Françoise Renaud | Numéro 9

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Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans et récits publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà.

Voir son site ou son blog Terrain Fragile.

proposition n° 1

Revenir dans ce faubourg pas bien loin de la fac, dans cette rue où elle louait une piaule il y a combien d’années déjà — de quoi donner le vertige —, cette rue désormais en sens unique, comme resserrée, étouffée par les bâtiments poussés à la faveur des derniers jardins. Ici il y avait des palmiers, elle s’en souvient. Aussi un bananier dépenaillé qui reprenait vie chaque été, quelques rosiers grimpants. Là, un atelier d’encadrement tenu par un italien toujours tiré à quatre épingles (il lui avait mis sous verre une affiche de kabuki et un cheval afghan brodé, tableaux toujours en sa possession). De l’autre côté le garage de Marco, un travailleur celui-là qui restait le soir jusqu’à pas d’heure. Elle se demande s’il vit encore, ne reconnaît plus rien. Tout transformé, lissé, neuf, moderne. Plus d’âme, plus de fleurs, plus de jardins.

C’était pourtant un quartier préservé de la ville avec une réelle liberté d’aller et venir, de bavarder avec les voisins, de se garer au hasard du trottoir. Pour accéder à son deux-pièces, elle traversait un garage rempli d’un effarant bric-à-brac, contournait un parterre dont elle était seule à prendre soin, attrapait l’escalier qui s’élançait le long d’une treille jusqu’à atteindre quelques mètres carrés de terrasse.
Voilà qu’elle se tient devant la façade.

Oui c’est ça. Numéro 9. Elle fait un effort pour reconnaître les deux grandes fenêtres, à l’époque équipées de volets qui jointaient mal. Crépi refait, porte d’entrée en bois peint devenue métallique avec boîte à lettres intégrée. Plus rien à voir. L’italien a fermé boutique depuis longtemps, le garage de Marco est devenu un immeuble comme ils font maintenant, bien propret avec entrée vitrée dotée d’un digicode. Places de parking bien dessinées au sol. Revenir sur ses pas, quelle drôle d’idée. Sans doute pour voir ce que ça fait au cœur. Pour constater la vitesse à laquelle vont les choses. Pour se souvenir de certaines amours et prendre une sacrée claque. C’est idiot, se mettre dans une posture pareille. Elle n’aurait jamais dû faire le détour. Revenir. Revoir le visage d’un amant ou deux qui honoraient alors son corps jeune. Saisir l’ancien parfum des roses au croisement des ruelles et très vite tourner les talons.

proposition n° 2

Chambre modestement meublée avec lit au sol — sol en lino à chevrons marron et beige comme on faisait avant — et fenêtre aux volets refermés qui donne côté rue. C’est une chambre familière, probablement habitée durant plusieurs années, à la fois pied-à-terre et endroit-repère entre deux voyages. L’image raconte le contraste entre la fraîcheur de la maison et la brûlure du dehors — c’est la fin de l’été dans le Sud—, entre la pénombre et la lumière, lumière violente et mordorée qui se répand depuis la porte ouverte sur la terrasse, donc du côté des vieux jardins installés entre deux rangées de bâtiments (personne ne les soupçonne en regardant les façades), lumière violente et mordorée qui franchit le seuil, glisse sur les dalles mal jointées de la cuisine puis sur le lino à chevrons, atténuée tout de même par la distance entre le lit et la terrasse — une dizaine de mètres tout au plus, peut-être moins, l’appartement n’est pas bien grand — et par instants comme troublée à cause du léger vent qui agite la treille et projette ses découpures sur le mur de la maison. Parfum d’encens, pénombre et lumière, en plein décalage horaire — une vingtaine d’heures auparavant encore sous le tropique du Capricorne, des semaines à explorer des îles, des volcans, des villes labyrinthiques et puis brusquement le retour — et c’est dans de tels moments que les images frappent davantage et s’inscrivent dans le sillon de la fatigue — le même sillon que celui de l’enfance — et que la résille de lumière qui rampe jusqu’à la chambre, influence les lignes et les cellules du corps couché embarqué dans son rêve.

proposition n° 3

Alertée dans son repos – un bruit sans doute, une musique provenant d’une autre maison, un raffut de chats dans la ruelle — ou bien hélée par quelque chose d’important qui serait en train d’arriver quelque part dans le voisinage et qui pourrait la concerner, elle se redresse sur le lit, se lève, s’approche de la fenêtre pour regarder dans l’espace entre les volets, forcément cligne des yeux à cause de la lumière qui cogne — on est en plein après-midi —, avec ça les résonances du dehors, les rumeurs du garage à côté, les gens du quartier qui discutent en revenant du tabac ou de la boulangerie, le flot ininterrompu des voitures sur l’avenue pas loin. D’une seconde à l’autre il lui semble que l’ombre des bâtiments projetée sur le bitume et sur la palissade qui borde le trottoir se modifie, s’obscurcit si bien qu’elle se sent basculer, se retient au rebord de la fenêtre, lentement pivote. Et c’est dans ce vertige, cette rotation soudaine qui surprend le corps et le tord jusqu’aux limites de sa souplesse que le paysage se déplace lui aussi, et ce n’est plus la rue qu’elle voit mais l’arrière des façades brusquement révélé par une lumière splendide juste avant le crépuscule — tiens, ça n’était pourtant pas encore le soir et de ce côté il n’y a pas de fenêtres. La ligne des toits ressemble à une ligne de flottaison, une ligne de partage entre l’eau rouge du ciel et le lit noir de la terre — on n’imaginerait pas qu’autant de personnes vivent dans une zone si petite presque au ras du sol sous l’embrasement solaire. Les verticales se dressent autant qu’elles peuvent, le zinc des gouttières suit des chemins obliques, des passages s’inventent, toujours des escaliers débouchent sur d’étroites courettes pour se hisser à nouveau jusqu’à des greniers aménagés ou non. Cheminées, blocs d’aération, antennes paraboliques, éléments bien visibles contre les nuées embrasées telles des antennes d’une entité biologique vivante. Le foisonnement humain ressemble à celui des cloportes qui se reproduisent après l’hiver dans le bac à gravats sous l’escalier (celui qu’elle emprunte plusieurs fois par jour). Il suffit de soulever une pierre pour les surprendre, surtout la nuit — elle l’a souvent fait — et elle avoue que ça la dégoûte un peu, ces carapaces noires qui grouillent dans la poussière, impossibles à écraser.

proposition n° 4

Cette façade, cette terrasse à l’arrière, ces jardins oubliés. Un lieu minuscule à l’échelle cosmique. Un lieu parmi des milliards d’autres lieux à la surface de la planète. Parcelle de forêt un jour défrichée cultivée puis bâtie jusqu’à devenir village bourg ville métropole. Juste un point précis où tout de sa vie a commencé – sa vraie vie, sa vie en dehors de la famille, loin du pays d’origine. Sa vie en propre.

Et c’est dans un mouvement de conscience rapide qu’elle appréhende la récente contraction de la ville qui asphyxie le quartier. Parce qu’elle se souvient des sensations à vivre alors dans ce faubourg, d’une certaine forme de bonheur finalement. La solidité des maisons n’est qu’apparence, elle le sent plus qu’avant. Érigés sur une pile de sédiments éprouvés par d’imperceptibles séismes, offerts à toutes les sortes d’érosions et aux tempêtes galactiques, les murs ont tendance à s’effriter. Oui la ville hurlante — comme un corps — se désagrège l’air de rien à cause des vibrations, des gaz d’échappement et des souffrances humaines.

À revisiter ce lieu important de sa vie, elle prend peur — l’ampleur du temps sans doute, difficile à supporter. Les antennes et paraboles ancrées dans les toitures se mettent à osciller, de même les verticales, et des lézardes se dessinent dans les pans de béton. Tornade, maelström inversé, cataclysme. Son corps, aspiré par-dessus des bâtiments, se déforme sous l’effet d’une puissante gravité. Bientôt le quartier n’est plus qu’un nuage de poussière. Elle pense : Le monde est un désastre.

Zoom arrière encore.

Les bruits se sont estompés. Quartiers, grandes avenues, ville entière, tout est devenu minuscule et lointain, méconnaissable, comme un élargissement de la mémoire donnant accès à un territoire infiniment plus vaste et bleu. La poussière retombe lentement. Alors s’esquissent dans son champ de vision les contours d’une terre pour moitié inondée de lumière.

proposition n° 5

Mise au point difficile. Une ligne qui court droit, ça c’est clair, sur plusieurs mètres, puis tourne à angle droit, ainsi quatre fois de suite pour en revenir au point de départ, il suffit de suivre. Environ dix centimètres de large, toujours pareil. Blocs visiblement issus du même moule à béton dressés verticalement côte à côte pour dessiner un rectangle au milieu du jardin et retenir de la terre –- jadis terreau propre à la culture des fleurs. Genre de créneaux arrondis en finition comme on faisait à l’époque (beaucoup en ont coulé des semblables pour définir des limites de platebandes à la fin des années cinquante). Éléments légèrement affaissés et disjoints depuis, certains fissurés, texture devenue granuleuse. Lichens en expansion –- plusieurs espèces qu’on distingue par la couleur : gris laiteux, jaune orangé, et puis verdâtre -–, taches rugueuses souvent accompagnées d’une maigre mousse, comme une lèpre impossible à guérir. La description des lichens a précisé le souvenir, image désormais moins floue. En fait le regard ne fouille pas du côté de la terre trop sèche et ingrate – pourtant il y aurait de quoi avec ce fouillis de vieilles tiges issues de bulbes résistants, thym sauge romarin à bout de souffle et repousses d’aubépine —, il ne s’intéresse qu’aux bordures en béton, d’ailleurs entreprend de les suivre une nouvelle fois : un tour complet jusqu’au recoin de l’escalier où niche la tribu de cloportes, bute sur une verticale qu’il n’avait pas remarquée au premier passage, piquet d’un mètre quatre-vingt (en béton aussi) troué en sa partie haute, plus loin un autre (exactement le même), sûrement pour recevoir une corde à linge de la longueur d’un drap (on voit pendre un fragment de corde effilochée). Une construction simple qui n’avait pas dû coûter grand-chose et s’était montrée bien pratique, finalement laissée à l’abandon comme si les occupants ne lavaient plus leur linge, en tout cas ne l’offraient plus aux vents pour le séchage, à moins que ce jardin ne soit définitivement déserté (tout comme l’appartement) en attente de mutations irréversibles.

