Lorette Andersen | Villa Marie-Rose

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Lorette Andersen, conteuse franco-suisse d’origine méditerraneéenne, a exercé différents métiers : ethnologue, ouvrieère, comeédienne, professeur de français aux étrangers, institutrice... Anime parfois des ateliers d’écriture auprès d’enfants, ou de conteurs/conteuses. Écrit et interprète ses spectacles de contes. Son site : lorette-andersen.com.
proposition n° 1

Elle y est peut-être retournée trois fois. Certains petits bouts de choses demeurent. La passerelle ? Ça, elle ne sait pas ! Il faudra qu’elle vérifie la prochaine fois. Celle du souvenir est si présente qu’elle oblitère l’actuelle sans doute ? Mais non, elle ne doit plus y être puisque le Jardin d’En Haut a disparu derrière les barrières électriques du nouveau domaine. Englouti le Jardin d’En-Haut avec ses sentiers de poussière rouge si douce aux pieds, ses arbustes odorants, ses deux poulaillers aux poules généreuses, ses cages à lapins blancs, sa bassine à lessive, ses coucous acides et ses doux cœurs de bourrache, son divan de jardin en ciment marquetés de fossiles vrais, sa treille fraîche, sa sombre maisonnette au fond du bois...

Reste l’abîme sous la passerelle. Un tout petit abîme à présent et pourtant il était grand, l’abîme qui séparait le Jardin d’En-Bas du Comte De M. du Jardin d’En-Haut de N. le charbonnier.

Le Jardin d’En-Bas, a perdu sa forêt de mimosas et de mandariniers. Quid du palmier dont les branches les balançaient ? Tué par la maladie du palmier ? La maison a rapetissé. On dirait bien, il faudra qu’elle vérifie, qu’on lui a rogné un étage. Non ! Ce n’est pas l’étage, c’est le balcon ! Ils ont supprimé le balcon ! Sa poupe de bateau !

C’était là que tous les jours, elles entraient dans le soir, côte à côte : sa grand-mère dans son fauteuil et elle sur sa petite chaise de fer. Elles parlaient peu, elles se remplissaient les yeux de la mer étalée et les oreilles des hordes exultantes de martinets. Elles regardaient rentrer les bateaux. Quand le temps était mauvais, elles s’inquiétaient pour eux, elles surveillaient leur avance au port. Elles se faisaient souci.

Elle voudrait bien une fois entrer dans la maison, remonter l’escalier de marbre. Elle le monterait quatre à quatre comme elle faisait en ce temps-là. Elle n’a jamais pu passer le seuil, elle ne connaît pas le code d’entrée. À chaque visite, elle attend un moment devant la porte en espérant que quelqu’un l’ouvre. Alors, elle montera l’escalier. Il n’y aura pas le divan rouge à droite dans le hall d’entrée derrière lequel elle se cachait avec sa chère N. la fille du charbonnier pour confidences et jeux de vilaines.

Il paraît qu’on vole les boules en cuivre des rampes d’escalier. Elle n’y sera sans doute plus, cette grosse boule qui sécurisait les descentes à califourchon sur la rampe de bois. Cette cage d’escalier elle y vole souvent en rêve comme une chauve-souris.

Il n’y sera plus non plus le cordon ! Avec le gros pompon de la sonnette, à l’étage du Comte de M. Puis ce sera la montée au deuxième, l’arrêt entre les deux étages avec la porte de la passerelle du Jardin d’En-Haut et sa ronde poignée de porcelaine. Dans un éclair, sa toute petite main brune, avec fossettes, qui tourne la poignée comme chaque matin de ce temps-là.

C’est presque douloureux d’imaginer la porte de gauche du deuxième. Porte plus jamais vue, immuable, infranchissable. Derrière, tous ces tendres fantômes !

proposition n° 2

Une brusque et vaste montée qui s’arrache au boulevard Carnot, grimpe et bifurque devant le portail de la villa pour gravir le Mont-Boron. Le haut portail blanc est entrouvert. À l’entrée, la maisonnette de pierre de la gardienne, sur ses deux marches, une poule vagabonde et une fillette qui lit le journal « Bernadette Soubirou ». Une allée de cailloux blancs mène à la villa. L’allée est bordée sur sa droite des courtes colonnades de la terrasse qui surplombent le boulevard Carnot. Plus loin, la mer. Le ciel est rouge.

proposition n° 3

Au dessous le boulevard, où passent encore peu de voitures à l’époque, des vélos, des motos, le chiffonnier dont la voix grimpe jusqu’aux fenêtres. « Chiiifon ! chiiifonnier ! Le Garage Umbrosiano du père de Charlie, le joueur de banjo. La boulangerie où s’achète la crème Chantilly emballée à cru dans du papier glacé. Un feu rouge qu’un chien traversait au vert chaque jour en regardant à gauche et à droite. On peut prendre, passé le feu, le chemin de tortillons qui mène à la plage, en longeant les villas aux murs hérissés de tessons de bouteilles multicolores. Ou bien descendre le boulevard, l’église, le pensionnat Blanche de Castille, le Port, la pâtisserie et les palmiers vernis de sucre, le bistro, la Socca à 1,50 F l’assiette, les petits verres pointus, le juke-box, Édith Piaf qui hurle L’homme à la moto avec un aigle sur le dos ! Le Napoléon qui s’en va de nuit avec ses lumières et ses fanions en traînant derrière lui la nostalgie.

proposition n° 4

La villa est (était ) la première bâtisse sur la rampe de l’avenue Urbain Bosio. Celle-ci descendue, on tombe sur le boulevard qui quitte rapidement la ville en direction de Villefranche. On préfère descendre vers la mer, traverser ce fouillis de venelles ombragées ; profiter de leurs fraîcheurs malgré l’aspect rébarbatif, quasiment guerrier des hauts murs aveugles des villas. Au milieu de ses entrelacs sombres, une clairière — une halte quand on remontera ces chemins abrupts — avec un gigantesque palmier dattier. Arrivée à la plage de la Tour Rouge. La baraque de la plage, qui est en contrebas, est sur deux étages de planches disjointes, d’un gris poli par le vent et le sel. Descendre le premier escalier de bois, arriver au premier étage avec un bar à pans-bagnats et cacahuètes dans leur gros pot distributeur en verre. Un autre distributeur semblable : lui, de bonbons chewing-gums, ronds, rouges, jaunes et verts. On ne peut pas choisir sa couleur. Tournée la manivelle, ils sont individuellement éjectés par un mini-toboggan et tombent dans la main. Un lot de cabines déjà à cet étage et un très grand miroir où se pavaner, se pomponner. Un baby-foot ?

