Grenoble se fond progressivement dans le mobilier jusqu’à, littéralement, « faire partie des meubles ».

Jean de Bramfarine. Roman minimaliste. Un homme taciturne vit seul dans sa ferme entre son chien et ses silos à grains. On le suit au plus près dans une journée de travail solitaire.

L’escalier. Contes. Une petite fille pleine d’imagination fait de curieuses rencontres dans l’escalier.

Travaux publics. Roman choral et industriel. Les destins croisés d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, d’un manœuvre kabyle et d’une serveuse italienne pendant la construction du bassin de Flumet.

Aller loin. Roman d’apprentissage. L’ascension sociale d’Albert, fils de paysan formé à Polytechnique, dans la France des années 60.

Glinka. Les mémoires de Bruno, secrétaire particulier de Rodolphe Glinka, conte polonais exilé dans un bourg de la région grenobloise.

Toussaint. A la Toussaint, Alice vient fleurir la tombe de ses parents et s’interroge sur l’énigme de leurs vies.

proposition n° 40

La bifurcation de la D525 et de la route de Grenoble marque la limite de Saint Pierre. Par le contournement récent de la D525, on évite la ville et file tout droit vers Chambéry. Par la route de Grenoble, autrefois seule voie d’accès possible à Saint Pierre, on entre dans le bourg. A l’endroit de la bifurcation, Saint Pierre promeut son héritage et son avenir. Six petits panonceaux mal ajustés, trois vont à droite vers un futur technique, biologique et divertissant : les usines d’acier spéciaux, le parc d’aventure Banzai et une épicerie Bio. Trois pointent vers la gauche en direction d’un passé patrimonial, gourmand et automobile : un clocher du onzième siècle, une auberge restaurant traiteur et un garage. La signalétique ne tranche pas la querelle des anciens et des modernes. Et cette couture du temps marque la limite de Saint Pierre.

proposition n° 41

L’eau est si lourde et si froide [1], le ciment de la fontaine est rongé jusqu’à l’os. Seules des mousses vertes et visqueuses [2] supportent la glaciation. Le chant de l’eau est si rond, si percutant, si tranquille que le silence autour fait un autre bruit [3].

proposition n° 42

entre la 11 et la 12

Le dimanche, Jour du Seigneur, les habitants tournaient au ralenti : la messe, la trinité journal-café-cigarette. Les corps habitués aux travaux physiques utiles se trouvaient gênés dans l’oisiveté. De guerre lasse, ils allaient alors « faire un tour » du côté du fleuve.

entre la 13 et la 14

Observer les gens lui procurait les émotions les plus suaves. Une sorte de distance timide le tenait écarté des conversations mais il n’en souffrait pas. Il aimait les voir, leur démarche surtout, les écouter, leur façon de s’exprimer surtout, et construire pour lui-même des théories sur la nature humaine dont il ne pouvait raisonnablement parler à personne.

entre la 18 et la 19

Avant de s’en aller, il avait été un sédentaire acharné, quelqu’un d’ici et qui n’imaginait pas vivre ailleurs que chez lui.

proposition n° 43

Il me resterait à résorber ce qu’il y a d’impensé dans ce récit. Le narrateur revient dans son pays natal, vaguement inquiet à l’idée de ne plus se sentir chez lui. Il erre dans la ville et dans la maison de famille et se souvient, des lieux, des gens, de lui-même enfant et de sa mère. Les histoires des personnages secondaires seraient à développer. Et pourquoi la mère du narrateur n’est elle pas nommée ? « Je » entre par effraction dans le récit du narrateur : « Je » se souvient à son tour et les deux flux du souvenir se mêlent. Cette articulation, venue fortuitement dans l’écriture, reste confuse pour le moment et devrait être éclaircie. Enfin, quelque chose d’important pour « Je » et le narrateur se trame autour du cimetière. On aimerait bien savoir quoi ?

proposition n° 44

Des questions, un doute lancinant, le texte se tient vacillant dans la barque du souvenir : celui-ci est espéré et redouté, inatteignable et inoubliable. Le texte avance, recule et ondoie selon un schéma paradoxal. Il veut et ne veut pas se souvenir. Il peut et ne peut pas se souvenir, mais il ne peut pas oublier non plus.

Des souvenirs emboités en une chaine ininterrompue : quelqu’un se souvient de quelqu’un, qui se souvient de quelqu’un, qui se souvient de quelqu’un. Parfois, mais c’est assez rare, les souvenirs se rejoignent et se touchent dans un lieu, un temps, une image, une parole. La coïncidence des mémoires rassure alors ceux qui se souviennent ensemble et s’en trouvent justifiés. Souvent les souvenirs restent éparpillés, fragmentés : mélancholie des souvenirs non partagés

C’est un texte sans verbe déroulant une accumulation inouïe d’objets et d’attributs. La densité du réel frappe en plein gueule. Le texte grossit un petit barda personnel, précis et coloré, jusqu’à des proportions gigantesques. On aura le titre d’un livre posé sur une table, le nombre de factures impayées. On aura la tête du clown.



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1ère mise en ligne 10 juin 2018 et dernière modification le 25 septembre 2018.
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[1l’eau sourd en flux continu de la neige tombée en abondance pendant l’hiver, infiltrée, retenue puis lentement relâchée par le sol et les roches. Enfant, je me demandais par quel miracle l’eau pouvait encore couler bien après les grandes chaleurs de juillet

[2ces algues ressemblent à des cheveux, gras et verts, une tignasse de sorcière, vaguement répugnante.

[3je me souviens qu’il suffisait la nuit venue d’écouter quelques secondes le bruit de la fontaine pour sombrer dans un profond sommeil.