proposition n° 6
trouver ce qui fait sens et la rattache à ce lieu du retour, à ce quartier ancien en bordure nord qui reliait autrefois la ville à la campagne, faubourg justement, autrement dit quartier populaire — émanation du cœur urbain décidant à un moment donné d’ouvrir ses portes vers le dehors, hors enceinte, hors fortifications, donc difficile à protéger des rapines — avec établissements monastiques, mazets, parcelles de vigne, friches en garrigue et oliveraies, parcelles encore visibles dans les années cinquante

Elle se souvient que la ruelle était accessible en voiture depuis la rue du faubourg Boutonnet : angle droit vers la rue Marie Caizergues (au passage, rien sur cette personnalité qui a donné son nom à un foyer d’enfance et un institut de beauté), tout de suite après autre angle raide peu commode à négocier. C’était là. Plus loin ça embarquait dans la rue de l’Abbé de l’Épée (un certain Charles Michel né en 1712 devenu chanoine, fondateur d’une école pour les sourds) prolongée par la rue de la Garenne … tiens, elle avait gommé ce nom… elle le retrouve sur une carte : il a un parfum de campagne et vibre plus que les autres.

Garenne vient de garir, garder en vieux français. Ou alors dérive du mot gaulois varros qui désignait un pieu, un bâton. D’où lieu entouré de piquets, protégé, chasse gardée, réserve à gibier. Dans le Berry, varenne signifie terre sablonneuse. Garenne, varenne. Toujours la terre, le socle, le plancher, l’espace sauvage plus ou moins sans bornage avec plaines, plateaux, buttes, sources, étangs, fossés, fondrières, bois, taillis, prés à bruyères, en bref réserve naturelle où les bêtes vivaient librement (les seigneurs, très attachés à leurs droits de chasse, accordaient tout juste la capture des lapins par trappes ou collets aux paysans). Eh bien cette ruelle était un peu sa garenne à elle, son deuxième terroir, sa marge de sécurité, son repaire. Elle ne s’était jamais senti de droit sur ce lieu, il y a seulement que les quelques saisons passées à y gîter lui avait appris les fantaisies de Marco son voisin garagiste et l’avaient rendue sensible aux courants caniculaires, aux jeux des martinets et aux odeurs de figuier. Elle s’y était sentie chez elle, en paix et en liberté relatives, percevant la ville en train de pousser de tous côtés et cernée d’autoroutes comme une limite tangible à son désir d’exploration.
En fait les noms ne lui reviennent pas facilement. L’encadreur était italien c’est sûr, mais son nom ? Peut-être bien Luigi.

proposition n° 7

Finalement elle va y retourner pour de vrai (pour le moment rien que visites virtuelles ou imaginaires), elle vient de le décider, elle en a envie, elle croit que oui, poussée par la curiosité de ce qui pourrait arriver si elle y retournait, en même temps retenue par la peur d’être déçue, désorientée, par la peur de voir tout détruit ou si profondément modifié que le flou envahirait la place pour de bon, de se perdre dans les nouveaux quartiers, la peur aussi du « à quoi bon prendre le risque de remuer les choses qui dorment ? ». Tout de même elle voudrait bien « voir », jauger de ce qui était important pour elle (comme si un lieu était en mesure de le refléter) au cours de cette étrange période après l’adolescence, en rupture familiale ou presque, en tout cas loin des repères du lieu d’enfance. Avec ce genre d’idées en vrac, un vide se creuse dans le ventre à cause du temps perdu – toujours lui, obsédant –, elle voudrait pourtant se souvenir de cette cuisine encombrée (longue table recouverte de Formica à petits motifs vert d’eau et baguette de contour encrassée, fauteuil en cuir brun élimé et divan du même acabit, trois chaises dépareillées, guéridon coincé dans l’angle près de la fenêtre où elle avait installé son premier ordinateur). Ce serait là tout près si elle y allait, derrière ces larges volets à trois panneaux peints en vert d’Uzès, ces volets mêmes qui la protégeaient des lumières violentes de l’été quand elle n’était pas à courir le monde. Ce serait comme une amorce, un appel à ses mémoires perdues. Elle pourrait se rappeler ses petits déjeuners, le bol où elle buvait le thé, ou plutôt le café — elle n’avait pas encore contracté cette maladie qui la dégoûterait à jamais du café. Aimait-elle déjà le Earl Grey avec des pétales de fleurs bleues ? Mangeait-elle quelque chose ? Il lui semble que non — enfin peut-être un ou deux de ces toasts suédois craquants ou un bout de baguette —, détails hors de portée, évanouis (mais s’animeraient-ils à les frôler ?). Elle pense que si elle pouvait entrer dans le lieu, ça lui reviendrait comme par réflexe. Mais il y a comme une ligne frontière qu’elle ne parvient pas à dépasser à l’image de cette maison probablement inaccessible, à moins de cogner à la porte et d’expliquer qu’elle a habité là longtemps, qu’elle aimerait entrer et « voir » mais qu’elle comprendrait qu’ils ne veuillent pas, c’est chez eux maintenant, et puis c’était il y a si longtemps. Et même si elle entrait, elle ne reconnaîtrait rien, espaces et circulations modifiés, jardinets réorganisés en terrasses. Oui mais peut-être qu’elle devinerait, là tout près ces petites écritures au crayon qu’elle avait gravées dans le mur sous la tapisserie décollée désormais recouvertes d’enduit, ou ces griffures dans un endroit bien précis du cadre de la fenêtre. Tenter l’aventure, mobiliser une journée rien pour ça, rien que pour voir que c’est impossible, que ça n’existe plus.

proposition n° 8

Il pleut sur la rue de la Garenne et la rue juste avant et la ruelle, lieu initial brusquement lavé lessivé par des flots torrentiels dont elle n’a pas l’habitude, elle née dans l’Ouest où il crachine plutôt, où la pluie fine et pénétrante humecte et rend beaux les cheveux – un autre type d’expérience. Brutalement le ciel s’est fermé. Il fait presque noir à midi et il gronde, des éclairs traversent le paysage, il pleut fort sans discontinuer. Pendant deux jours au moins. L’eau dans les rues jusqu’aux chevilles et même plus haut en certains points de la ville. Elle a eu peur la première fois bien que réfugiée dans l’appartement au premier étage, depuis la fenêtre aux volets verts elle avait regardé la portion de rue noyée, les bananiers luxuriants après la saison chaude abattus déchiquetés. Elle s’était demandé ce qui était en train d’arriver, on lui avait répondu que c’était comme çà la pluie dans le Sud. Quand elle logeait à la cité U elle n’avait pas remarqué que l’automne était si effrayant, et c’est maintenant toute seule qu’elle mesure l’ampleur des orages venus d’Espagne qui affectent la plaine où s’est construite la ville, transforment la terre en bourbier, les rues en rivières. Et cette année en particulier. Très déroutant et inquiétant, plus de deux jours, bientôt trois, elle n’arrête pas de demander : « Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? ». Une accalmie de quelques heures et puis encore une séquence sans doute plus violente, ils ont prévenu aux infos. Les caniveaux sont devenus invisibles, les gouttières ne suffisent plus à écouler le flot du ciel, la terre gorgée d’eau est impuissante. Elle écrit à une amie sur le petit guéridon près de la fenêtre, elle explique qu’elle n’est pas tranquille, que ces jours-là dans ce pays il vaut mieux rester l’abri, attendre que l’épisode soit passé derrière. Certains lui ont raconté qu’hier la mer est très montée haut au Grand Travers, qu’elle a créé de nouvelles brèches dans la ligne des dunes et bousculé les bateaux dans les ports voisins jusqu’à les briser. Dans des moments pareils il y a toujours des gens pour aller marcher le long des jetées et contempler la puissance de la mer, même sous la pluie forte. À son tour elle découvre le chaos de septembre, le fracas des vents de sud, les déferlantes ravageant les zones sauvages et chassant les oiseaux vers les terres. Il pleut sur la rue de la Garenne et les rues adjacentes, sur tout le quartier, toute la ville établie à dix kilomètres de la mer, toute la plaine jusqu’aux étangs, jusqu’au cordon littoral, jusqu’à la grève érodée jusqu’à l’os.