Descendre le deuxième escalier, aborder sur la plage de galets brûlants, ne poser les pieds que sur le tapis de coco qui mène à l’eau ou à la deuxième série de cabines de bois qui bordent la plage tout du long. On peut s’y changer, y laisser ses affaires de ville, fermer sa porte avec une de ces clefs — qu’on dirait grosses à présent — et qu’on cachera ensuite sous la planche de bois individuelle sans matelas encore, où on étendra sa serviette et qui seule permet de s’allonger sur le sol rude. On peut plus tard entrer dans l’eau, nager jusqu’au radeau, ne pas y monter, se glisser dessous, respirer la fraîcheur, l’odeur, se laisser bercer rudement, écouter les gifles des vagues sous le plafond bas, entendre sa respiration amplifiée par la voûte, avaler une tasse. Sortie de la cage, plonger, nager sous l’eau longtemps, jusqu’à l’urgence. Émerger avec le râle douloureux du manque, recommencer. Passé le cap de la Tour Rouge, comme qui dirait en haute mer, s’étendre, se détendre. Face au ciel, gentiment balancée par les vagues, contempler le Mont Boron dans son manteau de forêts vertes et cette unique trouée blanche : la Villa Marie-Rose.

proposition n° 5

Trottinement matinal, pieds nus dans la poussière rouge du sentier. Pour commencer la journée, volupté sous les pieds. Une pleine poignée de cloportes en boule, cheminer en compagnie Des œufs de lézard en écartant les pierres. Une brûlure d’iule dans la paume, qui s’y frotte s’y pique. Les pointes menaçantes des feuilles d’agave. Le violet si sombre des iris. Le nez immergé dans une fleur de l’oranger. Les fausses branches en ciment de l’escalier en colimaçon qui mène au Jardin d’En-Bas. Le grand néflier séculaire et néanmoins sacrifié qui donnait des fruits à jamais inégalés ! Un panier de pierres pour faire la guerre au quartier voisin. Des feuilles de journaux emplies de poussière pour les bombes. Un trou dans la tête. Du sang et du mercurochrome. Le court fouet avec ses lanières, caché au grenier. Les draps mouillés pour donner une raclée sans laisser de traces. Les longs blocs de glace, enrobés dans des sacs à patates, livrés en camion, par le charbonnier ! Le triage des lentilles et du riz, les enfants au boulot ! Les petits cailloux débusqués ! Noirs ou blancs ; l’éclatement de la puce entre les ongles des deux pouces dans la fourrure des chats. La langue râpeuse des chatons. Le cri du lapin pendu par les pattes, son œil fixe et saignant. L’œuf quotidien dans la paille du poulailler, tiède, percé des deux bouts, aspiré avalé ! Une barboteuse rouge sur un corps brun. Une barre de fer pour faire « cochon pendu » avec la voisine. Papoter la tête en bas. La colonne de fourmis sur la façade de la maison, deux files côte à côte, l’une qui grimpe du sol au sucrier du buffet, dans la salle à manger du deuxième étage, l’autre qui s’en retourne avec un grain de sucre dans les pattes. Les premiers flocons de neige aperçus un jour sur la passerelle…

proposition n° 6

Angèle ! Vestale des deux jardins, le rythme automnal de ses râteaux, le gigantesque bûcher de branches coupées, spectacle premier, dix bambins fascinés : Le Feu !
Mémé, mère en deuxième, toujours première, Noëlle faite chair, Jacqueline, Sonia, Nelly, grandes sœurs sans l‘être, initiatrices des premiers jeux, Jacqueline-aux-fesses-à-fossettes les quatre filles du Comte de M. Éric, l’ultime ange arrivant.

Dolly comtesse de M. le ciel est noir, au piano dans son salon, sous la tempête, face à la mer. Éclairs tonnants qui frappent l’eau, bateaux en détresse, les enfants chantent « Il était un petit navire », ils pleurent, c’est beau !

Famille de M. un gros sac de bonbons en papier cellophane rouge, posé sur leur palier. Cadeau envié ! La première voiture, Traction Avant noire avec ses marchepieds et dessus, huit enfants agglutinés. Le Comte de M. leur faisait faire le tour de l’esplanade du jardin.

Les N. Palier d’en face, la grand-mère faisait les raviolis avec ses mains et sa petite roulette, les gnocchis aussi, contait dans les bois : consécration du bois ! Le père, fouettard, Manu fils aîné tortureur de chats, grésillements des coussinets sur les innombrables feux allumés par les petits pyromanes du jardin, les épingles de sa sarbacane plantées dans un citron.

Georges-dont-elle-ne-dira-rien, Charly, équilibriste, musicien aux spectacles enfantins, faisait très bien l’Allemand aux jeux guerriers.

La plage de la Tour Rouge, le goût de ses eaux matricielles à nulles autres pareilles. Place Garibaldi, première pêche miraculeuse, canards en plastique jaunes au menu, gros anneau, manège pompon à attraper, t’as gagné ! Taverne Alsacienne , on grignotait des chips, leurs mères buvaient des bières dans des flûtes et elles des limonades. On jouait aux cartes avec les sous-verres pour se désennuyer.

Le grand marché où on crie, où on rit, fort, où on met des souliers pour y aller. Mémé y inspectait les légumes avec son face-à-main. L‘Église Du Christ Roi où le diable l’a surprise, arpentant la travée, avec casque et hallebarde.

Jean, commissaire de Police, faiseur des faux papiers pendant la guerre, écrivain du bien vouloir, séducteur à sourire en coin, Yvonne, tant aimée, Annie qui ne savait pas souffrir en silence, Yzy, son parrain, sa fierté, au carnaval ses saillies savaient faire rigoler la foule, Nounoune et sa poupée en chiffon du même nom, toute plate, yeux en boutons.

L’École Blanche-de-Castille, premier exil. Madame Benetton, institutrice, ses mains autour de son cou pour l’étrangler parce qu’elle n’arrivait pas à se mettre le chiffre trois dans la tête. Il fallait aller au Port pour des cours particuliers, des pages de bâtons à se coltiner. « Médor » premier mot lu ! Elle avait cinq ans en ce temps.

proposition n° 8

Il va pleuvoir, c’est si rare, un miracle, une épiphanie météorologique. Le ciel s’éteint d’un coup, à l’immuable bleu succède un gris rafraîchissant puis le noir. Le ciel s’ouvre et la pluie tombe. Aussi simple que ça.

