Émilie Marot | Théâtre de la Terre

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Emilie Marot. Que dire sinon que je vis en Guadeloupe depuis 14 ans. En face de la mer. Pas loin d’un phare. Adossée à la forêt des monts Caraïbes. Prête à imaginer la ville pour le plaisir sans cesse renouvelé et sans cesse grandissant de lire et d’écrire.
proposition n° 1

La maison rouge est toujours là. Au bout de la rue et après d’autres maisons bien alignées, il y a la mer. Au bord de la rue et du trottoir, une grille que quelqu’un — une femme forcément ou bien le père — doit aller ouvrir pour y faire entrer la voiture — qui n’en bougera plus pendant deux semaines — car cette ville de bord de mer, dans cette famille, on la parcourt à pied. La maison rouge formera un jour un grand L habitable. Mais, alors, elle n’y vient déjà plus. Heureusement, car ce n’est plus pareil. Pour l’instant ou plutôt à l’époque où l’histoire se passe, la maison rouge, c’est simplement la petit branche du L : pour commencer, une petite terrasse carrée abritée mais ouverte sur deux côtés, à la merci de la pluie donc. Qui donne d’abord sur une petite cuisine sur le côté droit du carré. Puis sur une première chambre où dorment l’arrière-grand-mère et la grand-tante, suivie en enfilade d’une deuxième chambre, où dorment dans le grand lit la grand-mère et la petite. La plus grande dort sur un lit de camp. Les toilettes sont dehors. Il faut contourner le L. Le terrain devant la petite maison est plutôt grand, lui –par rapport à la petite maison —, et l’isole finalement un peu des bruits de la rue. Sas bienvenu de touffes d’herbes irrégulières, de sable et de terre. Revenir dans le giron de cette petite maison de ville de bord de mer, c’est revenir dans un carré d’enfance et d’adolescence. Éclats de rire, de jeux, de larmes, d’amours. Depuis la petite maison rouge, elle affectionnera toujours les petits espaces.

proposition n° 2

9, rue de l’Eglise. Depuis le trottoir d’en face, dos tourné à l’ancienne école de garçons. Maison de crépi blanc : une porte-fenêtre à quatre vantaux pudiquement voilé par des rideaux blancs qu’une main âgée vient soulever furtivement. Pour accéder à l’entrée de la maison, un perron de ciment protégé par une balustrade noire. Au niveau de la rue, un étage plus bas, sous le perron, quelques marches descendent sur l’entrée obscure et fraiche d’une cave. A gauche de ces marches, le perron juste au-dessus ménage une sorte de recoin sombre et propice aux cabanes et conciliabules. A droite de la maison, l’échappatoire d’une ruelle.

proposition n° 3

Elle attend le bus. Sa fille à côté d’elle. Qui lui tient le bras désormais. Ou plutôt qui la tient à bout de bras. Elles sortent de l’hôpital. Service gériatrie. Elle regarde le flux des gens pressés. Elle tourne la tête et son regard rencontre celui d’une dame dans le cadre inférieur de l’abri bus, placardé sur le pan gauche d’une publicité criarde. Une dame la dévisage, voûtée, courbée, cheveux blancs, robe fleurie pâlie par l’éclat du soleil. Une petite vieille fripée. Son regard est d’une infinie tristesse. Elle sursaute, détourne la tête, saisit la main de sa fille, la serre. Sa fille se tourne vers sa mère qui chuchote : « Comme j’ai vieilli ! »

proposition n° 4

S’éloigner en train. Voie A. Voiture 10. Place 25. Côté fenêtre. Sens contraire de la marche. Tournée vers ce qu’elle laisse. Adossée à l’après. S’asseoir dans le sens de la marche, ce serait se projeter. Aller de l’avant. Pour l’instant, elle n’en a pas envie. Pas tout de suite en tout cas. Une petite famille s’installe tout près. Des valises à jucher tout en haut. Elle observe tout ça dans le reflet de la vitre. En surimpression rouge et bleue, un autre train sur la voie. Avec d’autres visages. Soudain, sensation de mouvement. De quitter. De s’éloigner. Non, c’est le train d’à côté. Fausse alerte. Le corps reste immobile quand le regard s’installe déjà dans la sensation du départ. Les wagons du train voisin défilent avec les visages. Le quai d’en face est vide maintenant. Un pigeon prend possession d’un bout de rail. Voix du contrôleur. Prenez garde à la fermeture automatique des portes. Attention au départ. Le signal sonore retentit. Le train s’ébranle. Sur le quai, les visages s’agitent. Flou des mains qui se tendent puis s’effacent pour finir. A sa gauche, les rails défilent doucement d’abord et puis de plus en plus vite. Traverses, ballast, on ne distingue plus rien. Les rails se font et se défont. Elle lève le regard. Plein soleil qui écrase le paysage. Ciel blanc. L’œil finit par s’accoutumer. Graffitis. Wagons de marchandises. Voies à l’abandon mangées par les touffes d’herbes. Le train prend encore de la vitesse. Elle regarde s’éloigner la ville. Prendre du champ. Traversée du fleuve. Bancs de sable. Depuis le pont, elle embrasse le quartier de la gare du regard. Vision rapide d’un passage à niveau. Pavillons de la ceinture urbaine. Jardins partagés. Balançoires attrapées au fil du regard. Les façades grises et les toits d’ardoise se font plus rares. La ville disparaît. Elle se lève. La place d’en face est libre. Elle s’y installe. Elle s’éloigne mais vers l’avant. Son regard avale les paysages désormais. Elle les emporte avec son désir tout neuf de départ.