proposition n° 9

Retour dans la chambre avec grande fenêtre en prise directe avec la ruelle (la ville, l’extérieur), reliée tout de suite à la cuisine puis à la terrasse quand la porte est ouverte, un lieu qui domine la terre des jardins confinés entre deux rangées de bâtiments, invisibles (le monde privé, l’intérieur). Le corps abandonné sur le lit revient d’une longue errance à l’étranger. Des agitations de ville tentaculaire persistent dans le cerveau et maintenant s’y ajoutent d’autres sons auxquels elle n’a jamais prêté attention, assourdis, cependant bien réels en arrière-plan et suffisamment précis pour être identifiés. D’abord ceux issus de l’espace urbain — claquements de portière, roulements de voiture, sirènes de police, klaxons, pas pressés dans la rue, pleurs d’enfant, roulement d’un bagage, aboiement de chien –, bruits coutumiers reconnaissables par n’importe qui, s’insérant dans les mailles du récent voyage. Comme une rumeur de fond. Et puis s’intercalent ceux de l’intérieur côté jardins qui glissent jusqu’à la chambre – de la même manière que la lumière —, qui décrivent la fin d’un été, d’une saison particulière où elle a connu des rivages secrets. Des bruits en général plus discrets (le corps détendu devient capable de les saisir, mieux encore dans un demi-sommeil). Crissement de poussière sur les marches de l’escalier (il n’a pas plu depuis longtemps), résonance de la rampe en métal sous la main, guêpes dans la treille, vent léger dans les pampres, chat en train de fureter, moteur d’aspirateur ou bribes de musique rock s’échappant d’un appartement voisin. Par-dessus bientôt, pépiements de passereaux d’espèces diverses qui fusent dans l’air à frôler les murs et la tonnelle, stridulations en continu sur plusieurs secondes, chuchotements indéfinis, musique de chaleur pareille à un bourdonnement lointain. Enfin un bruit sourd et déroutant qui par instants prend le pas sur les autres, fort et cadencé : celui du cœur. Le fluide rouge venu de l’amont se propulse vers l’aval par saccades, vers les zones périphériques de la chair pour les irriguer. Le corps couché s’est endormi au milieu des sons innombrables qui suivent chacun leurs courbes propres, accédant par le rêve à la tension cosmique aux variations inaudibles, une navigation à vue entre deux états, deux saisons, deux amours.

proposition n° 10

La ville étrangère – une parmi d’autres — revient au premier plan, solidement attachée à l’appartement, lieu de repli bienheureux après le voyage (plusieurs allers et retours en peu de temps vers l’Orient tant elle était fascinée). Les lieux se superposent et se connectent dans les mémoires : c’est là que la vie se crée, bien réelle, bien ancrée, en même temps que le souvenir. Chaleur, moiteur, grouillement humain, moustiques, bruits toute la nuit, parfums ignorés. Elle cherchait l’important. Elle cherchait, ressentait, pores dilatés. Elle volait les odeurs comme on vole des pommes sur un marché à cause de la faim, une grande faim qui la poussait hors cadre. Les odeurs lui entraient dans le corps par la peau, la bouche, nourritures nouvelles alimentant ses fluides.

Odeurs : épices — clou de girofle en particulier —, fleur de frangipanier, vents salés du détroit de Malacca, voiles repliées des bateaux Bugis, sueurs, ordures, eaux sales, friture (partout ça cuisine, matériel de fortune sur des étals improvisés), carapaces de crevettes en décomposition.

Toucher : sueurs — la sienne et celle des autres —, skaï des banquettes de bus collant aux fesses, coton de son pantalon (elle n’en avait qu’un seul, elle le lavait et le remettait aussitôt), sable blanc des rivages éloignés des villes, paillasse pour dormir, sable encore jusqu’à la mer roulant ses bosses depuis l’Antarctique, sable collé à la peau, lune pleine inondant le paysage.

Bouche : nasi goreng, légumes et piments, sel, cigarette, biscuits secs, amant d’une nuit, morsures, goût de vie et de mort, fumées psychédéliques. Tout ce qu’elle aimait de l’effort à s’émanciper, du risque à pousser certaines portes, de la violence à se perdre – et même pour de bon s’il le fallait.

proposition n° 11

Tout près, dans une rue du vieux centre, une vitrine pas bien large, pas bien alléchante vue comme ça. Rien que pour les connaisseurs, les amateurs de papier, les collectionneurs, les fauchés qui aiment trop les livres, les amoureux des formats poche, les feuilleteurs de revues, les amateurs de livres d’art trop lourds trop chers à consulter sur place. Vitrine discrète d’environ cinq mètres de large, pas plus. En enseigne un nom propre : sûrement le nom du premier propriétaire décédé, remplacé par son fils, voire son petit-fils, ou alors lieu cédé à un passionné du même genre. Pas d’horaires d’ouverture. On passe devant. Si le rideau est levé, on entre. La porte à se faufiler.
Au milieu du fatras un homme au teint pâle, cheveux frisés, habits classiques. Accoudé à une table il est plongé dans un livre ou manipule des dossiers. Silence, pas de musique, rien que craquements d’étagères franchement trop chargées. Couche de poussière conséquente – impossible à éradiquer. Et puis toujours quelques clients habitués qui fouinent sans faire de bruit.

On ne les remarque pas tout de suite. On tourne autour des piles d’ouvrages en équilibre, on a peur que tout s’effondre et on serre ses coudes au plus près du corps. On s’excuse si jamais on doit se croiser au milieu d’un même rayon. On lit les étiquettes au-dessus des étagères : histoire régionale, peinture, romans policiers. Quand on a quelque chose de précis à demander, un titre, un auteur, on dérange l’homme qui lit. On ose à peine, on murmure. Selon le sujet il peut se montrer intarissable. Il sait parler de livres mais aussi des peintres d’ici (ceux qui ont marqué l’histoire ou non), des galeries, des collections précieuses. Au fait quand vous trouverez des romans japonais, vous pourrez me les garder ? Oh s’il-vous-plaît ! Regardez là, juste en bas, oui là. Oreiller d’herbes. Prenez-le, je vous fais un tout petit prix. On est tellement contents d’avoir trouvé un trésor.

proposition n° 12

Pour remonter vers le haut de la ville, le plus commode est d’emprunter la rue principale -– celle qui relie la grande place et les jardins à la française qui couronnent la bordure ouest —, devenue piétonne dans les années 90. On peut choisir de bifurquer vers des ruelles adjacentes pour marcher au frais, sentir l’odeur de pierre calcaire qui se désagrège, entendre les rumeurs provenant des appartements au-dessus avec fenêtre ouverte, se perdre si on aime. On finit toujours par retomber un peu plus haut sur l’artère centrale (qui autrefois s’appelait rue Cardinal). Et puis là, tout de suite, les halles à l’architecture métallique avec portes automatiques. À l’époque il fallait pousser. Maintenant il suffit de s’approcher et ça s’ouvre sur les travées : poisson, huîtres, crevettes, fruits et légumes, olives, fruits secs, pain chaud, volaille de qualité, fromage. Odeurs toutes en vrac mêlées aux chairs humaines dans cette circulation matinale où le monde se préoccupe du manger pour le midi ou le soir. Certains étals très soignés, de luxe, à chaque fruit son cocon. D’autres où on peut se servir sans demander. En hiver il y fait chaud, on peut enlever ses gants. Avant ces halles étaient un grand marché aux fleurs : il ne reste plus qu’une ou deux femmes qui composent de magnifiques bouquets emballés dans du papier Kraft. Mais on peut traverser sans rien acheter, juste pour regarder et accéder de l’autre côté. Juste un passage, un raccourci. On fait un signe à la boulangère, croise quelques visages connus, tourne la tête vers les mareyeurs toujours bruyants en tablier jaune. Deux fois sur trois, elle traverse à la dernière allée, celle des fleurs.

proposition n° 13

Attendre dans les jardins du haut de la ville, ne rien faire, s’assoir, regarder la ville répandue autour. Peut-être qu’on n’a jamais pris le temps de le faire avant. Peut-être qu’on n’a jamais remarqué qu’il était possible d’observer tous les points de l’horizon depuis ces remparts construits par l’un ou l’autre de ces monarques qui ne rêvaient que de grandeur. (La solitude permet de voir, de sentir les choses du dehors qui pèsent peu à peu et rentrent dans les yeux.) Voir l’humanité qui marche, se promène, traverse le parc, voir les oiseaux qui logent dans les parages, les vents qui passent, voir tout autour. Un couple vient de s’assoir sur le banc à côté, ils se tiennent la main. Lui courbe le cou et s’approche d’elle comme un oiseau. On voit qu’elle n’a rien contre mais elle est timide, son premier amour. Ou alors elle n’est pas sûre de son attachement. Ils restent un bon moment puis se lèvent, se dirigent vers le grand portail aux dorures récemment rénovées. Les quitter des yeux, les abandonner une fois sortis du cadre. À partir de ce point, tout ce qui arrive est imprévu, se dessine juste à cause de la lumière ou de l’ombre, à cause du hasard des marches qui se croisent ou non, rapides ou non, des trajectoires qui se rejoignent puis s’écartent. S’approcher du point de vue tout en haut, sorte de Trianon entouré de grilles métalliques. De là voir l’aqueduc qui tranche plein ouest à travers les faubourgs, construction de grande ampleur — l’un des points de repère de la ville. Des touristes viennent jusque-là pour se prendre en photo. Se retirer alors, laisser la place, conduire ses pas vers les grands magnolias, remonter par une enfilade d’escaliers rongés pour longer à nouveau l’épaisse muraille côté nord, voir la ville qui s’étend de ce côté au-delà des flèches de la cathédrale, blocs d’immeubles mêlés de verdure. Tout dépend de la saison. La tramontane peut souffler très fort l’hiver en cet endroit — intenable. En été on pourrait s’attendre à rencontrer du monde puisqu’il y fait plus frais — par conséquent on y respire mieux —, eh bien non. Ce doit être à cause de la lumière justement, moins solide. Ressentir la solitude, le manque des autres, rejoindre alors les bancs sous les sycomores autour de la statue du monarque à cheval, là où on peut s’attarder même sans parler, même seul sans avoir l’air idiot. Revenir le lendemain, ou le samedi suivant. Observer le bal des martinets frôlant le grand bassin avant le coucher du soleil les soirs d’été. Un exercice de haute voltige pour récupérer leurs quelques gorgées d’eau nécessaires. Vers le sud — lumière toujours plus intense qu’au nord — apercevoir la mer, liseré bleu sous le ciel fort. Sentir combien la ville n’est pas loin de la mer, le mesurer. Les gens d’ici s’y rendent pour se dorer la peau et se baigner quand il fait chaud quelle que soit la classe sociale — la présence de la mer à une quinzaine de kilomètres compte pour les habitants de la ville. Mais il faut traverser des quartiers brûlants, immeubles sans caractère en enfilade. Il y a foule sur les périphériques, au touche-touche en pleine canicule, ça brûle dans les voitures, et puis jamais de place pour se garer sur le front de mer sinon tôt le matin. Mieux vaut regarder le liseré bleu depuis les jardins, se le dire à l’intérieur de soi, se dire qu’on est bien dans ce parc avec la ville répandue autour, d’autant qu’on peut y venir autant qu’on veut puisqu’on n’habite pas loin finalement. Observer l’évolution des feuillages, la circulation des nuages, la dégradation progressive des pierres là où les chaussures frottent, la poussée des bourgeons, la chute des feuilles, la poussière soulevée par rafales, l’avancement des travaux de réfection des statues. Se dire qu’un espace aussi dégagé est exceptionnel : terre mer ciel. Avoir le sentiment de rêver à demeurer ainsi au-dessus des zones construites. Souvent des gosses font du vélo, jouent à celui qui va le plus vite. Ils rient. Ne pas parler, regarder, attendre, surveiller les enfants du coin de l’œil au cas où l’un d’eux se ferait mal, suivre la trajectoire du soleil, changer de place en fonction de l’heure, se remémorer le chemin du retour, énumérer les noms des rues à emprunter. Beaucoup passent par le parc, plus pratique pour gagner les quartiers de l’aqueduc depuis le centre ou inversement –- un itinéraire pas forcément indiqué sur les cartes, sorte de flux continu entre ceux qui passent, ceux qui attendent quelqu’un, ceux qui lisent, ceux qui ne font rien et regardent autour la ville répandue.