Ça ne sait pas pleuvoir doucement, pleuviner encore moins. Ça s’abat d’un coup, une cataracte assourdissante, une gigantesque rouste à la terre et aux plantes. On craint qu’elles ne s’en relèvent pas. C’est un opéra tragique cette pluie. Elle ravit et sidère mais elle ne dure pas. Quand elle a chanté son grand air, elle s’évanouit d’un coup en emportant son manteau gris. C’est fini. Il a plu.

proposition n° 9

Les enfants appellent sous les fenêtres :
— Maaaaman ! Nooooooelle !

Les adultes aussi, tous les visiteurs, personne ne monte les deux étages avant de s’être annoncé de façon tonitruante. Elle a encore dans l’oreille le cri de ce cousin arrivé de Rome en Vespa, elle était bleu roi la vespa, qui émerveilla les habitants pour l’exploit : Méééémééé !

On se campe sous la fenêtre, on prend une grande inspiration pour faire enfler la voix et pouvoir allonger une syllabe au maximum comme un flèche qui pénétrera au fond de l’appartement qu’on vise. Puis on pousse sa clameur. Comme un coq ! C’est souvent un son vibrant d’impatience joyeuse qui réjouit tous ceux qui l’entendent même si ce n’est pas à eux qu’on rend visite.

De l’autre côté, on abandonne tout, on se hâte, on se précipite à la fenêtre, on salue le visiteur par son nom, parfois on lui hurle sa surprise et sa joie.
Le chiffonnier fait de même en passant dans le boulevard et son chant matinal la sort du lit :
— Chiiiiiifon ! Chiiiiiifonnier !

Et la voix des Italiens ! Le son monte d’au moins quatre crans après leur arrivée. De son lit elle en savoure le volume. Il y a aussi l’appel téléphonique. Une seule famille a le téléphone, il est sur le palier de leur appartement à l’extérieur ; quand le téléphone sonne tout le monde dresse l’oreille. Le propriétaire du téléphone répond et ensuite il crie le nom de l’habitant qu’on réclame. Elle pense que le système s’est mis tout seul en place, que le collectif est encore naturel. Ensuite on braye dans le combiné, tout le monde en profite.

Il y a aussi un peu de musique : dans la radio, l’orchestre joyeux de Ray Ventura « La vie en rose » dans sa boîte à musique, un petit chalet suisse qu’elle démonta pour s’apercevoir que les musiciens n’y étaient pas cachés. Le « Grenier de Montmartre » tous les dimanches matin, « L’homme à la moto » dans le jukebox sur le port contre un sou dans l’appareil, les cris étourdissants du marché, le brinquebalement du tramway, la sirène du bateau qui part pour la Corse avec sa musique et ses fanions. Les motos qui foncent dans le boulevard Carnot, le tendre roucoulement des poules, le chant du coq qu’on mangea un soir en représailles d’une — dira Mémé qui allait droit au but — « inqualifiable « agression à coups de bec et d’ergots.

Mais surtout l’allégresse des martinets et chaque nuit d’été, le chant mouillé des grenouilles ! Il vient des forêts inconnues, dans les mystérieuses propriétés en deçà du jardin.

proposition n° 10

Tous les quinze jours, la lessiveuse trônait non loin du poulailler dans le Jardin d’en Haut. Angèle y faisait les lessives. Elle, ces jours-là, aidait à tordre les draps et plus tard les plier. Pendant quelques jours quand on passait à côté de l’endroit ça sentait le feu, l’eau de lessive, la cendre mouillée, dans laquelle subtilement s’immisçaient les senteurs du poulailler. Le jour du repassage, la cuisine avait l’odeur des fers bouillants qu’on avait préparés sur le feu et celui du tissu humide et chaud. La grand-mère soulevait ces fers très lourds et les posait sur le linge. C’était une cérémonie inquiétante et belle, que seules les deux vieilles dames pouvaient célébrer avec des gestes précautionneux et lents. On devait s’en tenir loin à cause des brûlures. La poule grise s’accroupissait quand elle venait la saluer chaque matin, la serrer dans ses bras et fourrer son nez dans ses plumes. C’était chaud et parfumé, ça sentait sa peau de poule et la plume. Comme elle était née en mars, chaque année elle venait sautiller autour des mimosas pour célébrer sous leur parfum leur anniversaire commun. Avant l’œuf du matin et l’odeur du poulailler, elle reniflait la fleur de l‘oranger. La poussière rouge du chemin était terriblement douce sous les pieds. Aussi était douce mais légèrement urticante la peau de la pêche qu’elle dégusta un matin en montant l’escalier de marbre. L’œuf est un peu bosselé, les lèvres s’y collent, elle aspire par le petit trou le blanc qui jaillit en premier. Elle a la bouche pleine du liquide tiède et visqueux, elle crache. Vient ensuite, si elle persiste, le velouté du jaune avec son parfum de foin. On fabriquait des petits bonshommes de pâte qu’on faisait cuire dans la sauce tomate. Quant à la première crème au chocolat, elle fut une révélation quasi mystique. L’agave et le cactus étaient des ennemis sournois dont elle gardait longtemps sous sa peau les brûlantes blessures. La première caresse au premier chien dura très longtemps. Chacun y trouva son plaisir.

proposition n° 11

La Taverne Alsacienne il faut aller remonter loin dans son passé car il n’en reste nulle trace, elle l’a cherchée. Quand on y entrait, la Taverne était sombre, elle sentait le cuir de ses sièges et la bière. Il y avait de petites fenêtres avec des carreaux colorés coupés en biseaux, des bois sombres, des tissus rouges. On y était traîné par les mères qui aimaient y bavarder devant leur flûte de bière. L’amie avait la peau très blanche, une grande bouche rouge, un rire rauque qu’on aimait entendre. On était condamné à la limonade, on grignotait des chips, le bon côté des choses, on se tortillait sur les chaises. Plus tard on aurait droit à une giclée de bière dans la limonade et encore plus tard, elle, y rentrerait étudiante pour déguster sa bière à elle. Elle a toujours préféré la bière dans des flûtes à cause de ces interminables attentes à fixer les verres de ces dames à soupçonner le contenu et le contenant de vertus particulières, comme ces jardins enchantés dans les contes de Madame Leprince de Beaumont qui vous tiennent délicieusement prisonnières. Il y avait un rez-de-chaussée avec des tables de bois alignés et un étage en balcon de quelques marches avec des sortes d’alcôves d’où l’on surplombait les consommateurs. Là, on pouvait plus facilement observer pour se désennuyer. On collectionnait les ronds des sous-verre de bière en carton. On jouait au portrait chinois.

proposition n° 12

On y va pour échapper à la plage bête et toute plate avec ses troupeaux de matelas, ses armées de parasols et ses hordes de serviettes. Sans parler des étrons qui flottent gentiment sur ces flots-là, les serviettes hygiéniques, les sacs en plastique, ça vous gâte la baignade. Pour y échapper, on dit : « On va aux Rochers ! » Il faut un peu grimper, suer pour atteindre le Passage qui mène aux Rochers, quitter la ville et puis laisser la route, le trouver et s’y enfoncer. D’un coup passer du grand soleil à l’obscurité, de la forte chaleur à la fraîcheur, de l’odeur à celle de l’urine.