proposition n° 5

Les gouttes de pluie qui tombent du fil électrique sur le toit du fourgon jaune moutarde garée dans la cour le temps d’un week-end. Les petits éclats de peinture rouge écaillées sur le seuil de pierre. Le vert délavé par le soleil des chaises en plastique. Sur la toile cirée, un jeu de cartes et deux galets. Une araignée noire juste au-dessus du lit de camp dans la chambre du fond. La grosse clé de l’armoire en bois sur le carrelage froid. Le creux des oreillers au petit matin. Un rayon de soleil par le volet entrouvert : poussière de lumière dans la pénombre des siestes. Une serviette de bain, poissée de sel, sur le petit muret.

proposition n° 6

Rue de la Parée, Avenue de l’Océan, Avenue de la Corniche. Trois rues très longues qui avaient la grandeur des vacances des bains de mer et de soleil dans la chaleur des mois de juillet. Dans son souvenir, ça formait un grand T, mais dont les branches horizontales seraient démesurées. La rue de la Parée prenait racine dans les méandres des rues de la ville. A la suivre, plein ouest, on butait contre la mer. C’était la plage de la Parée, du même nom que la rue. Au carrefour de ces trois rues, la place Jean-Louis Joubert. Qu’elle a d’abord confondue avec la place Jean Joubert. Un poète et romancier qui a écrit L’Homme de sable. Ça lui plaît. Ça va bien avec la ville et le souvenir. Mais non. Derrière Jean se cache en fait Louis. Jean-Louis Joubert. Universitaire qui a notamment écrit des essais sur la poésie et une monographie sur Edouard Glissant… Elle aime ses coïncidences, ses relations. Toujours à ce carrefour, place Jean-Louis Joubert donc : le Café de la Plage. Et puis cette espèce de bazar de bord de mer, L’Oursin. Inusable et immortel. Vingt-cinq ans plus tard, son fils y achètera une épuisette. A partir de là, plus qu’à choisir. Avenue de l’Océan à gauche. Avenue de la Corniche à droite vers la Sauzaie. Toutes deux bordaient la mer. Quelque part, à gauche ou à droite, dans un souvenir de vagues dangereuses et de sable jaune, écrasée par le soleil, la plage des Dunes. Une ville de bord de mer en somme, comme elle les aime.

proposition n° 7

Le Théâtre de la Terre. Le nom avait toujours sonné bizarre à son oreille. L’endroit aussi étonnait. Un lieu humble comme son nom au cœur d’un quartier résidentiel. On y entrait comme chez soi. Un mur peint en rouge. Un tout petit hall pour accueillir le public et sa loge à droite. Une petite porte. Une salle avec des bancs et des fauteuils rouges. Une scène en bois légèrement surélevée. Et puis derrière encore un vaste jardin et le chapiteau. On y accédait par un couloir étroit faiblement éclairé à droite de la scène. Elle aurait pourtant juré que c’était là. L’arrêt de bus Place Jean-Louis Joubert sur la ligne 1. Tourner le dos à la mer, contourner la fontaine par la gauche, piquer droit sur le petit square encore tout empesé des embruns des derniers grands vents. Le longer au milieu des cris d’enfants, rue des Naufrageurs. Bifurquer à droite Allée de la Mer. Et c’était là sur la droite. Normalement. Mais là, subitement, elle ne savait plus. Le quartier semblait le même. Mais le Théâtre de la Terre avait disparu. A sa place, ou plutôt à la place qu’il occupait dans son souvenir, un crépi de maison, triste et banal. Elle aurait pourtant juré que c’était là.

proposition n° 8

Les jours de pluie à la maison rouge étaient des jours particuliers. Des jours d’eau mais sans plage ni mer. La petite bruine marine sans vent, obstinée mais silencieuse, permettait encore quelques repas sous la terrasse ouverte, tout comme la pluie drue et droite, brusque et soudaine d’orage. C’était alors des jours ou des soirs volés à la chaleur de l’été. Le jour des crêpes et du pain perdu. Mais quand le vent d’ouest s’en mêlait, il fallait rapatrier la maisonnée dans la première des deux chambres, la plus disponible en termes d’espace, la cuisine étant trop petite. La maison se métamorphosait alors en refuge douillet. Paquebot de l’enfance, autour duquel sifflaient les vents en rafales poussées par la haute mer. Mais de tous ces jours de pluie, ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’était l’odeur si particulière de la terre chaude après la première pluie d’orage, un parfum de terre, d’eau et de feuilles.

proposition n° 9

Elle joue souvent à ce jeu avec son enfant : attraper les bruits. N’être plus qu’oreille à l’affût des bruits qui courent, murmurent, éclatent. Déambuler sur la surface sonore d’une journée. Recueillir les sons comme on ramasse les galets sur la plage. C’est d’abord le roucoulement des tourterelles. Trois notes lumineuses, douces, et chaudes qui font remonter immanquablement une bouffée de bonheur d’enfant. Il en faudrait donc. Absolument. Pépiement d’oiseaux au petit matin traversé de temps à autre par le cri sec d’une corneille. Par-dessus ou à côté, le bruit affairé d’un camion poubelle et les éclats de voix des éboueurs. Qui bientôt s’éloignent dans un bruit de moteur. Ronflement des grands-mères dans le silence revenu. Bourdonnement des mouches par intermittences et zonzon du moustique rescapé de la chasse de la veille au soir. D’autres matins, bruits de vaisselle, d’un placard qu’on ouvre puis que l’on ferme. On s’affaire déjà. Une porte claque. Instantanés de plage : bruits des petits cailloux que la vague fait rouler en se retirant. On dirait comme un bâton de pluie. Mots hachés par le vent qui coupe le souffle, suffoque et contraint finalement au silence. Roulement continu de la marée montante. Cris et rires des enfants éclaboussant la vague et le soleil. Sifflets des sauveteurs des mers pour ramener l’imprudent nageur dans l’espace consacré. Crieur de chichis. Cris rauques des mouettes dans le port. Au loin dans la campagne, bruits des moissonneuses-batteuses, les soirs d’été du mois de juillet. Aboiement des chiens dans la nuit.

proposition n° 10
1

A peine avait-elle ouvert la portière de la voiture que la ville la saisit, tout entière, dans son odeur fraiche et salée d’embruns, de varech et de grand large comme un appel à rejoindre la plage, déjà. Elle ferma les yeux, sourit et respira la ville à pleins poumons. Bientôt la journée passerait. Et elle guetterait le parfum chaud et sec de sable et de pinède, l’odeur des pique-niques, des marches à travers la forêt et les dunes pour rejoindre le plein soleil de la plage. Elle était de retour.