proposition n° 14

Circulations incessantes. Et pas la première fois qu’il passe par là, toujours pressé, toujours affairé. Étrangement habillé et coiffé, maniéré. Il suit une ligne droite entre le bassin et le portail principal, ne déroge pas d’un centimètre. Il est comme ça. Il va au marché, chez quelqu’un, au bureau, à la Poste comme s’il défilait sur un plateau de mode. En tout cas il sait où il va. Ce n’est pas comme celui-là en blouson de cuir qui traîne avec son gros chien qui n’a qu’une envie, courir courir. Il le retient d’une courte laisse, lui parle durement – on n’aime pas trop voir ça. Pour un peu il serait prêt à le lancer, son animal féroce, sur cette fille juchée sur des talons, maquillée, l’air complètement ailleurs (elle ressemble à un personnage de manga). Petit sac rose en tissu porté près du corps comme un vêtement. Le même que celui de sa copine — nettement plus petite et moins belle. Les deux filles s’écartent du chien, s’arrêtent près de la statue et sortent leurs téléphones pour se donner un genre. Un vieil homme à chapeau a fait escale sous un arbre, il les regarde en hochant la tête. À ses pieds un cabas avec du pain qui dépasse, un journal. Drôle de monde quand même. Qu’est-ce qu’il attend lui maintenant de sa journée, de sa vie ? Il ne veut pas y penser, se frotte le front, regarde le sable sous le banc, avise un papier de bonbon qu’il ramasse. Un américain en short, une carte dépliée à la main, vient lui demander sa route, mais il ne comprend pas sa langue. Désolé. Finalement nombreux au mètre carré aux heures de grande lumière.

proposition n° 15

tu m’as demandé une cigarette, c’est bien ça ? pour partager moi et ma copine, c’est ce que tu as dit… comme s’il ne suffisait pas d’une seule à se ruiner la santé… comme si c’était un argument suffisant pour que je cède — au cas où j’en aurais sur moi, des cigarettes —, parce que tu en as trop envie, tu as dit ? tu ne peux pas attendre, tu flippes trop, et puis tu as ajouté que vous attendiez quelqu’un et ça risquait de ne pas très bien se passer, aussi fumer une cigarette ça vous détendrait et ça permettrait d’attendre tranquillement, tout ça tout ça, et ce serait tellement gentil de ma part, oui j’ai bien compris… mais tu as l’air si jeune… je me demande où tu te niches dans cette apparence de poupée japonaise, je me demande ce que tu manges pour avoir des poignets et des jambes si maigres, surtout lestées de drôles de chaussures (semelles compensées d’au moins dix centimètres), le moindre billet qui te passes dans les doigts, tu le dépenses en futilités — collier, fard, fringue —, un rien te va, un bout de jupe, un string, tu penses bien, pas de ventre, pas de seins, toute la chair réduite au maximum pour rentrer dans les habits… mais dis donc, tu pourrais être ma fille vu ton âge, et je vois bien que tu te colles des strass sur les ongles, que tu te mets des produits dans les cheveux pour les raidir (à l’origine ils sont frisés), que tu t’es fait tatoué un dragon sur l’avant-bras et troué le nez, c’en est plein des filles comme toi dans les bazars les bastringues les bars à hôtesses les boîtes de nuit les pistes de danse, des filles qui attendent, veulent plaire, prennent des pilules et ont toujours la bouche ouverte, réclamant de se faire lever par n’importe quel mec pour enfin vivre quelque chose, avoir une certaine sécurité, allez savoir, se relier à quelque chose de vivant, de réel, alors que leur jeunesse est un désastre… mon dieu si vous saviez vous tous toutes comme vous gâchez vos années dans cette absence, mais je ne peux pas te dire des choses pareilles seulement parce que tu m’as demandé une cigarette, je ne suis rien pour toi – même pas ta mère (si c’était le cas, de toute façon tu ne m’écouterais pas) et je ne suis même pas de ta famille – enfin, qu’est-ce que tu as dans la tête ? moi au même âge je parcourais la planète, découvrais des pays, des villes, des mondes, je ne tenais pas en place, j’avais besoin d’être fascinée et j’allais toujours au-devant… oui d’accord, je courais moi aussi après certaines chimères, tu n’as pas tord, mais d’une certaine façon l’expérience se faisait par vagues, chaque voyage pareil à une déferlante, et ça dégageait bien le terrain alors que toi tu restes là, figée dans ton maquillage en train d’attendre quelqu’un pour une explication (un type qui t’a larguée ou un dealer avec lequel tu es en compte) et tu n’es pas tranquille, tu t’es même fait accompagnée par une copine nettement moins belle que toi — sinon elle te ferait de l’ombre —, en fait elle est bien contente cette fille d’être amie avec toi parce que tu en connais en rayon pour être dans le coup et tu lui donnes des conseils… écoute, je ne te condamne pas, c’est juste parce que tu n’as pas encore pris bien conscience du scénario, et plus je plonge mon regard dans le tien, plus j’ai envie de te prendre dans mes bras pour te réconforter, te dire que tu n’as pas besoin de fumer ni de prendre des pilules, pas besoin d’avoir peur… oui je comprends, oui c’est dur de se faire larguer, de trouver un but à sa vie, de s’émanciper, de résister à la tentation et de combattre l’ennui… tu me fais de la peine, tiens !... et voilà que maintenant tu pleurniches et bafouilles Madame je ne sais plus ce que je dois faire, (tu es malade ? ou enceinte, c’est ça ? bon sang ! et tu veux une cigarette !)… du calme, tout doux tout doux petite fille, ça m’est arrivé à moi aussi… je me demande bien où tu crèches dans cette ville, encore chez tes parents en zone périphérique (est-ce que tu as de la famille au moins ?) ou alors seule dans une chambre minable en haut d’une barre d’immeubles (dans les vieux quartiers c’est sordide mais c’est moins déprimant) ou avec ta copine, c’est encore la meilleure solution, un peu de solidarité féminine pour pallier au plus pressé de la peine… et maintenant tu vas t’expliquer une fois pour toutes avec ton gars, d’accord ? tu vas dire ce qu’il faut dire dans des cas pareils, et oui je vais rester avec toi, c’est promis, ensuite je te conduirai là où il faut sans perdre de temps, ta vie en vrac à peine commencée, il ne faudrait pas que… allez, viens là tout près, petite fille… oui je reste un moment, on va attendre ensemble si c’est ce que tu veux, j’ai juste un peu de temps…

proposition n° 16

bon, revenons un peu sur ce qui s’est passé au parc si tu veux bien… quand tu l’as vue près de la statue au milieu des jardins, tu étais au bord de te moquer, de critiquer son allure, son piercing, sa façon de se tenir et le reste – dis donc, tu ne crois pas que tu exagères, toi qui as voyagé sur tous les continents, de juger les gens comme ça au premier regard ? sur des détails ? comme si tu ignorais que les individus sont multiples, complexes et pleins de ressources –, et même que tu étais au bord de les envoyer balader, elle et sa copine moche, quand elles t’ont demandé une cigarette : « enfin les filles, serait grand temps de vous réveiller et de vous accrocher aux études si vous voulez échapper à la brutalité de l’existence, devenir des femmes libres et compagnie »… — ah parce que toi bien sûr, tu as toujours su bien sûr quel chemin prendre pour développer une existence intéressante et devenir libre ! tu parles ! libre de quoi hein ? j’aimerais bien que tu m’expliques ? – en tout cas tu étais prête à donner la leçon à cette fille qui t’a lancé un regard, une fille démunie perdue (comme tu as pu l’être toi-même à certains moments) qui avait juste besoin d’y voir clair (d’habitude les filles à cet âge n’ont pas d’intérêt pour leurs aînées, elles les considèrent au même titre que leur mère ou leur tante, pire leur grand-mère, elles les dédaignent, l’arrogance de la jeunesse quoi !) mais il faut bien dire que son regard était spécial, il était comme un appel et ça t’a bouleversée — non attends, tu ne peux pas dire le contraire —… et depuis tu te sens, comment dire ? tu te sens un peu patraque, hein c’est ça ?…
à cause de la honte…