Il faut en passer par là, descendre quelques marches, en remonter d’autres, déambuler un moment dans un couloir creusé dans la pierre et au bout, la lumière dans laquelle on émerge, soulagée. Il n’a pas d’autre nom, on dit Le Passage. Il mène aux Rochers, qui surplombent la plage sauvage qu’on a convoitée. On ne s’y installe pas très commodément sur ou entre ces dits rochers, on regarde la mer qui est plus belle vue d’en haut, on peut même y sauter de ce très haut, sa mère l’a fait mais pas elle.

Elle se rappelle que bien plus tard, elle a repris ce passage, elle était alors très jeune fille. C’était l’un de ces pèlerinages idiots qu’elle faisait de temps en temps à cet âge pour retrouver, en vain, les empreintes encore fraîches d’avant l’exil. C’était un jour de printemps bien trop tôt pour les baigneurs. Elle commençait sa marche dans le tunnel, quand dans le cadre solaire tout au bout, elle a vu un homme penché sur les rochers, côté du précipice. Elle a pensé que c’était un pêcheur parce que quand il s’est tourné vers elle, elle a vu qu’il tenait un poisson dans sa main. Elle ne portait pas encore de lunettes et elle supposait que c’était un poisson parce que ça y ressemblait. Elle a continué à remonter le tunnel en essayant de comprendre pourquoi l’homme secouait son poisson, ça l’intriguait vraiment. Sans doute, plissait-elle un peu les yeux pour mieux voir. Ce n’est qu’au dernier moment quasi arrivée dans la lumière — elle était vraiment très myope — qu’elle a compris que c’était son sexe que l’homme agitait violemment à son profit. La sidération n’a duré qu’une seconde, on ne peut imaginer que ce qu’on connaît, c’était son premier, elle a repris au trot le chemin en sens inverse, couru dans le couloir, redescendu, remonté les petits escaliers, le cœur battant dans la poitrine, prise entre peur et rire. N’a plus jamais repris le passage ni profité de la plage aux Rochers. Porte des lunettes depuis l’âge de quinze ans.

proposition n° 13

Trottoir. Un gros sac en tissu. Fillette assise dessus. Ses sandales claires en cuir trop dur avec découpes ovales, pour faire respirer les orteils ? Le caniveau et l’eau qui coule emportant des feuilles, des mégots. Un pigeon, les pattes dans l’eau, le cou gonflé, secoue la tête d’avant en arrière. En colère ? Les pieds des passants, tant et tant, les gros clous du passage à piétons qu’il ne faut pas dépasser quand on traverse sinon Gendarme ! Le feu rouge de l’autre côté là où attend souvent le chien-qui-regarde-à-droite-et-à-gauche pour traverser. Derrière le feu, la pâtisserie aux palmiers vernis- sucrés, l’épicerie qui livre à domicile puis le salon de coiffure où se tapit la grosse araignée qui fait les permanentes et les ciseaux qui coupent les oreilles. Un choc ! Trois sous troués jetés sur sa robe rouge. De la dame qui s’éloigne, elle ne voit que la couture noire et droite de ses bas, ses hauts souliers à semelles de bois. La petite se recroqueville, fait semblant qu’elle disparaît. Puis c’est un homme qui sort du bistro, sa serviette de serveur encore au bras, il tient à la main une grosse tartine de confiture d’abricots, il l’offre à la petite qui fait Non ! Non ! De la tête. L’homme pose brusquement la tartine à côté d’elle sur le tas de chiffons et retourne dans le bar en haussant les épaules. La petite examine la tartine à la dérobée, elle a l’air effrayé, ne jamais rien accepter à manger, elle regarde là où l’homme a disparu, elle pousse du doigt doucement la tartine en faisant attention de ne pas être atteinte par la confiture empoisonnée. La tartine laisse une trace orange sur le sac, elle choit dans le caniveau, reste moitié immergée dans l’eau. Le pigeon, puis deux autres, accourent et la picorent avec entrain.

Elle grimace, elle ne veut pas voir mourir des pigeons, tente de les chasser en tapant des pieds. Elle pleurerait bien mais Angèle arrive enfin avec de nouveaux chiffons qu’elle est allée chercher dans l’immeuble. La petite lui raconte les trois sous et surtout la tartine empoisonnée. Angèle remplit le sac avec les nouveaux chiffons, elle le hisse sur son dos, attrape la main de la petite et dit :
— T’es bête !

proposition n° 14

Noëlle. Un long nez, un visage pointu, des cheveux, des yeux et des dents : noires ! Noëlle est noire. Pas africaine mais noire comme pouvaient être noirs les gens du Sud avant la crème solaire. C’est une exploratrice enthousiaste de la vie, de son corps et du plaisir qu’il procure. Souple, elle grimpe comme un rat élégant, en barboteuse, rose était la sienne, sur le palmier du jardin, mais peut aussi lors de longues séances de cochon pendu, balançant, la tête en bas, accrochée par les cuisses à la barre de fer qui surplombe le grand vide du Jardin d’En-Bas, discourir des heures sur la difficile définition du péché mortel.

Manu. Son imagination sadique nous effraie. Il va comme nous tous avec une sarbacane mais si nous, employons des cônes de papier comme mitraille, lui se promène avec un citron dans lequel il a planté des épingles. On frissonne à évoquer la brûlure du citron quand l’épingle entrera dans nos chairs ! Il met les pattes des chatons sur les feux que nous allumons pour d’autres usages et les petits coussinets des pattes éclatent ! Dessous la chair est blanche puis tourne au rose. Nous ne participons à ses activités que lors des combats de pierres avec ceux de la Rue. Alors nous trottons à ses côtés avec nos petits paniers remplis de cailloux bien pointus qu’il lance avec précision.