2

La fraicheur des joues battues par le vent lors des grandes promenades le long de la plage. Le sable brûlant sous les pieds qui précipitent les pas vers la fraicheur de l’eau. La sensation glacée du verre qu’elle pose sur ses joues pour les rafraichir. Au matin, la serviette poisseuse que la nuit lourde et humide ne parvient pas à sécher.

3

Restaurant de l’Hôtel Atlantique. Face à la mer. Manger des sardines grillées. Avec un petit blanc frais.

proposition n° 11

Une jeune femme est assise sur le banc de l’abri bus. Sur ses genoux un petit garçon, son seau et sa pelle. A leur côté sur le banc, une dame âgée dans sa robe fleurie et une autre plus jeune. Elles se ressemblent. Une mère et sa fille sans doute. La vieille dame a le regard d’une infinie tristesse. A leur droite, debout, le flanc gauche appuyé contre le plan de la ville sillonnée de lignes colorées, sac au dos, casquette à l’envers, un adolescent, les yeux rivés sur son portable, remue la tête au rythme d’une musique assourdie par le casque. Tout contre la paroi de l’abri bus, un skate jaune fluo. Un homme au téléphone fait les cent pas devant l’abri bus. Il parle fort, ses traits sont tirés, il marche à grands pas. L’enfant sur les genoux de sa mère le suit du regard. Quelques gouttes. L’homme au téléphone s’arrête un instant, lève les yeux dans un semblant de prière au ciel. Le vent se lève. Au loin le grondement du tonnerre. Les passagers du bus n°10 se rassemblent maintenant sous l’abri. Deux jeunes filles déboulent en courant et en riant fort. L’homme au téléphone les regarde d’un air excédé. Il continue de parler fort. La pluie tombe maintenant drue et droite. Elle forme comme un rideau enfermant les passagers du bus n°10 dans la bulle de l’abri. On se serre. Parfois on se regarde et on se sourit vaguement, l’air de dire : « Quel temps ! » L’homme au téléphone raccroche à cause de la pluie qui tambourine sur l’abri bus et de la promiscuité des corps.

proposition n° 12

L’architecte des gares n’est décidément pas un voyageur ou alors il voyage léger ! Depuis le quai, voie B, elle prend les escaliers et descend péniblement sa grosse valise afin de rejoindre le passage souterrain. Arrivée en bas, elle s’arrête un instant pour souffler et profiter de la pénombre après le plein soleil cuisant de midi. Un courant d’air chaud traverse le passage. A gauche : Sortie. Voie C. Parking Sud. A droite : Sortie. Voie A. Place de la gare. Le souterrain au plafond bas, faiblement éclairé au néon, vibre et gronde soudain au passage d’un train. Son regard s’attarde sur des vestiges de graffitis que l’on a tenté de faire disparaître sur un dégradé de faïence bleue. Un voyageur pressé manque de la bousculer avant qu’une colonie de vacances ne surgisse et n’emplisse le souterrain de cris et de chants. Correspondance voie C. Les roulettes de sa valise résonnent dans le couloir provisoirement désert. Quelques mètres plus loin, la voilà prête à affronter à nouveau les escaliers et l’aveuglant soleil de l’été.

proposition n° 13

Sur le remblai, la lumière est encore douce, l’air limpide est traversé par une brise fraiche et salée. Il fait bon s’asseoir sur l’un des bancs et laisser filer le temps. C’est l’heure de la mise en place. L’Hôtel Atlantique sert déjà les petits-déjeuners en terrasse. Un peu plus loin, dans les deux cafés-restaurants, les serveurs sortent tables et chaises. Au Café Bleu, on s’attelle à nettoyer les baies vitrées des embruns de la nuit. On ouvre les parasols. Tintement des couverts. Les uns commencent à dresser les tables. Un autre inscrit le menu du jour sur l’ardoise. Les premiers flâneurs s’installent pour le café du matin. Sur la terrasse de L’Escale, une jeune femme fume fébrile sa cigarette et tapote sur son portable posé à côté d’une tasse de café vide. Quelques coureurs vont et viennent. Avec ou sans chien. Une femme d’une quarantaine d’années tient par la main un petit garçon grimpé sur le large rebord du remblai. Une mouette lance son cri dans le ciel bleu de l’été. Le petit garçon s’arrête, lève la tête et montre la mouette du doigt. Les baraques à glace sont fermées. Les poubelles sont encore vides. « Venez par là ! » Une monitrice rassemble sa petite troupe avant de traverser le remblai et de le longer jusqu’à la rampe de béton qui descend vers la plage. Un sportif du matin fait ses étirements contre les marches de bois du kiosque au bout du remblai. Au loin, de petites taches de couleurs se penchent sur des trous d’eau à la recherche de bigorneaux ou de crevettes. Quelques kite-surf attrapent le vent comme ils peuvent.

Sur le fil de la ligne d’horizon un bateau cargo. La mer remonte imperceptiblement à mesure que le remblai s’anime. Avant l’ouverture du service de midi, les serveurs mangent en terrasse en observant les familles armées de glacières et de parasols qui rejoignent la plage afin de profiter encore de la marée basse pour pique-niquer.