parce qu’après tu as bien failli continuer sur le même ton : « à chacun de se débrouiller et de se défoncer s’il veut réussir au lieu de faire la manche… moi j’ai trimé, j’en ai bavé et personne m’a aidée, alors à chacun son lot… », c’est un peu ce que tu pensais sur le moment n’est-ce pas ? le type de pensées qui te traversent souvent — mais tu voudrais qu’on fasse quoi ? qu’on t’applaudisse des deux mains et qu’on te tape sur l’épaule en disant : c’est bien ma petite, c’est drôlement bien de t’en être tirée comme ça —, heureusement tu t’es reprise juste à temps… ah voilà que tu hoches la tête… c’est bien, un vrai progrès… après ces bouffées de paroles idiotes, la situation t’a complètement échappé : en fait cette fille n’était pas enceinte, et même qu’elle n’était pas une fille du tout, seulement quelqu’un qui cherchait à se dépêtrer du fait que la nature l’avait dotée du mauvais sexe — eh oui tu n’as rien décelé de tout ça, pourtant cet excès de maquillage, ce déhanchement, ça aurait dû te mettre la puce à l’oreille —, rien qu’un jeune gars pas comme les autres à l’apparence de fille qui travaille dans un Peep-show pour payer son loyer et mettre un peu de côté pour son opération programmée, une opération qui de toute façon lui laissera des souffrances et l’obligera à quitter son job, du coup le patron de la boîte la tance et la poursuit parce qu’il faut bien dire qu’elle est sacrément belle et qu’elle est devenue le clou de sa petite affaire (les histoires de transgenres ça excite le monde, pauvres dégénérés prêts à se repaître de la différence, incapables de considérer que c’est torture de ne pas disposer du sexe qui devrait être le sien), et toi tu es complètement passée à côté de l’histoire, tu ne lui as même pas demandé son nom, quand le type bizarre est venu ils ont parlé et tu es restée à quelques pas juste pour surveiller, il n’avait pas l’air content et elle tremblait comme une feuille, finalement il lui a tendu une enveloppe (un dû ou une avance, tu ne sais pas) et il a tourné les talons… tu es suffisamment ouverte d’esprit, je te l’accorde, pour comprendre qu’on peut en arriver à des extrémités pareilles, je veux dire travailler avec son corps, faire commerce de sa peau, de sa chair, oui tu peux comprendre et ressentir de la compassion — à noter tout de même que tu as mis un certain temps à prendre en considération la copine que tu trouvais boulotte et peu attirante, elle au moins elle faisait quelque chose de bien, l’accompagnait pour lui donner du courage —, et maintenant que tu te rends compte de tout ça, tu penses à elle, à sa pâleur, à sa peur, aux autres prêts à ricaner sitôt qu’on parle de femme au sexe d’homme, tout ça, et tu te sens très moche à ton tour parce que tu n’as pas su lire la détresse dans ses yeux…

proposition n° 17

attendre de savoir ce qui va revenir de l’arrière, ce qui va remonter de la mémoire qui brûle d’instants graves — obstacles, fissures, échardes, incidents, anicroches qui ont enrayé le mécanisme du présent — avec la curiosité qui pousse à explorer cette masse effrayante de temps pareille à l’océan en tourmente

par exemple elle avait un amant qui s’appelait Josh, jeune et trop amoureux, il aimait le rock, Pati Smith, Brian Eno, les batteurs de folie, il achetait des disques presque tous les jours et il fumait des Marlboro, il étudiait dans la même branche qu’elle et il ne la quittait pas d’une semelle, venait dormir au numéro 9 toutes les nuits si bien qu’elle lui avait prêté un trousseau de clés, mais au bout d’un moment elle a commencé à étouffer vraiment et elle a ébauché un pas de côté, elle l’a renvoyé dans sa piaule en lui réclamant les clés du numéro 9, il n’a pas supporté, c’était affreux pour lui, sa bouche se tordait de douleur, il a commencé à sillonner la ville pour savoir où elle sortait le soir, avec quels amis, à quel concert elle assistait, il était comme fou, il roulait sur les boulevards à la même vitesse que sur une autoroute, toute la ville était devenue un labyrinthe complexe où elle se cachait et où il courait pour la rattraper, et Josh prenait des substances illicites, tout son corps était rouge et rempli de colère mais elle demeurait intraitable, ne voulait plus de lui, il lui arrivait de rester dans la ruelle à épier sa fenêtre jusqu’à cette nuit terrible où elle s’était réveillée et l’avait découvert debout à côté du lit, il l’insultait, il avait un tesson de bouteille dans la main, il était ivre et noir, il voulait savoir avec qui elle couchait, il était ivre, hors de lui-même (il avait dû faire un double des clés pour rentrer comme ça ou alors s’était introduit par les toits et les courettes), il avait tant de violence en lui qu’il l’avait agressée avec le verre (elle avait failli perdre un œil), une fois rentré à sa piaule il s’était ouvert les veines, une crise de délire avaient dit les médecins qui l’avaient convoquée pour en savoir davantage sur le garçon et mieux le soigner, lui conseillant de ne plus jamais lui ouvrir la porte du numéro 9 (ce qu’elle avait fait), l’été suivant il était parti à Katmandou pour montrer qu’il pouvait se débrouiller sans elle, il lui avait envoyé un aérogramme où il racontait la ville singulière aux mille stupas, disait qu’il se sentait seul dans l’auberge de Freak Street, et lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien

par exemple ce chat qui s’appelait Loup et qui logeait dans un appartement voisin, il était très beau, pelage angora blanc avec des rayures grises, ventre absolument blanc et doux, il venait sur sa terrasse l’après-midi s’étendre, il aimait l’ombre changeante de la treille et le mouvement des insectes mais il demeurait craintif à son égard quand bien même il connaissait bien son pas et ses gestes, du coup elle n’essayait pas trop de l’approcher parce qu’elle voyait qu’il avait tendance à s’effrayer sitôt que quelque chose bougeait rapidement à son voisinage, Loup connaissait par cœur l’enchevêtrement des toits du quartier, les pans inclinés, les antennes, les gouttières, les morceaux de jardin, les recoins de muret, les escaliers, il faisait partie de cette ville qu’il avait amadouée à sa manière, tout de même elle voyait bien qu’il ne ressemblait pas tout à fait aux autres chats, il avait du mal à s’abandonner, à fermer les paupières, sûrement qu’il s’était habitué aux rumeurs de son appartement puisqu’il venait souvent jusqu’au seuil et quand il disparaissait de plusieurs jours il lui manquait jusqu’au moment où il avait vraiment disparu, elle avait dû attendre de croiser son maître, un type rustique qui empruntait une passerelle entre deux escaliers à portée de voix de sa terrasse pour rentrer chez lui, qui lui avait expliqué que Loup s’était fait happé par une voiture parce qu’il était sourd, un chat magnifique qu’elle n’a jamais oublié

par exemple cet accident arrivé dans le gymnase au bout de la rue de la Garenne par une journée d’hiver : entraînement avec l’équipe de filles de volleyball, retombée de smatch, ligaments de cheville rompus (souvenir de l’eau glaciale qui coulait sur son pied gonflé dans le lavabo du vestiaire, bientôt violet, impuissant à bouger), une intervention avait été décidée pour le lendemain, en attendant nuit avec anti-inflammatoires au numéro 9, on viendrait la chercher à 8 heures, oui mais il avait neigé une grande partie de la nuit (ce qui est très rare dans cette ville), un fait exprès pour compliquer sa position, si bien qu’il avait fallu sculpter les marches de l’escalier enseveli, une par une, ménager des niches suffisamment confortables pour y poser son pied valide, et elle avait sauté en se tenant ferme à la rampe avec la peur de se ramasser, drôle de périple, douleur froid neige petits jardins blancs

proposition n° 18

il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien), ensuite plus rien

c’est terrible, plus rien, le vide le néant… en fait elle n’est plus très sûre, peut-être qu’il lui avait envoyé le bracelet dans un colis avec de l’encens qui avait mis des semaines à arriver

oui c’est ça, il lui avait envoyé un bracelet en argent (d’ailleurs elle l’a toujours), un bracelet magnifique, trois liens souples reliées en trois points par des petites pièces sculptées en forme de fleur sans compter la fermeture plus élaborée en triangle, d’un genre en vogue à l’époque, vraiment magnifique (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui se dévisse, en dépit de quoi elle n’a jamais songer à s’en séparer, à le vendre pour son poids d’argent) ensuite plus rien… sans comprendre encore pourquoi on s’assemble et on se sépare si douloureusement, mais maintenant oui elle comprend, la vie a séché une partie de la rive de ses veines — pour lui pareil sans doute —, comme une grève stérile et fracturée, seulement remuée par les marées exceptionnelles, hors de portée, intime… elle y pense, elle pense encore au fait qu’il lui avait rapporté ce bijou, c’était tout de même hardi dans son état de partir au Népal avec quelques dollars et le désespoir en poche mais il voulait voir les montagnes blanches…