Angèle. Elle porte, tressée sur la tête, une maigre couronne de cheveux gris. Elle sourit beaucoup de ses grandes dents déchaussées, certaines manquent sur le bas de sa mâchoire et l’une d’elles brille comme de l’or. Elle porte un sarrau sombre, n’y dépassent que ses mains et ses pieds qu’elle a larges et bien plantés dans la poussière rouge des jardins. C’est elle qui les entretient.
Je crois qu’elle va sans chaussures, comme nous, ou alors porte-t-elle elle des sandales très échancrées ? Elle a les ongles des pieds noirs et la crasse des chemins entre leurs doigts. Elle ne porte jamais de culotte car elle pisse debout.

Dolly. Dolly a les yeux bleus. Cet exotisme nous enchante. Elle doit certainement avoir des activités triviales comme laver par terre, faire à manger… Mais nous ne la voyons que quand elle nous convie dans son salon. Elle nous reçoit en talons hauts, robe à fleurs et ses cheveux blonds dénoués. On s’assoit en rond autour du piano et elle nous joue et elle nous chante des vieilles chansons qui parfois nous font pleurer.

Mémé. Elle est grande et très droite, la poitrine toujours épanouie dans une robe grise qu’elle porte jusqu’aux chevilles Quand j’ai connu Mémé, elle avait déjà soixante-quinze ans, des cheveux très longs et blancs qu’elle coiffait de jour en chignon et qui tiraient sur le jaune quand elle les dénouait le soir pour les natter. Elle porte la journée des lunettes à gros verres épais qui lui font les yeux tout petits, elle qui les avait si beaux sur la grande photo accrochée au-dessus de son lit, encadrée comme un portrait. Mémé est née en mille huit cent soixante-treize.

proposition n° 15

T’es contente il est gros comme une pièce de deux francs le trou à deux centimètres de la tempe deux centimètres de plus t’étais morte pazza moi je lui dis quoi à ta grand-mère je lui ai prêté mon panier pour aller chercher de l’herbe aux lapins et elle est rentrée morte avec un trou dans la tête tu vas arrêter de jouer avec les garçons oui ils t’éclateront la tête à coups de cailloux tu seras jamais un garçon quand même tu sais même pas les tirer les cailloux un garçon ça sait tirer un caillou ça s’apprend pas un garçon ça sait arrête de pleurer tout à l’heure tu pleures quand je désinfecte si avec la teinture d’iode tu vas la sentir passer non c’est fait exprès mercure au chrome jamais entendu parler ça fait pas mal alors c’est pas efficace quoi la voisine tant mieux pour elle si elle a du mercure au chrome même si j’en avais c’est la teinture d’iode pour te dégoûter c’est moins pire que si t’étais morte à deux centimètres de la tempe tu vas arrêter de jouer avec les garçons bouge pas de là je vais aller la chercher la teinture d’iode

proposition n° 16

À l’automne, la musique du râteau qui sonorisait les jardins, rappelait qu’Angèle était seule à entretenir les deux étages de terrasses et forêts. Elle faisait des immenses bûchers coniques de tout le bois tombé et des branches qu’elles taillaient et c’était un spectacle grandiose que de voir ces étages de bois s’enflammer puis brûler longtemps. Les enfants y avaient pris le goût du feu et tout au long de l’année allumaient partout des bûchers miniatures.
Elle s’occupait aussi des lapins, de nos poulaillers et de nos potagers. Sa poule vivait avec elle, dormait dans le lavabo et aussi dans son lit. En passant le grand portail blanc qui, par la grande allée, menait à la maison principale, on tombait tout de suite sur la maison de la gardienne, à gauche de l’entrée. Trois petites marches où elle s’asseyait pour prendre le frais. On entrait par la chambre à coucher avec un grand lit, le lavabo partagé avec la poule, une armoire à glace, une cuisine ensuite avec une cuisinière, un évier, une table, des chaises, un fauteuil. Un petit cabinet avec une chasse d’eau quand l’usage était encore la cabane au fond du jardin. Ce cabinet et le lavabo étaient le seul luxe de la maison.

Angèle avait été mariée avec un homme violent, un italien comme elle, qui la battait à ce qu’elle disait. Il avait tué sa chienne en l’enfermant dehors une nuit où elle était en chaleur. Tous les chiens du quartier l’avaient tué à lui monter dessus, la chienne avait hurlé toute la nuit disait Angèle. Elle en était enragée et inconsolable. Avec nous il était gentil, un tout petit homme avec une tête ronde, des cheveux blancs, il était maçon. Il nous faisait le soir, au soleil couchant sur sa terrasse face à la mer, goûter dans sa grosse cuillère, les fagioli de son minestrone. Il lui avait dit « quand je serai mort tu trouveras jamais mon trésor ! « Il est mort. Elle a cherché le trésor. Elle n’avait pas grand-chose pour vivre, elle travaillait beaucoup mais ça gagnait peu, le jardin la lessive, le repassage et les chiffons. Quand elle ne travaillait pas à la Villa Marie-Rose, elle arpentait les rues pour les chiffons. Je ne crois pas qu’elle appelait « Chiffooon ! » à la criée parce qu’elle était trop discrète et trop digne, mais elle devait avoir ses clientes. Elle tirait passablement la langue à la mort de son mari, plus de travail et moins d’argent. Elle l’a cherché ce trésor dans la maison, dans les jardins, elle essayait d’imaginer où il avait bien pu le cacher pour qu’elle ne puisse pas le trouver. Un jour la chasse d’eau est tombée en panne, elle a grimpé sur une échelle pour la réparer. Le trésor était là, dans la vasque de la chasse, enveloppé dans du plastique. Ça n’était qu‘un trésor de maçon, je ne sais pas s’il l’a protégé de la misère longtemps. À la mort de ma grand-mère nous avons quitté la maison et définitivement le pays. Puis la Villa Marie-Rose a été vendue, tous les habitants ont été délogés pour les travaux de rénovation. Où a-t-elle fini, elle ? Angèle. Elle était entièrement seule, déjà âgée, personne pour l’aider. Au jardin elle avait de quoi travailler, de quoi se nourrir, elle n’aura jamais pu retrouver ça ! C’était habitudes du siècle passé. Quel hospice ? Quel cimetière ? Où a-t-elle fini ma magnifique Angèle ?

proposition n° 17

En prenant le chemin des lapins, j’avais noté du coin de l’œil le regard torve qu‘il posait sur moi mais je ne savais pas qu‘il fallait s’en méfier. J’ai poursuivi ma route, arraché des poignées d’herbe que je calais contre ma poitrine et je suis allée aux lapins. Je tirais le loquet de la cage avec ma main libre quand il m’est tombé dessus. Je me souviens du choc, de son poids, de ses griffes sur mon dos, de ses coups de bec. J’ai laissé tomber l’herbe, le loquet, je me suis enfuie en hurlant ; j’ai descendu en courant la rampe qui menait à la porte d’entrée du Jardin d’En-Bas. En battant des ailes au-dessus de moi, il continuait de me marteler la tête, de me lacérer le dos. La route était longue, je m’époumonais mais il ne me lâchait pas. Quand j’ai voulu franchir la porte d’entrée, alors il s’est détaché de moi. Je suis rentrée, j’ai refermé la porte et j‘ai regardé par la lucarne s’il s’en allait. Il restait là, droit sur ses ergots, l’œil sévère, à surveiller la porte.