Le remblai, maintenant écrasé de lumière et de chaleur, chauffe à blanc. Le temps semble suspendu, anesthésié par le soleil cuisant. Malgré le vent de la marée montante. Les restaurants ne désemplissent pas. Les odeurs de sardines grillées se mêlent au parfum de la mer et de la crème solaire. On se réfugie à l’ombre des terrasses, du kiosque ou des parasols de plage. Rares sont les coureurs à cette heure-ci. Les baraques à glaces ont ouvert.

Le soleil descend, le remblai se repeuple lentement au fil des heures. La plage est semée de taches de couleurs vives : parasols, maillots, serviettes, lumineux sous le soleil de l’après-midi. Les surfeurs rejoignent les vagues pour profiter de la marée montante. Les vendeurs de chichis arpentent la plage. Les châteaux de sable se font et se défont avec l’écume des vagues. Les sauveteurs côtiers finissent par remonter la chaise haute et les drapeaux bleus délimitant l’espace de baignade autorisée. Devant les baraques à glaces on fait la queue. Sous le kiosque, des danseurs de hip hop improvisent des figures. La mer est haute à présent. Elle chasse peu à peu les vacanciers. On fait la queue à la douche. Les vagues lèchent maintenant le remblai enroché depuis la dernière tempête. Sur l’une de ces roches, une inscription étrange : « les enfants disparus ». Au bout de la jetée, pêche à la calée : six lignes de pêche livrées à la pleine mer. Le service du soir a déjà commencé. Reste plus qu’à savourer la longue soirée d’été, assis face à la mer, la rumeur du remblai juste derrière soi.

proposition n° 14

A sa façon de ne rien faire, de regarder autour d’elle sans rien voir, de consulter de temps à autre son téléphone, elle attend quelqu’un. Elle est jolie dans sa robe d’été en fleurs et son rouge aux lèvres. Elle finit par s’asseoir sur la margelle de la fontaine, croise les jambes, soupire et tortille une mèche de cheveux échappée de son chapeau de paille. Depuis la terrasse du Café de la Plage, lui la regarde. Il est assis là pour le café, le journal et l’air frais matinal servi gratis. Il est fier dans son blue jean acheté la veille en solde. Il sent que le vent tourne. Pendant ce temps, à pas comptés et mesurés, un couple traverse la place. Elle, bob blanc et robe bleu clair. Lui, casquette, short bleu et chemisette blanche. Dans sa main droite deux petites chaises pliantes et sur le dos un sac jaune. Un peu voûtés tous deux, ils se tiennent le bras. On dirait qu’elle s’accroche à lui. En passant devant la fontaine, elle tourne la tête vers la jeune fille au chapeau de paille tandis que lui suit du regard un petit garçon en maillot et tongs qui sort de L’Oursin avec sa mère. Armé de pied en cap. Prêt à prendre d’assaut la plage.

proposition n° 15

tu tournais le coin de la rue lorsque j’ai décidé que ce serait toi que je suivrais en ce 182ème jour de l’année, ce serait facile me suis-je dit car j’ai très rapidement compris que c’étaient des fantômes que tu cherchais — tu avais la tête ailleurs, tu ne me remarquerais donc pas — et puis, avec ton jean, tes chaussures de randonnée — par cette chaleur ! et dans une ville d’eau ! — et ton sac à dos vert, tu étais aussi une promesse de déambulation : je t’ai d’abord observée devant cette maison en forme de L avec le panneau « à vendre » accroché de travers sur la barrière de bois rouge, j’ai imaginé pour toi un bout d’enfance accroché là que tu serais venue défricher dans ce bout de terrain laissé aux herbes folles, tu es restée une dizaine de minutes, tu as tenté d’ouvrir la barrière, elle était cadenassée, tu n’as pas osé l’enjamber, tu aurais pu — qui t’aurait surprise ? et quand bien même ? — tu as remonté la rue de la Parée jusqu’au bout, vers la mer, d’un pas plutôt rapide — j’ai eu l’impression que tu les comptais, les pas — ; Place Jean-Louis Joubert, tu as regardé à gauche, à droite, avant de t’installer finalement en terrasse au Café de la Plage, face à L’Oursin, ce bazar coloré de bord de mer dont tu as observé les va-et-vient, tu as sorti un carnet noir et tu as pris quelques notes — j’ai pris un café en terrasse comme toi et je t’ai observée observer et consigner cet autre bout d’enfance — me suis-je imaginé — ; et puis tu es repartie alors je suis reparti moi aussi : nous avons contourné la fontaine, nous avons longé le square et nous nous sommes perdus dans le quartier, tu as pris une rue puis une autre, tu es revenue sur tes pas sans faire attention à moi, tu as fini par t’arrêter devant une maison résidentielle — tu n’étais pas satisfaite, je le sentais, quelque chose clochait, quelque chose qui aurait dû être là, quelque chose que tu avais perdu — alors tu as rebroussé chemin et tu as rejoint la place, tu t’es achetée une grande bouteille d’eau que tu as glissée dans ton sac, tu as pris l’Avenue de la Corniche que tu as longée en empruntant le sentier côtier, le vent soufflait, la mer grondait, je n’avais pas vu le gros temps arriver, il a commencé à pleuvoir, par rafales suffocantes, et puis la pluie a fini par t’effacer