il lui avait rapporté un bracelet en argent (elle l’a toujours, il y a juste la goupille qui ne tient plus très bien)

elle va le chercher dans la boîte tibétaine où elle l’a rangé, parce qu’elle sait exactement où il se trouve, le sort, le regarde, le pose sur son bras… fascinant, il est comme il a toujours été, comme il était le jour où il l’avait repéré sur cet étal crasseux, choisi dans la pensée d’elle (il y a la goupille qui ne tient plus très bien, le pas de vis est faussé, longtemps qu’elle ne le met plus pour ne prendre elle le risque de le perdre)
une chose est sûre, il l’avait acheté rien que pour elle, en argent, pas le moins cher, au contraire l’un des plus beaux de la boutique exposé au milieu des guirlandes de jasmin, des mâlâs à cent-huit grains, des pots en bois et des statues noires (elle l’a toujours gardé, préservé dans un joli coffret en métal orné de cabochons en pierre), elle sait exactement où il se trouve tout comme le visage de Josh en train de fumer une Marlboro avec ses yeux d’enfant et ses mains triturant le paquet : dans une niche de mémoire — comme une expansion d’elle —

il lui avait envoyé un colis de Katmandou : bracelet, chemise colorée, paquets d’encens, ou plutôt non il avait rapporté le bijou à son bras et il lui avait donné de façon très simple, c’était la dernière fois qu’ils s’étaient vus (le bracelet toujours dans son coffret à cabochons avec sa goupille qui ne tient plus très bien, du coup elle évite de le porter mais le garde quand même, impensable de s’en débarrasser ou de le perdre), ensuite plus de nouvelles, plus rien du tout, plus rien

proposition n° 19

Cette lumière qui glissait depuis la terrasse jusqu’à la chambre -– chambre avec lit sans sommier, posé directement sur le sol, poignée de coquillages et livre au chevet —, cette lumière forte venant du dehors mais atténuée par la présence végétale, elle fait partie d’elle… cette lumière, la même qu’elle avait ressentie dans une cabane au toit de paille qu’elle avait louée quelques jours sur une plage de l’île de Java dont le nom sonnait comme un poème, une musique, sauf que la ville était plus lointaine, malgré tout avait laissé des traces de fatigue, de poussière et de rumeur automobile – traces qu’on transporte avec soi et qui émanent de n’importe quelle ville. Elle avait pris un car déglingué, puis une charrette à bœufs, puis avait marché longtemps à pied pour gagner ce lieu perdu sur les rivages, rien qu’un village de pêcheurs, un grand village où il était possible de se perdre tant il y avait de chemins et venelles qui se faufilaient entre les maisons et une multitude de petits jardins où poussaient des légumes qu’elle ne connaissait pas. Nombreux habitants circulant à pied ou à vélo, portant des paniers ou des nasses, poussant ou tirant des charrettes à bras, c’était comme une petite ville de paille où la vie était forte et douce, et la cabane se trouvait un peu à l’écart de l’axe principal, du coup elle y percevait les bruits des vivants de façon atténuée, de même la lumière qui filtrait à travers les palmes tressées qui servaient de cloisons — bruits en même temps très présents, certains identiques à ceux qu’elle percevait dans l’appartement : oiseaux, bruissements, foulées et voix humaines —, et il y avait des sentes sableuses qui remontaient vers de courtes falaises inhabitées, on pouvait voir en allant vers le sud les barques posées sur le flanc et l’océan vert et blanc.
La chambre oscillait dans un temps suspendu, incertain, elle ressemblait à une petite cage capable d’abriter, de protéger le corps du frais de la nuit et de la brûlure du jour, de rassembler la phosphorescence des écumes proches, les pensées des voyageurs égarés et le murmure des routes enlacées qui s’étaient extirpées de la ville à travers diverses campagnes, traversant d’abord des faubourgs animés avec des constructions rapidement érigées, bricolées les unes contre les autres, puis des bidonvilles, parfois des endroits dégagés avec auvents de boutique — un peu comme le marché du quartier le jeudi ou le vendredi (elle ne sait plus) -– pour finalement la conduire jusqu’à ce lieu ouvert aux violences de la mer.

Peut-être bien que ces chambres où s’abriter lire dormir recevant une lumière diffusée à travers des rideaux de feuilles avec paillasse au sol et poignée de coquillages ramassés au cours d’une promenade, se ressemblent. Leur porte donne sur n’importe quel paysage et on sait bien que le livre glissé dans le bagage et posé au chevet a été choisi avec soin, permettant de porter avec soi le goût du réel sublimé et l’envie de poursuivre. La ville n’est jamais loin.

proposition n° 20

Juste la nuit… et personne pour entendre le temps couler, les respirations de la matière, du bitume, de la pierre, des tiges de fer dans le béton, des poutres en place depuis trois siècles, l’espace noir du rez-de-chaussée voûté sous l’appartement, jadis cave à vin et remise pour tracteur et tout ce qu’il fallait pour cultiver les arpents de terre situés aux limites du faubourg (plantés en vigne surtout), devenu progressivement entrepôt de vieilles choses : mobilier au rebut, outils rouillés, arrosoirs troués, vélos déglingués, chaises empilées, objets (pas grand-chose de récupérable) ensevelis sous la poussière au point de se fondre les uns aux autres jusqu’à constituer une masse grise tassée dans le noir (la pauvre ampoule tombant d’une poutre ne suffirait pas à éclairer la scène, encore moins le fond, de toute façon elle a grillé), paquets de journaux, malles, cartons de livres ayant appartenu à l’un des intellectuels de la famille, buffet impossible à déplacer, vaisselle, planches de chantier (faible lueur tout de même procurée par un lampadaire situé dans la rue à proximité du portail au-dessus duquel est scellée une grille par laquelle pénètrent le froid et le vent), l’espace semble curieusement immense bien qu’encombré (la nuit se charge de repousser les limites, de les troubler, et personne ne s’est aventuré là depuis longtemps à part quelques chats : maison vendue en voie d’être vendue puis transformée), sûrement dans les angles des murs une sorte de lèpre, dépôts poudreux constituées de pierre décomposée, de moisissures et d’insectes pris au piège avant d’être morts, au sol débris de bois datant de l’époque où l’on entreposait des bûches, rien de bien reluisant, accumulations inertes aux contours imprécis dans cette obscurité ranimant les âmes des errants qui ont manipulé ces arrosoirs, acheté ces journaux, grimpé sur ces vélos, et toujours des craquements, des bruissements, des impressions de poussière qui colle aux doigts, des murmures de rivières souterraines, les heures qui coulent… parfois le cri rauque d’un chat en rut ou le chant d’un petit-duc logeant dans les soupentes, juste avant l’aube le rugissement du camion-poubelles.

proposition n° 21

Juste le matin. Espace encore frais, désordre des livres à droite à gauche. Noter le feuilleté blanc des tranches, parfois jauni et taché, traits de crayon ou de stylo en travers, marque-pages froissés qui dépassent. Glisser d’une couverture à l’autre. Ne retenir que les couleurs : orange Verdier, noir et blanc des feuilles d’acacia sur poche Minuit 2004, fragment de la vague d’Hokusai 1831 illustrant un Bauchau 1992, bleu océan Tiers Livre 2018. Dans l’angle gauche, une théière anglaise (1800 environ) délivre son Earl Grey parfumé. La tasse est japonaise avec calligraphie sur fond émeraude vernissé, d’un vert plus gris et mat comme imprimé dans la terre cuite, estampé, tasse et théière disposées sur un plateau en cuivre de forme ronde (Maroc, années 1970) sculpté à partir d’une étoile centrale s’élargissant en cercles concentriques ornés de motifs géométriques. Observer les taches d’oxydation enracinées comme des moisissures dans le creux des lignes et sur le rebord. En vrac près du plateau : clés USB, stylos d’usage courant et papiers volants pour établir des listes de choses à faire, mots écrits rapidement au crayon gris (peu lisibles). L’un des stylos à encre a roulé à l’écart : observer l’encre qui bouge dans le réservoir et laisse des dépôts noirs sur le plastique, minuscules points alignés formant presqu’une écriture. Des cartes postales ont été glissées au fur et à mesure de leur réception entre la lampe en métal et le pot à crayons trop rempli (crayons qui pour beaucoup ne marchent plus, il faudrait trier). Les cartes : de tailles différentes, certaines écornées. En premier, La botte d’asperges de Manet 1880, têtes violettes et tendres dans l’ombre du pot et la verticale de la règle plantée au milieu des crayons. Au dos, une recette de purin bio à l’ail et au laurier. Les cartes positionnées derrière dépassent un peu. Reconnaître quelques centimètres d’un Vialat, un fragment de fleur sur Canson noir (deux pétales blancs, gris, bleu pâle), autres angles colorés. Imposant, l’écran au cadre noir rigide, tout comme ses accessoires. Rien de spécial si ce n’est que les touches a, e et s du clavier sont effacées. Fil noir rampant de la lampe en métal vieilli, interrupteur bien placé pour être attrapé, posé sur le bois du bureau. Plus intéressant le bois : plancher de quatorze centimètres bien emboîté et peint en rouge cardinal, rayé à force de frottements, empoussiéré. Relever les nœuds du bois bien visibles, les stries, les petits épaississements de peinture. Le sous-main est recouvert de papiers sauf sa bordure en cuir brun genre crocodile. Se rapprocher pour détailler le dessin : petites cellules semblables à des parcelles cultivées vues d’avion, couture bien piquée à deux millimètres du bord, parfaitement régulière. Au mur, tableaux comme autant de voyages. Pots en cuivre, fille dansant dans un garage ouvert sur les arbres, ville indienne au bord d’un fleuve. Le plancher est de la même matière et couleur que le bureau, largement recouvert par des tapis rouge et brun. Noter la présence d’un Kars rouge brun et crème avec des pointes de bleu mauve très doux qui fait penser à certaines fleurs. Se rapprocher encore : les motifs pareils à un plan de ville, de plus en plus abstraits. Bientôt rien que le bleu mauve souligné de noir. Noir. Le matin est déjà bien avancé.