J’ai gardé longtemps cette image et souvent elle m’est revenue en rêve mais alors ce n’était plus un coq mais un aigle que j’observais par la lucarne.
Je n’ai jamais su quel grave impair j’avais commis pour mériter une telle raclée mais je m’en sens toujours un peu coupable, cet animal avait l’air si sûr de son droit.

Le soir même, il était dans nos assiettes. Mémé avait donné l’ordre, Angèle l’avait exécuté. J’avais à cette époque, deux anges vengeurs à mon service.

Nous allions tout le jour en culotte, noires comme des scarabées, à cheminer dans le jardin. Les petites bêtes étaient nos favorites, nous leur faisions des maisons, maison des cloportes, maison des scolopendres, maison des gendarmes, maison des rhinocéros, maison des capricornes… Il nous fallait soulever les pierres, creuser, grimper pour remplir notre Zoo. Ce jour-là, j’ai grimpé sur un mur, ma poitrine nue frottant la pierre et il m’a piqué ! Le scorpion.

Nous avions découvert qu’en grimpant sur le toit de la petite maison au fond des bois, on pouvait atteindre un autre jardin, celui qui chaque soir nous envoyait son chant des grenouilles. Nous sommes passés les uns derrière les autres, nous étions cinq ou six, sur le toit puis sur le mur et enfin dans le jardin. Je me souviens qu‘il y avait là aussi une belle allée de graviers qui menait à la maison de la gardienne. Le long de l’allée, des bosquets d’herbe de la Pampa, c’est la première fois qu’on en voyait, on a trouvé ça beau ! La gardienne nous regardait arriver du pas de sa porte, sa fille à ses côtés. Elle devait avoir autour de seize ans celle-là ! Elles nous ont bien reçus, elles étaient gentilles, on a dit qui on était, d’où l’on venait, on était heureux et fiers d’avoir découvert un nouveau territoire C’est alors que la fille a dit :
— Méfiez-vous, il a un loup dans le bois d’où vous venez !
Ça nous a douchés !

Nous ne sommes plus jamais allés dans le jardin aux herbes de la Pampa, ni même dans le petit bois. Mais depuis, des années durant, j’ai rêvé. Je sortais de chez moi comme chaque matin, je traversais la passerelle, arrivée de l’autre côté je m’engageais sur le chemin à gauche de l’oranger, comme chaque matin, et là je me retournais et regardais le petit bois. Le loup s’y tenait. À peine je l’avais regardé, il courait vers moi, je tentais de fuir mais toujours, il me sautait dessus et il me dévorait. Ça fait mal d’être dévorée, même en rêve !

proposition n° 18

La première caresse le premier plaisir toucher caresse toucher le chien aimait la caresse moi le toucher le réconfort que ça nous procurait premier le chien Bobby Premier il pleurait devant la porte il pleurait je n’ai trouvée que ça le caresser malgré la peur que j’en avais une caresse d’une heure c’est ça une heure pour faire les courses c’est ça que ça leur a pris une heure en tout cas ou plus très longtemps elle dura la première caresse au premier chien Bobby Premier le chien abandonné d’un GI retourné chez lui sans son chien au chenil un gros collier de fer et la chaîne de fer elle aussi chien méchant c’était écrit sur lui ils l’ont pris tout de même malgré la peur que j’en avais le jour même quelques heures après l’après – midi oui ils m’ont laissé à la maison avec le chien il me faisait tellement peur ils espéraient peut-être qu’il me mangerait bon débarras ils pensaient en me laissant seule avec le chien le chien méchant qui aimait les caresses mais personne ne savait que le chien aimait les caresses et moi aussi c’est pour ça que les chiens m’aiment dans la rue je vois bien qu’ils m’aiment ils me dévisagent ils me font des clins d’œil ils tirent leur laisse vers moi la bonne femme elle tire de l’autre côté laisse la dame tranquille et moi il est bien poli votre chien il dit bonjour ils le sentent que je suis pourvoyeuse de caresses si longtemps a duré la caresse il avait arrêté de pleurer les yeux fermés il goûtait la caresse et moi aussi je découvrais c’est doux la tête d’un chien c’est chaud c’est affectueux le dernier cet été un Jack Russel sur le bateau il se collait il s’enroulait contre moi comme un serpent s’il avait pu pénétrer en moi je ne le connaissais pas une heure avant il avait découvert la caresse il y a des gens je te jure ils ont un chien et ils ne savent pas que ça se caresse un chien ça fait du bien chacun y trouve son plaisir et puis ça délasse c’est comme arracher les mauvaises herbes ou méditer peut être chez nous on caressait longtemps les chiens entre les doigts des pattes entre les oreilles sur le ventre sur le dos sur les flancs de grandes claques parfois ils aiment aussi cette nuit-là dans mon rêve j’ai attendu le loup qui y habitait depuis quelques années il est venu à moi il s’est assis et je l’ai caressé c’est doux la tête d’un loup.

proposition n° 19

Deux lions de pierre des deux côtés de la grotte, ses flancs noircis à l’intérieur, on y avait il y a longtemps fumé des régimes de jambons. Cette autre, trois heures de mulet pour l’atteindre, elle s’ouvrait dans un maquis, à même le sol, comme un trou. Le passage caché qui mène aux enfers, tu as pensé, ou le lieu où la terre s’ouvrit et d’où jaillit Hadès quand il enleva Corée. Tu étais en Grèce et ça fantasmait sec, ce berger magnifique, Ganymède que tu n’as pas osé photographier mais dont tu gardes depuis, l’image sur la rétine. Ça descendait à pic, des marches taillées à la presque verticale, pas de main courante, vertige. Tu es descendue tout de même quelques marches, en te forçant, en rampant et à l’envers comme un tout petit enfant, tu te rappelais à cet instant comment c’était de descendre à cette époque un escalier quand tu savais à peine marcher d’ailleurs là tu avais les jambes coupées. Le trou était profond, tapissé de pierres précieuses. Pour cela que tu te forçais à descendre, à regarder. Des améthystes ! Au Brésil ses longs colliers de ces pierres, semi – précieuses allez ! Et l’odeur des boutiques où on les achetait, un peu savonneuse, musquée, délicieuse et puante ! Qu’est ce qui fait cette odeur-là ? L’haleine de la mer quand elle s’exhalait jusqu’aux maisons. Elle pouvait certains jours avoir le bleu de la fleur de lin. Cette femme qui t’avait secouru quand tu étais tellement perdue à la gare de Lausanne ! Ces yeux étaient du même bleu, un bleu mat sans transparence, comme deux galets. Tu l’avais sérieusement pris pour un ange dis donc ! Ça te plaît l’idée d’avoir croisé un ange. Idiote !