proposition n° 16

Y a pas moyen. Je hais le mois de juillet et plus encore le mois d’août. La ville grossit, enfle et se dilate. A en crever. Défigurée. Méconnaissable. Chaque année que j’lui dis à ma femme. Pas moyen d’lui faire entendre raison. Pas moyen d’lui faire bazarder c’te foutue quincaillerie pour marin d’eau douce. A la baille L’Oursin, oui ! A part la quitter, j’vois pas comment échapper à toute cette tripotée de chair en goguette. Y a pas moyen. Je hais le mois de juillet. Je hais le mois d’août. Non mais, regardez-les ceux-là avec leur chair nourrie au SDF, Soda Frites Glaces, suant et soufflant sur c’te placette. Tout ça pour aller planter un misérable parasol sous un soleil de plomb et se faire rôtir la couenne pour attraper un fichu cancer dont, en plus, ils viendront se plaindre ! Tout ça aux frais du contribuable ! Et puis cette bonne femme, là. Sac à dos vert. Jean. Chaussures de randonnées. Par un bon 30°. A rôder là, l’air de rien. Frappée du ciboulot comme les autres. Ah, mais, le pire, le voilà… les colonies de vacances ! Ou comment te débarrasser de tes gosses pendant deux semaines… Ah les colonies de vacances ! C’est qu’on les entend de loin. Comme une rumeur qui enfle et vient nous assommer les oreilles. Ca criaille, ça beugle, ça chante… On n’entend même plus les mouettes. Bon dieu, ce que je donnerais pas pour larguer les amarres. Mais y a pas moyen. C’est que je l’aime ma femme. Et ma ville.

proposition n° 17

Elles avaient perdu de vue la petite ! Tout s’était passé très vite. Un moment d’inattention et la plage l’avait avalée. Elles se levèrent en même temps, d’une seule femme, la grand-mère, la grand-tante, l’arrière-grand-mère, toutes tendues vers l’absente. Et l’aînée, la boule au ventre. Elles scrutèrent la plage bondée et fourmillante sous le soleil. Et le bord de mer, et l’eau écumante, avec terreur… d’autant qu’aucune d’elles ne savaient nager. Elles imaginaient déjà le pire. En un instant, la plage si familière était devenue hostile. Ce qui l’avait marquée, c’était l’indifférence joyeuse et insouciante de la foule. Dont elles étaient brutalement privées. Séparées. Alors elles se partagèrent le territoire, comme pour une battue… On scrutait, on interrogeait, on balayait la plage de long en large, de bas en haut… Elles avaient perdu la petite !

Pour la seconde fois depuis son arrivée dans leur quartier d’été, elle buta en entrant dans la cuisine et failli tomber. Ils avaient ajouté une barre de seuil aux portes des deux pièces donnant sur la terrasse ouverte : la cuisine et l’une des deux chambres. Elle avait oublié. Elle s’en irrita d’abord puis se promit d’y penser. Cette manie aussi de tout isoler !

« A vendre ». Son regard ne parvenait pas à franchir le rectangle rouge et blanc accroché à la barrière. Avec la maison rouge, c’était son enfance que l’on mettait à l’encan.

proposition n° 18

Et puis la pluie a fini par t’effacer. Et ? Et puis ? Et puis fini ! Terminé ! Et puis plus rien. Effacée que t’es. La pluie a fini par tomber –car la pluie finit toujours par tomber un jour ou l’autre — et par t’effacer. Ça aussi, un jour ou l’autre ça finit par arriver. À force. À force de pluie, à force de vie, ça a fini. Quoi ? Toi ! Effacée. Gommée. Délavée. Par la pluie qui en a fini avec toi. Et puis ? Ça s’arrête là ? Et puis comme je te dis fini ! Terminé ! Plus rien. Si ! Et puis, plus que la pluie. Ou plutôt pluie que la pluie. Le puits sans fond de la pluie. Qui n’en finit pas de tomber. Et dans cette pluie, moi. Et quelque part derrière le rideau de pluie, toi. Encore dans la pluie sans doute toi aussi. Quelque part. Sans moi. Et puis, la pluie a fini. Et puis plus rien. Fini. La pluie. Toi. Aussi.

proposition n° 19

La ville se détache du souvenir. Presqu’île en dérive dans les remous de l’oubli. Ville-Atlantide englouti dans les dérades de la mémoire. Une autre ville surgit alors faite de toutes les villes, vécues ou rêvées. Sable noir. Sable blanc. Marées démarrées de la lune en hamac sur le remblai. Ville accrochée à flanc de falaise qui pour un peu tomberait si le soleil ne la retenait pas dans son cuisant de midi. Moissonneuse-batteuse des soirs de juillet dans le champ du ciel étoilé. Landes de bruyères et de raisiniers bord de mer balayées par les vents, mistral, alizés ou tramontane. Sur la mer, les moutons paissent en attendant l’orage. Le phare de la Madonetta brille au loin sur la rade de Pointe-à-Pitre. Elle a la 87 ans. Elle regarde la mer et ne sait plus où elle est. Elle a tout oublié. Alors elle invente.

proposition n° 20

Intérieur nuit – Les objets parlent ou se taisent, se regardent ou non, habitent l’espace, inutiles enfin. Vrombissement et ronronnement des frigos, congélateurs et chambres froides. Dans tout ce bruit, silence des tables et des chaises, spectateurs muets et immobiles du concert nocturne que le bruit des hommes et de leur affairement couvre habituellement, étouffe, met en sourdine. Cliquetis et craquements du four encore chaud. Sous le cône de la lueur verte indiquant la sortie de secours, les verres scintillent et les ombres se projettent sur les murs. Le reste est plongé dans la pénombre. Le parquet de la grande salle ne craque plus. A travers le volet roulant fermé, lueur de la rue, ombre des voitures, éblouissement des phares. En pointillés Luminescence des objets : machine à carte bancaire en rouge, jaune, vert ; clignotant orange d’un ordinateur ; indicateurs de températures, minuteries… Sur le bar, des prospectus touristiques, quelques journaux, une affichette : « Fermeture pour congés », autant de signes qui ne s’adressent plus à personne.