proposition n° 22

Sans doute que l’entrée dans la pièce depuis le jardin se faisait par un petit escalier mal fichu -– modifié par la suite. Une pièce où tout aurait dû être pensé pour ce soit pratique, en fait seulement conçue au fur et à mesure de l’évolution des besoins et de l’agrandissement de la famille, en quelque sorte bricolée. Contre le mur de gauche, évier blanc à deux bacs avec bouchon séparé de son cordon métallique traînant à côté de l’éponge bonne à jeter, du tampon Gex à décrasser le cul des marmites et d’un pain de savon à tout faire. Mais sans doute qu’en ce début des années soixante, il ne s’agissait que d’une cuvette en pierre sans eau chaude avec évacuation directe vers la buanderie située niveau jardin (l’image est assez floue, incertaine). Et sans doute que le plan de travail carrelé en 12 x 12 blanc (tout ce qu’il y a de plus basique avec joints en ciment) n’était qu’un rajout en bois — étagère ou petit meuble de récupération — inséré entre l’évier sommaire et la cuisinière à charbon (dite à feu continu) qui servait à chauffer la maison et à cuire la soupe. Aussi à conserver les briques chaudes à emporter le soir dans une feuille de papier journal pour réchauffer le lit quand l’hiver était rude. Table au milieu toute simple, en bois, sans tiroirs avec nappe en toile cirée (à carreaux écossais). Suffisante pour rassembler quatre personnes et un bébé sur la chaise haute avec boulier pour qu’il s’amuse tandis qu’on le fait manger, un peu plus tard pour quatre personnes seulement — dont le bébé. Une chaise était retirée contre le mur toujours à la même place (marque horizontale sur le mur à hauteur du dossier comme si la surface du mur avait été grattée), une place spéciale pour une personne spéciale — sûrement le chef de famille. Donc chaise en bois, avec assise ornée comme les autres de petits trous organisés en deux cercles concentriques. Contre le mur de droite : placards en enfilade, calendrier des Postes accroché à un clou, tablette avec récepteur radio (plutôt neuf), quelques courriers empilés, des journaux du coin à titrages rouges, un fatras de clés, deux cachets d’Aspro dans leur emballage rose, une maquette en métal du paquebot Normandie, une photo d’enfants jeunes assis devant la maison et un portrait du général De Gaulle découpé dans la presse. Tout en-dessous, une chemise en carton gris avec des articles relatifs à la libération de la poche de Saint-Nazaire. Le sol : propre, récemment carrelé. Formats 10 x 10 (petits comparés à ceux d’aujourd’hui), de trois ou quatre motifs différents : crème uni, rouge brun uni, gris granité et jaune granité — ce qui donnait un effet mosaïque pas vilain et les enfants pouvaient jouer par terre (mieux que la terre battue des cuisines de ferme ou le ciment brut). Une statue de vierge quelque part, c’est sûr, à côté de la radio, et un crucifix avec brin de romarin consacré aux derniers Rameaux.

proposition n° 23

Visions fragmentaires.

D’abord côté couchant depuis la promenade en haut de la ville. L’aqueduc se remarque plus que le reste, rectiligne. Double rangée d’arcades dans sa partie spectaculaire – sur plus de huit-cent mètres — en harmonie avec les escaliers des jardins, puis oblique de 10 degrés vers le sud. On perd sa trace. Elle s’en fiche, met ses mains en œillères, ne regarde que les arcades et note le contraste entre pierres anciennes ruinées et carrosseries brillantes des voitures garées sur le parking juste en bas. Arbres imposants. Elle pense au moment où l’eau avait jailli pour la première fois en abondance sur la place haute – 7 décembre 1765 —, à la joie des gens. Depuis cette eau abreuve les fontaines de la ville.

Elle voit les bâtiments et elle pense aux gens, comme un renversement. Ils marchent dans tous les sens plus ou moins vite, ils entrent et sortent par des portes vitrées, ils roulent à vélo, la place est comme une vaste étoile sans cesse martelée sillonnée dans un sens puis dans l’autre. Carreaux glissant de poussière. En arrière-plan le ruissellement des fontaines.

Gros plan sur le carrefour avec tour construite sur le rempart fortifié qui ceinturait la ville, point d’observation astronomique. Atteindre les étoiles depuis cette corniche à balustres très haut en aplomb, sacrée belle idée. Et puis tellement haute cette passerelle qui réunit deux parties de bâtiment -– à quoi sert-elle ? Vertige. Une fois passé la vieille porte, il fait frais dans la cour, presque jardin.

Fuir le soleil dur, atteindre les arbres de l’esplanade après les stands de fleurs. Au-delà des jets d’eau, petits bancs pour manger tranquillement un sandwich ou donner rendez-vous à quelqu’un. Pelouses toutes pelées, gravillons, crottes de chien, papiers perdus. Des types passent avec des mallettes remplies de lunettes et d’étuis à portable. Kiosques avec barnums en couleur abritant des tables, un peu comme des guinguettes mais sans la rivière. Estimer la qualité des sièges pour se faire une idée de la qualité des nourritures proposées. Ici glaces maison. Ici excellent pain bagnat — c’est écrit sur une ardoise.

Plus loin, au-dessus de la mêlée, le bâtiment-paquebot domine la route et la voie ferrée où circulent des rapides. Silencieux – c’est le béton qui fait ça ou alors le granite rose. On ressent l’intérieur en regardant l’extérieur : allure ventrue, longues lignes de fenêtres métalliques, impersonnel. Kyrielle de marches pour atteindre les portes. Elles sont raides comme celles d’une pyramide inca, c’est très mal indiqué, on ne sait pas où est l’entrée. Gens en festival (bien vêtus, par deux ou plus, en retard) et vacanciers qui traînent leurs sandales dans la poussière. On peut contourner par la gauche pour descendre vers les Beaux-Arts. Grues orange dans le quartier de l’autre côté de la voie ferrée.

proposition n° 24

Elle voit les bâtiments et elle pense aux gens, comme un renversement — la pierre et la chair, le dur et le sensible. Elle a vingt ans même pas. Elle a voyagé depuis l’ouest en autostop, il a fallu du temps. Fatigue sans doute. On vient de la déposer au cœur de la ville à l’heure du déjeuner, il a fallu faire vite, voiture prise dans le trafic, les autres s’impatientaient derrière. Elle a attrapé son sac à dos. Salut de la main, merci. Elle ressent l’ambiance chaude et l’espace grouillant de voitures. Au centre de l’espace ovoïde cerné de drapeaux, une fontaine entourée de fleurs rouges. Auvents bleus. À la terrasse d’un café, un homme en train de fumer la regarde. Il a des yeux d’ébène. Elle se détourne, avise le ciel limpide, éprouve un bref sentiment de solitude. Elle a choisi cette ville du sud pour étudier les sciences (première de la famille à le faire, c’est quelque chose). Sa vie est jeune, elle n’a aucune idée de ce qui l’attend et s’enivre de découvrir une cité nouvelle. Façades grandioses, enseignes de cinémas, boutiques luxueuses, théâtre et bars chics. Les gens lui semblent différents de ceux qu’elle connaît : vêtements, langage, nonchalance. Elle ne s’attarde pas, attrape un bus pour gagner les quartiers de l’Université.

Quelques années écoulées. Nuit. Lumières moins cruelles que le jour, surtout en été. La place a changé d’allure. À quelques pas, ruelles clandestines avec bars, boîtes, cafés, petits restaurants pour étudiants. Elle connaît par cœur les sens de circulation dans la vieille ville, navigue avec sa petite voiture qui ne craint pas de frotter les murs, connaît les bons coins pour se garer. Toujours un dîner, une fête quelque part, un concert. La ville abrite les idylles d’un soir. Elle garde l’image de déplacements en groupes d’un bord à l’autre de la place et celle d’un couple âgé qui marchait à petits pas en se tenant la main.