proposition n° 20

Personne ne pouffe sous les franges du vieux sofa de velours dans l’entrée. Elles ont dépassé les soixante-dix ans, les fillettes qui s’y cachaient. Le hall est toujours sombre, pas le moindre martèlement, la moindre cavalcade de pieds nus. L’immense voûte de la cage d’escalier est muette. La rampe de bois avec sa boule en laiton terne n’est plus cirée comme auparavant. Passées ces envolées de marches de marbre blanc, le premier étage est théâtral, une grande et large porte de chêne, un cordon, raide, rouge, immobile, avec un gros pompon. L’escalier tourne jusqu’à un étage intermédiaire, seule une petite porte de bois, avec sa poignée de porcelaine, la porte de la passerelle. Le deuxième est l’étage anciennement ancillaire. Deux appartements s’y font face, à eux deux ils couvrent la superficie de l’étage inférieur. L’appartement de gauche est nu, tout a été vendu, jeté. Le salon avec ses deux petites fenêtres qui donnent l’une sur le Jardin d’En-Haut, l’autre sur le Jardin d’En- Bas, n’a plus que sa vaste cheminée avec son manteau en forme de toit. Disparue la bibliothèque avec tous ses livres. La cuisine étroite, le haut placard encastré est vide à présent et tout au bout, la porte vitrée qui donne sur l’abîme avec sa balustrade toujours branlante. Dans la chambre de la mère, plus de grand lit carré, de couvre-lit canari. Chez la fillette, seul le rameau brun du buis pascal est resté accroché au mur, au-dessus de l’endroit où était la tête de lit. Dans la chambre de la grand-mère, la fenêtre donne sur la mer et le plafond est toujours percé de trous gros comme des œufs, souvenirs d’un bombardement de la dernière guerre, celle de trente–neuf. Ont disparu, son portrait quand elle était jeune femme, avec sa fille aînée sur ses genoux et le cœur sanglant du Christ dans son cadre vitré. Dans la salle à manger, le petit balcon donne toujours sur la mer, et la grande fenêtre ouvre sur la cour et le palmier du Jardin d’En-Bas. Pas un cri, pas un appel montant du Jardin pour annoncer une arrivée, une bonne nouvelle. Les fourmis ont déserté la salle à manger, il n’y a plus de sucrier.

proposition n° 21

Le cul bombé d’une théière brune avec son anse, s’y reflète, la lampe basse du plafonnier, la feuille blanche que je tiens et mes deux mains, le petit carré noir découpé dedans, mon épaule gauche, le reflet du stylo, un défaut comme une balafre dans la théière que j’ai pris d’abord pour l’ombre du stylo, le clavier de l’ordinateur, son fil de recharge, l’embout en place, son œil rouge, sous la théière, la demi-lune dorée - ajourée aux motifs floraux — du dessous-de-plat, mangée sur son bord droit par une portion de l’écran d’ordinateur, la roue noire et articulée du dessous-de-plat, avec son casque doré et en dessous encore, sur le bois clair de la table, visible le découpage en ombres des fleurs et du sombre fond de théière — la bordure noire du coin de l’écran d’ordinateur, du dock, la poubelle, un document en attente, l’icône de l’Aperçu, de l’écran en métal gris le bouton power, l’emballage parallélépipédique d’un médicament, Vimovo écrit en rouge, 500 mg écrit en vert, l’étiquette à moitié décollée avec un nom, celui de la patiente et l’adresse de la pharmacie, le coin d’un verre taillé, son pied, sa base — une assiette à carreaux avec quatre noyaux d’olive, un mug couleur céladon avec un papillon noir et bleu, une tulipe rose, l’ombre du verre et ses gravures, un petit morceau de papier déchiré, un tout petit crayon jaune à rayures, un stylo à bille charnu, noir et gris, un stylo à bille rouge, écrit Rochat dessus, le coin d’un iPhone, derrière le mug, le verre unique d’une paire de lunettes, ses deux branches.

proposition n° 22

Cuisine étroite et longue, au fond la porte-fenêtre et l’ombre des grands arbres, la très fine balustrade de bois brun et sur le côté l’attache branlante à la façade, l’orifice écroulé dans le plâtre, le piton de fer descellé. Le coin d’une table pour trois, un bol blanc, la mare brune du café au lait, une crêpe charnue, bosselée de ses quartiers de pommes, un voile de caramel à sa surface, trois petits couverts de vermeille, couteau, fourchette, cuillère, à sa taille ! Transmis de siècle en siècle par les grands-mères au plus jeune des petits enfants. Un feu sur la gazinière, une poêle de fer noire, patinée, son cul bosselé, l’œillet à son manche. La vasque de marbre gris de l’évier, au-dessus un gros savon de Marseille gris, fissuré. Des casseroles suspendues au mur, les deux grandes portes de bois de l’armoire encastrée, de hautes étagères, côte à côte les deux fers du repassage sur leur base de fonte, la chair sèche et ridée des châtaignes dans leur bol de verre, les cheveux d’ange dans leur paquet transparent. Les deux boucles de l’attache du tablier à carreaux bleus au dos de la grand-mère, nœud qu’il était si amusant de défaire à son insu en tirant sur l’extrémité de l’un de ses rubans.

proposition n° 23

Assise sur la première des deux marches de la passerelle, sa couronne de pain autour du cou, cadeau d’une grand-mère farceuse, elle grignote béatement le pain qui s’amenuise autour de son cou. Elle contemple la passerelle de fer enjambant l’abîme des deux étages qui la déposera plus tard sur le haut du jardin. Elle laisse glisser son regard sur la gauche de la passerelle sur le petit oranger qui porte ses fleurs blanches aujourd’hui, les buissons de bourrache au cœur sucré, le tapis de coucous, la barre de fer pour battre les tapis et faire cochon pendu et finalement l’escalier de ciment en colimaçon dont la rampe imite les branche des arbres et qui relie le jardin du haut à celui du bas. À droite de la passerelle, c’est un bosquet de bambous puis des bouquets d’arbres et enfin une forêt qui semble très noire depuis l’endroit où elle est assise. Au centre cinq ou six espaliers, encadrés de droite et de gauche par deux poulaillers. Les poulaillers sont attribués, elle a ses habitudes dans le poulailler de gauche.