proposition n° 21

Carré gris foncé. J, K, L, N, point d’interrogation, point. 1, 2, 3, A. Quatre touches. Le H est mangé. L’arrondi d’un écran, un reflet, une main, un bout de carton. Au-dessus, les veines du bois. En-dessous, sur fond gris, tiret, double carré, croix, Z, la goutte de Lilo, quatre petits traits horizontaux, le symbole fichier, Radio, double flèche vers la droite. Quadrillage. Cinq carreaux sur cinq. Cordon noir. Gris. Reflet. Arrondi bleu de la table. Paille. Barreaux. Diagonale bleue sur fond blanc. Tige en laiton. Ombre sur le mur. Crépi. Huit heures moins dix. Clé.

proposition n° 22

Fenêtre sur ciel et toits en zinc. Nuances de gris. Peinture écaillée. Miroir qui reflète, à lui seul, en s’approchant bien, la presque totalité de la pièce. Évier-lavabo en inox. Paroi opaque d’une douche. Le long, des gouttes d’eau. Chauffe-eau. Poignée ronde de la porte. Verrou. Du jaune : bouteille d’huile, lampe de bureau, jonquilles. Lit. Étagères. Piles de livres. Petit rectangle bleu clair. Nokia. Classeurs. Radiocassette. Fil à linge. Placard blanc. Frank Sinatra. Quelques épingles. Armoire en aglo plaqué. Ovale pliant d’une table. Taches noirâtres d’humidité. Ronds des plaques électriques. Douarnenez 2002. Théière blanche et rose. Néon. Romy Schneider. Boîtes à thés empilées. Carrés de faïence. Lunettes rondes. Théâtre. Poésie. Romans. Le phare de Hopper.

proposition n° 23

Rond de la place, de la fontaine, du manège. Diagonale grise de la rue. Verticalité des maisons, des réverbères. En ce petit matin, depuis le Café de la Plage, c’est la géométrie de la ville qui le frappe. Elle remonte l’avenue de l’Océan et profite de la trouée que lui offre un vaste terrain vague d’herbes, de terre et de sable, miraculeusement échappé de la folie immobilière. Pour le border, la plage et son enrochement, un grillage et un mur sur lequel est tendu une large banderole avec, écrit dessus, « Jardinier de la plage ». Assis sur le mur, un adolescent voûté sur son smartphone. Derrière tout ça, les rochers découverts par la marée, la mer en dégradé de vert et gris. Et le liseré bleu foncé de l’horizon dont on ne sait s’il appartient au ciel ou à la mer. Face à lui, une haute maison dont la toiture se découpe en triangle sur le ciel bleu nuageux. Deux fenêtres au deuxième étage. Trois au premier. Sur la façade blanche, des coulures de rouille. Et devant, au rez-de-chaussée, comme accolée, une espèce de galerie-véranda fermée, au toit de brique, avec une porte-fenêtre à double battants au centre et, de part et d’autre, de larges baies vitrées curieusement asymétriques par rapport à l’ensemble, toutes occultées par de larges plaques de contreplaqué. Des touffes d’herbe, çà et là, mangent le mur. Devant, des dalles de ciment en guise de terrasse et plus en avant encore, un banc de pierre au milieu d’un vaste carré de sable et de terre. Entre deux larges coulées fraiches et salées, elle avale l’air froid et le paysage de dunes qui s’offrent à elle, en pointillés. Elle entr’aperçoit sur sa gauche l’agitation de l’entrée de la plage. Elle entreprend d’en faire l’inventaire entre deux brasses : poste de secours, drapeau orange, baraquement de location des planches de surf, grappes humaines colorées, un chien qui court après une balle, des joueurs de frisbee. Agitation de la gare : visages tendus vers les panneaux indiquant la voie de départ des trains ; envolée soudaine des voyageurs pour Nantes, Voie A ; recomposition du paysage humain à mesure que le panneau se met à jour ; à l’extérieur, quelques fumeurs bravent le mauvais temps ; éclats de langue d’ailleurs ; roulement des valises ; pas précipités ; soldats en guerre contre le terrorisme ; groupes de jeunes gens en casquette orange. Un dimanche de juillet, 9H52, Rennes, voie B. Il se lève et participe à son tour au fourmillement.

proposition n° 24

2018. Face à lui, une haute maison dont la toiture se découpe en triangle sur le ciel bleu nuageux. Deux fenêtres au deuxième étage. Trois au premier. Sur la façade blanche, des coulures de rouille. Et devant, au rez-de-chaussée, comme accolée, une espèce de galerie-véranda fermée, au toit de brique, avec une porte-fenêtre à double battants au centre et, de part et d’autre, de larges baies vitrées curieusement asymétriques par rapport à l’ensemble, toutes occultées par de larges planches de contreplaqué. Des touffes d’herbe, çà et là, mangent le mur. Devant, des dalles de ciment en guise de terrasse – qui alors n’existaient pas — et plus en avant encore, un banc de pierre au milieu d’un vaste carré de sable et de terre. Cette maison, qui fut un temps la leur, si familière, il ne la reconnaît plus. Il s’assoit alors sur le banc de pierre, tourne le dos à la maison, regarde la mer et avec elle, le paysage de son enfance.
1967. Il a 10 ans. Sa chambre est tout en haut. Fenêtre de gauche. Son frère juste à côté, fenêtre de droite. Sous le faitage. Toit pentu. A 8 et 10 ans, la maison n’est pas une maison comme les autres : tour à tour paquebot, caravelle, bateau-pirate, à l’assaut de la mer toujours, dont l’immensité s’offre juste en face. Les fenêtres ouvertes laissent entrer le vent du large. Au deuxième étage, les fenêtres sont ouvertes également, de grands voilages blancs à la merci du vent. C’est le royaume de la mère : chevalet, huiles, pastels, aquarelles, tout est bon pour capturer le paysage marin. Au rez-de-chaussée, les communs, cuisine et salle à manger. C’est le père qui a construit la galerie, à la fois atelier, serre et salle à manger d’hiver pour profiter du paysage. L’été, on mange dehors, sur l’herbe sablée, sous un vaste parasol.
1977. Le père est mort. Les enfants sont partis. La mère est seule. Elle ferme les fenêtres et décide de vendre la maison.

proposition n° 25

Au commencement, pourquoi ce lieu-là plutôt qu’un autre. Pourquoi y revenir. Qu’est-ce qu’elle vient chercher en allant là. Pourquoi le souvenir dépasse-t-il la réalité, et l’imaginaire le souvenir. Cette petite fille et cette grand-mère qui habitent maintenant la maison rouge, qui sont-elles. Rejouent-elles l’histoire. Comment faire cohabiter les lieux du souvenir. Ce Théâtre de la Terre, d’où surgit-il. L’a-t-elle donc rêvé, inventé, imaginé. Combien de villes dans cette ville. Combien de visages rencontrés, rêvés, réinventés, imaginés. Combien de kilomètres parcourus. Où placer le phare. Et le port. Comment imaginer cette ville l’hiver quand elle ne l’a connue que l’été. Et l’automne. Et le printemps. Pourquoi les souvenirs se font-ils la malle. Comment les fixer. L’histoire de cette maison, c’est quoi. A quel âge a-t-elle cessé d’y venir. Que devient ce jeune garçon rencontré sur la plage un été à qui elle n’a jamais osé parler. Qu’est-elle devenue depuis. Sait-elle seulement qui elle est dans cette ville-labyrinthe où les espaces et les temps se mêlent, se superposent, se confondent.

proposition n° 26

C’est à Nantes que la ville est née, heureuse et vivante, libre et anonyme, dans son imaginaire. C’est en prenant du champ, qu’elle a éprouvé de l’intérieur ce qu’était la ville. C’est alors seulement que pour elle, la ville a pris sa juste place. La ville est donc née en elle de la comparaison, du changement d’échelle : en arrivant et en vivant à Nantes, elle comprit que jusqu’ici, elle avait vécu dans un semblant de ville. En fait, la ville n’était pas la ville très moyenne dans laquelle elle avait grandi. Qu’elle croyait être une ville et qui, en fait, ne l’était pas. En tout cas, pas vraiment, pas jusqu’au bout. Disons qu’en fait, cette ville dans laquelle elle avait grandi n’accomplissait qu’une partie des promesses de ce qu’était une ville — bien que pourtant plus ville que les petites communes environnantes d’où affluaient en car scolaire bon nombre de collégiens et de lycéens chaque matin et chaque soir de la semaine… et bien plus ville encore que les villages qui gravitaient en constellation tout autour et dont la distance à la ville moyenne se parcourait, adolescent, en mobylette pétaradante —. À mesure qu’elle parcourait les rues de Nantes, la ville moyenne dans laquelle elle avait grandi rétrécissait et lui apparaissait décidément comme une espèce de ville ratée qui hésiterait encore entre campagne et très vague métropole urbaine. Une espèce d’entre-deux triste qu’elle avait eu finalement du mal à habiter. La ville en elle à Nantes est d’abord née grâce aux transports urbains : ainsi une ville se rejoint-elle en train ou en avion ; elle est traversée par des lignes de bus et de tramway, voire même de métro ; on y trouve des cinémas d’art et d’essai, des films en V.O., des librairies, des bibliothèques, des médiathèques, des restaurants de toutes sortes, des gens pressés qui pour la plupart se regardent à peine et se frôlent aux heures de pointe, de petites épiceries ouvertes tard dans la nuit, des églises, une cathédrale, des théâtres, des musées, un opéra, des jardins, une université… Une vraie ville grouille, vit, embouteille, court, flâne, se presse, se visite, parle, crie, crée, erre, ne s’endort presque jamais. Elle ne connaissait pourtant pas encore Berlin, Barcelone, New-York, Buenos Aires, Montréal, Londres. À peine avait-elle compris ce qu’était Paris à dix ou onze ans. Sa première ville vécue, ce fut Nantes.

proposition n° 27

C’est en voiture qu’elle arriva. Dehors, il faisait déjà très chaud. Elle avait mis la climatisation. Sur le volant, elle avait les mains moites. Il faisait pourtant frais à l’intérieur. Son corps tout entier se tendait vers l’extérieur de l’habitacle dans une impatience anxieuse mal maîtrisée. Elle reconnut et dépassa bientôt le chapelet de petites maisons basses — volets bleus, toits rouges de brique, façades blanches — typiques de cette région de bord de mer, qui signalait l’entrée de la ville. Elle arrivait. Elle eut d’abord du mal à s’orienter. La ville avait changé. Quelques repères demeuraient bien sûr : la mairie, l’église, — elle sourit — le mini-golf… Mais le plan de la ville n’était plus tout à fait le même. On avait ajouté des couloirs de bus, des pistes cyclables, des zones piétonnières, des ronds-points, on avait modifié le sens de circulation de certaines rues. Des lotissements avaient poussé. Au bout, tout au bout, il y avait la mer mais elle ne savait plus comment la rejoindre. Elle voulait éviter la rue de la Parée. La maison rouge pouvait bien attendre encore un peu. Il fallait saluer la mer avant tout. Manière surtout de reculer le moment de mettre le souvenir à l’épreuve du réel. Elle prit l’avenue de l’Océan. Pas d’erreur possible. Elle se gara sur le petit parking de la Place Jean-Louis Joubert qu’elle eut du mal à reconnaître. À peine avait-elle ouvert la portière de la voiture que la ville la saisit, tout entière, dans son odeur fraiche et salée d’embruns, de varech et de grand large, comme un appel à rejoindre la plage, déjà. Elle ferma les yeux, sourit et respira la ville à pleins poumons.