Du balcon, elle voit la mer qui, au loin, prend tout l’espace. La Tour rouge, les voiles blanches et penchées des bateaux, l’horizon sombre d’encre mouillée à la frontière du ciel.

C’est le contraire d’un paysage, ça n’a pas d’envergure, pas d’horizon, c’est une forêt touffue, follement exubérante, une tempête de pompons veloutés couleur poussin qui explosent en mini-bombes de parfum. Elle, elle sautille autour des arbres mimosas et chante à tue-tête, pour elle-même : J’ai quatre ans !

De la petite table, le soir à l’apéritif, on contemplait, face à soi, les façades colorées, rouge et ocre des grands immeubles de l’autre côté du port, les pointus qui balançaient mollement, le gros bateau avec ses fanions d’apparat et sa guirlande de loupiotes de toutes les couleurs qui annonçaient son départ imminent pour la Corse. Il y avait l’odeur de la mer, Edith Piaf au Juke-Box, et la grande assiette de Socca tavelée, tendre, moelleuse, poivrée. Les boissons étaient rouges, les dames buvaient des petits pointus, les enfants de la grenadine.

Il faut traverser les bosquets de géraniums, éviter les feuilles des agaves, alors on peut s’accouder au parapet du jardin ! Reposant sur de petites colonnades bombées, il surplombe la route. Il est notre vigie sur l’extérieur. Les voitures, les motos, filent à toute allure, nous les mômes, immobiles, en rang d’oignons le long du parapet, on les contemple. C’est qu’il n’y a encore jamais eu de voitures à la Villa Marie-Rose, on se déplace uniquement en train, en tram, à pieds. Un très mince trottoir pour les piétons au bas du mur et de l’autre côté de la route le garage, deux immeubles accotés, une épicerie, un feu rouge, un passage clouté, la descente à la mer. Parfois on jette des pierres.

proposition n° 24

Le jardin en face est tout à la fois un potager et un verger. Sur plusieurs hauteurs d’espaliers poussent d’un étage à l’autre, toutes sortes de légumes, des fruits palissés, des allées d’iris sombres au cœur clair, des petits orangers, des figuiers, un plaqueminier, des agaves, des cactus avec leurs figues en bouquet.
À leur pied, une vaste étendue de terre rouge.

Il n’y a plus de passerelle. On a aveuglé la petite porte qui y menait. De la fenêtre de la cuisine__ qui n’est plus une cuisine mais un bureau étriqué__ on a vu sur le terrain d’en face. Un mur végétal sur lequel se compressent des arbustes cachant ce qu’elle sait être toute une flopée de minivillas avec jardinets. On aperçoit çà et là quelques traces de l’armature métallique que cette nouvelle végétation a proprement ingérée.

proposition n° 25

Et si à les évoquer ces souvenirs s’effaçaient ? Comme dans ces cavités où quand l’air pénètre les peintures rupestres disparaissent. Traîner les coffres hors de la grotte les ouvrir mettre en lumière tous ces trésors modestes ne vont-ils pas fondre, se dissoudre que sais-je ? Piller sa mémoire se voler soi-même ? Ne reste que les yeux pour pleurer ! Est-ce que ça vaut la peine ? Ne ternissent-ils pas en tout cas quelque peu ? Va-t-elle avoir encore autant de plaisir à les voir et revoir écrits qu‘elle a eu à les découvrir cachés en son tréfonds ? Reste-t-il quelque chose encore à gratter au fond du coffre ? Ou bien tout a-t-il été exposé ? C’est qu’une mémoire de cinq ans ça ne pèse pas lourd. Elle voudrait bien en voir le bout de ce trou noir dans sa mémoire. Elle grommelle le souvenir est une prison je veux sortir ! Pourrais-je en sortir ou resterais-je ici piégée d’éternité ? Est-ce qu’elle tourne en rond ou est ce qu‘elle creuse ? Elle attend la proposition qui la fera s’évader.

proposition n° 26

La première fois qu’elle est allée en ville, sa maman l’avait emmenée voir son premier film : Blanche Neige. La vilaine bouille de la sorcière prenait tout l’écran ce qui la rendait immense et terrifiante et Blanche Neige mettait les balayures sous le tapis ce qui l’avait fait tout de même beaucoup rire. Elle se souvient, en sortant, d’avoir contemplé sa mère debout à côté de son vélo, le porte-bagages où elle devait grimper pour rentrer à la maison et cette pensée qu’elle avait eue alors : pourquoi elle m’a amenée voir cette horrible chose ? Est-ce que sa mère lui voulait du mal ?

Ou bien la première fois qu’elle avait mis ses souliers beiges, que c’était si étrange et incommode de marcher en souliers mais il le fallait pour aller en ville lui avait-on dit. On avait pris le bus pour aller au marché. Le bus était plein, elle était serrée à côté de sa Grand-Mère, contre la fenêtre derrière le conducteur. Ça parlait fort, ça klaxonnait, dehors il y avait beaucoup de gens, de cris, de voitures, ça la saoulait un peu et en même temps ça la rendait joyeuse toutes ces voix fortes. Et puis par la fenêtre ouverte le conducteur s’est mis à se disputer avec un automobiliste juste en dessous. Là ça gueulait fort entre eux, et puis le conducteur a craché sur l’automobiliste. Hors de lui l’autre a craché à son tour mais son crachat lui est revenu droit dans la figure. Tout le monde a ri dans le bus. À ceux qui n’avaient pas vu, on racontait et ça faisait du rire en cascades qui a duré jusqu’au marché !

Ou plutôt, comment savoir ? Descendre le boulevard Carnot, toujours en souliers, entrer dans l’église avec sa grand-mère, tenir tout du long le petit sou bien serré dans sa main et le mettre au bout d’un long temps, tout mouillé, dans la sébile. Être terrifié par le Suisse en costume rouge et hallebarde et en rentrant oser demander en tremblant à sa Grand-Mère pourquoi le diable venait à la messe.

Aller visiter son parrain dans une rue du Port ? Puis descendre avec lui se faire offrir dans un magasin voisin, un petit automate qu’on remonte avec une clef, un singe, ou un ours plutôt ? Qui bâtait du tambour.



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1ère mise en ligne 12 juin 2018 et dernière modification le 2 octobre 2018.
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