proposition n° 28

Un couple monte. S’installe. Sont maintenant cinq. Le bus redémarre péniblement, halète, à l’assaut de l’une des rares côtes de la ville. Elle a le temps de voir défiler le paysage. Comme au ralenti. L’abri bus, vide maintenant, taché de lumière sous l’ombre des arbres. Grisaille des trottoirs, trouées bleues de la mer vibrante sous le soleil entre deux maisons. Bribes de gens que le regard cueille à la volée. Scènes de vie muettes entr’aperçues : petite fille en pleurs, vieille dame à cabas, jogger fluo. Eblouissement soudain. Blanc écrasant et aveuglant du soleil après les arbres le temps que l’œil s’habitue. Accélération momentanée du bus qui trace dans le paysage des bandes marron, vertes, bleues. En surimpression sur la vitre, des arbres, des pins essentiellement. Des pins sur la plage à marée basse ! Elle sourit. Les paysages en mouvement de part et d’autre du bus finissent par se superposer tout contre son visage à tel point qu’elle a du mal maintenant à les distinguer. Magique transparence de la vitre-miroir. Elle renonce à accommoder l’œil à cette confusion. Elle en joue.

proposition n° 29

C’est la petite bonne femme du remblai. Elle est assise sur un banc. Toujours le même. Un de ces bancs qui tournent le dos à la ville et font face à la mer. Tout contre elle, une canne blanche repose sur le sol et s’adosse sur le bord du banc. Parfois sa canne tombe. Alors elle sursaute, se penche très lentement, très précautionneusement et la ramasse en veillant à la caler du mieux qu’elle peut pour qu’elle ne glisse plus. Elle porte des lunettes de soleil. Ses mains, croisées, sont posées sur le haut des cuisses et ses pouces tournent en petits moulins infatigables. Ses sandales d’été, blanches, sont confortables. Au-dessus d’un pantalon de toile écrue s’épanouissent les fleurs d’un chemisier. Elle ne reste jamais très longtemps sur le banc mais elle y est chaque matin et chaque fin d’après-midi : nez levé, oreilles tendues, elle hume et écoute les odeurs et les rumeurs du remblai, de la marée, de la ville toute proche et bruissante derrière elle. Elle sent passer sur elle et en elle les heures et les saisons, à la douceur d’un rayon sur sa peau, un frisson, une brise, une bourrasque qui vient ébouriffer ses cheveux blancs. Parfois elle sourit, ou bien fronce les sourcils. Si le jour est bon, il lui arrive de chantonner.

proposition n° 30

Elle se fraie un passage au milieu de la foule plus dense à mesure qu’elle avance. L’événement attire un flot continu de curieux, des familles surtout. L’air est à la fête. On se sourit. On se réjouit d’avance. C’est l’été. Le début des vacances. N’est-ce pas finalement cela, aussi, qu’on est venu fêter ? Les premiers arrivés se sont installés sur le bord du remblai juste avant l’enrochement. Certains ont apporté des chaises pliantes. Elle se pose comme elle peut au milieu du bruit confus des conversations, des rires, du murmure de la foule. « Maman, quand est-ce que ça commence ? » Elle est venue avec son petit garçon qu’elle tient fermement par la main. Avec tout ce monde ! Tout l’après-midi, ils ont guetté les signes avant-coureurs du grand soir, comme un jeu de piste : camion des artificiers, affichettes annonçant l’événement, excitation ambiante. Pendant le repas du soir, le père a entrepris d’expliquer le pourquoi du commun. Il a été question de forteresse, de liberté, de révolution… Il a fallu expliquer le mot révolution. On en a conclu que c’était la fête des feux d’artifice. Juste à côté d’elle, un vieux monsieur et ses petits-enfants. Elle se souvient qu’un an plus tôt son petit garçon avait suivi avec passion le défilé devant la télévision avec son grand-père, ancien militaire, fervent défenseur des valeurs de la République, si fier de décrire les forces de l’armée française à son petit-fils. Un long sifflement traverse soudain l’atmosphère et suspend un temps les conversations, fait lever les nez et fait bientôt jaillir des « oh » et des « ah » unanimes d’admiration en même temps qu’une pluie rouge et crépitante illumine les visages. Les yeux de son fils brillent, la bouche s’ouvre toute ronde avant d’exploser en rire éclatant. Elle sourit et pose doucement ses mains sur les oreilles de son garçon. Elle avait oublié à quel point, le bruit ! Et tandis que les lumières, les sons et les couleurs jaillissent bleus, verts, orange, rouges, or, elle regarde les visages autour d’elles, souriants et colorés. Elle songe que malgré malgré malgré c’est comme une petite parenthèse, bien illusoire sans doute, mais un de ces moments de rassemblement joyeux où il fait bon d’être ensemble pour le vivre. Bientôt, ça se joue ailleurs, au sol. On le devine à la lumière et à la fumée. La foule ne leur permet pas de regarder le spectacle au niveau de la plage. Elle juche alors le garçon sur ses épaules. Il lui décrit par le menu ce qu’il voit. Puis le ballet crépitant et lumineux reprend dans le ciel. Elle songe un instant qu’il éteint les étoiles, les vraies…Explosion soudaine de gerbes colorées. Long silence assourdissant dans la fumée et la rumeur de la foule qui s’interroge… On se regarde, on hésite…Et puis non, finalement ce n’était pas ça. Le bouquet final, le voilà. Le bruit fracassant résonne dans tout son corps. Elle boit la pluie battante de couleurs et de lumières. Les sourires explosent. Les rires éclatent. Les yeux pétillent. Les corps vibrent. Elle se sent bien dans ce bruit et cette fureur colorée. C’est con ! Elle aime les 14 juillet.



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 11 septembre 2018.
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