Aujourd’hui tout a été remanié. Plus de voitures — déviées vers un tunnel. Ce qui s’impose, c’est la présence du ciel, la circulation cadencée des tramways et la multitude des passants. Ils marchent dans tous les sens plus ou moins vite, ils entrent et sortent par des portes vitrées, la place est comme une vaste étoile sans cesse martelée sillonnée dans un sens puis dans l’autre. La pierre utilisée en dallage devient glissante quand il pleut, il faut se méfier. Auvents colorés des nombreux cafés restaurants aux alentours du théâtre et à continuer vers le musée. Les serveurs jonglent à traverser les rails du tram pour servir en terrasse. Juchées sur leur socle moussu, les fausses Grâces (les vraies sont exposées dans le hall du théâtre) paraissent petites et un peu ridicules depuis que l’espace a été élargi, même si les amoureux et visiteurs en short s’appuient sur leur margelle pour y prendre des selfies. En arrière-plan, le ruissellement de l’eau dans les vasques.

proposition n° 25

Est-ce qu’elle est toujours devant le numéro 9 à se demander si elle va sonner à la porte pour voir ce que c’est devenu ou au contraire a-t-elle renoncé à la visite à la redécouverte de ce quartier qui a été le sien resserré au cours du temps à cause des constructions nouvelles et de la circulation toujours plus dense. A-t-elle renoncé à pénétrer les lieux pour prendre mesure des années constater leur emprise peser les transformations irrémédiables avec technologie incorporée désormais dans les murs les antennes paraboliques les jardins devenus simples terrasses avec chaises longues et plantes en pots qui ne réclament pas trop d’entretien de toute façon pas le temps. Pourquoi ne pas avoir laissé un peu de respiration dans tout ça. Maintenant ça presse ça coince et même sur les placettes cernées de bornes métalliques les carrefours encombrés les boutiques qui ressemblent à des couloirs, les boulangeries qui ne désemplissent pas les enfants énervés qui crient et en font voir de toutes les couleurs aux grandes personnes. Pourquoi pourquoi a-t-elle du mal avec ce monde agglutiné dans les lieux de déambulation esplanades trottoirs tramways centres de commerce toujours plus de monde sur la planète. Alors comme une tranchée une fracture dans le sol de la place centrale au revêtement glissant où tout s’engloutirait de la foule. Mais à quel moment avait-elle imaginé revenir en vrai jusqu’à la maison et puis elle ne l’a pas fait n’est-ce pas parce qu’elle a peur sans doute peur de la ville qui pourrait se rebeller en révélant trop profond trop loin ce qui composait sa vie tout le temps à cette époque est-ce que c’est ça. Est-ce qu’elle a fini par fermer les yeux par oublier les promenades au cours desquelles elle observait la ville et la mer et l’aqueduc et les martinets et le chuchotement des parcs. Où est-elle passée pendant tout ce temps. Temps temps temps tout ce temps mais il y a si longtemps finalement est-ce que le temps ravage ou ranime ou améliore ou efface ou polit simplement les aspérités les lichens implantés dans les fissures les rires incrustés dans la peau sous les yeux les baisers échangés au cours des nuits caniculaires. Qu’a-t-elle fait pendant tout ce temps alors que la ville changeait c’est dit comme ça simplement pour résumer espaces creusés et passés à la trappe sans que personne ne s’en soit rendu compte de seconde en seconde respirations transformations mutations circulations. Tout de même les histoires qui ont le plus compté pour elle ne finiraient-elles pas par se dessiner maintenant une par une se découpant dans l’entrebâillement de la porte du numéro 9 qui n’était alors qu’un hangar à matériel agricole un foutoir un bazar qu’elle devait traverser pour gagner l’appartement. Est-ce que ça s’est inscrit comme ça creusé en elle souvenir par souvenir aussi déterminants que les éléments du paysage urbain par exemple la neige qui noyait l’escalier les premiers épisodes cévenols l’amant éconduit douloureux et violent. Et cette tendresse à son endroit ne surgit-elle pas soudain comme une réminiscence jamais révélée et aussi son visage brusquement éclairé son corps d’homme jeune et solide ses fesses un peu trop serrées dans les jeans. Ville quartier rue ruelle de garenne avec clapier déglingué dans un coin du jardin visages des copains de fac de passage pour un café sofa en cuir défoncé cuisine très sommaire chat au pelage doux qu’elle aimait mais que faisait elle alors vraiment. Avait-elle commencé à écrire des choses sur des papiers volants des histoires vraies par exemple des histoires récoltées au cours de ses fréquents voyages sous les tropiques avec la moiteur des immenses capitales Mexico Bangkok Jakarta intimement mêlée après coup à la brûlure méridionale pierres calcaires crissement d’insectes nichés en nombre dans les micocouliers. Avait-elle peur à chaque fois du retour à la vie normale du retour dans la ville repère repaire avec ce goût immodéré des horizons lointains et odorants ancrés en elle comme des sources nouvelles juxtaposées au temps souvent bleu qui battait autour. Alors est-ce qu’elle écrivait dans la tiédeur de l’automne près de la fenêtre avant l’arrivée des pluies diluviennes d’ailleurs elle aurait dû le faire plus assidument avant que les souvenirs ne ternissent avant que la vieille qui logeait de l’autre côté du jardinet ne casse sa pipe et entraîne la vente du bloc de bâtiments dont l’appartement qui avait été le sien pendant une décennie au moins et par conséquent son déménagement tout un problème de dénicher un lieu pas cher un lieu bien à soi. Probablement qu’il était temps oui temps de le faire en tout cas de commencer à le faire n’est-ce pas avant que le réel tourne en passé avant que le bazar soit expédié aux ordures et que la porte cochère se retrouve transformée en porte avec digicode et alarme de sécurité. Au fait est-ce qu’elle porte encore dans son pied la douleur des semaines après l’opération de cheville qui l’avait immobilisée si longtemps longtemps et dans son cœur la douleur de la rupture avec Josh et d’autres après lui et la tension du corps qui rêve. Ce temps fichu temps est-ce qu’il grignote en nous ronge blesse avec en parallèle l’image précise des lieux où les pensées nous sont venues comme des trouées des déchirures au milieu des cités qu’on habite de façon anonyme et faut-il se résoudre à retourner là-bas dans cette impasse ou simplement regarder sur Internet à quoi ça ressemble parce qu’on a peur de ne plus rien reconnaître. Enfin pourquoi ne le fait-elle pas elle devrait car finalement ça n’a pas autant changé qu’elle l’imagine non pas autant que sa peau sa jeunesse car toujours là le figuier juste avant le garage de Marco avec ses larges feuilles un peu collantes qui dépassent du portail au numéro 12 oui c’est incroyable ces arbres sans cesse renaissants. Est-ce donc si difficile à accepter ah cette ville ce faubourg cette ruelle au cœur du quartier qu’on dirait pareille à une fente une fenêtre découpée dans un papier de couleur où se serait évanouie une vaste portion de temps où se serait finalement dessinée la nature de ses cris de ses faims de ses émotions à elle rien qu’à elle où se serait ébauchée son absence d’illusions à propos de l’issue en dépit des frissons de joie traversant tout son corps le matin ou le soir.

proposition n° 26

Plusieurs scènes reviennent, plusieurs pistes, comment faire. S’embarquer dans l’une vaille que vaille. De toute façon toujours ce même corps de petite fille dégourdie élevée à la campagne, du moins dans un bourg de campagne avec une église (sacrément belle l’église, érigée tout près des falaises) avec office le dimanche matin et chemin de croix le vendredi saint, une certaine pauvreté décelable dans l’allure des vêtements, et plus ou moins au même âge (une douzaine d’années ou un peu plus). Une bonne petite fille qui se débrouillait sans l’aide de personne et marchait de toute la force de ses jambes, bien décidée à en découdre avec la vie qui se proposerait devant. Peu d’endroits qu’elle connaissait alors, peu de zones construites, peu de routes : celle qui dans un sens conduisait au bourg, dans l’autre à la ferme où ils allaient chercher le lait — elle était bordée de fossés où croissait une multitude d’espèces vivaces et embouchait sur une route plus fréquentée qui conduisait à un bourg plus important –, et celle qui bordait la côte qui permettait de gagner la crique où elle se baignait en été et accueillait ses promenades par temps d’hiver. C’était là son territoire, son modeste royaume, son répertoire d’images – bien sûr qu’il survivrait en elle. Il y avait aussi quelques livres mais très peu, quelques-uns qu’elle avait lus à l’école. La ville ne s’était pas encore manifestée, mais elle avait déjà pressenti les limites de ce monde d’origine bien que l’océan fût infini et les vagues innombrables. Elle jouait avec son frère à des jeux de voyage, étudiait les cartes de géographie qui lui tombaient sous la main jusqu’à être capable de les reproduire. Le nom de certaines villes soulevait en elle des pensées heureuses, engendrait des rêves de départ. Et voilà qu’elle venait d’atteindre l’âge du lycée, bien jeune encore – surtout qu’elle était en avance —, c’est ce que pensait son père et il s’inquiétait énormément à l’idée de la voir traverser seule la vaste ville pleine de périls. Et que dire de sa mère. Dix ans qu’ils avaient perdu leur fille aînée mais ça c’était une autre histoire, et lui en particulier ne tenait pas à raviver ce fracas, s’efforçant de le comprimer sous silence alors qu’il aurait été nécessaire au contraire de vider l’abcès, de laisser éclater sa colère. Enfin pour lui faciliter les choses, il avait eu l’idée de l’accompagner pour réaliser avec elle les parcours qu’elle aurait à accomplir : de la gare routière à l’internat, de l’internat à la route de Rennes et puis au conservatoire de musique le jeudi. En autobus et à pied. Une sorte d’apprentissage rapide pour se construire des repères. Car sans en avoir l’air il la couvait, sa petite aux taches de rousseur sur le nez qui portait ses gênes – sa petite : une vérité dont il aurait eu envie de douter, du moins pendant un certain temps, parce qu’elle avait des cheveux rouges et c’était une particularité rare non repérée dans sa famille, et puis surtout il aurait préféré un garçon, mais là aussi c’est une autre question – et ils avaient couru l’un et l’autre presque se tenant la main, en tout cas coude à coude, le long des boulevards depuis la zone sud jusqu’au nord, d’arrêt de bus en arrêt de bus, de place en place. Ils avaient marché ensemble. Et il s’était passé quelque chose entre eux avec la ville autour d’eux. Elle n’avait pas eu peur, et aussi loin que la portait son imagination, elle avait fait confiance à son père et à ses propres yeux, à son corps qui marchait, d’emblée elle avait décelé dans tout ce qu’elle voyait de quoi contenter son attente : filles en pantalons à la mode, garçons attirants, beaux bâtiments, boulevards avec circulation automobile intense, magasins, cinémas, pâtisseries, librairies. Tout semblait l’appeler au-delà des ombres sur la mer atlantique, au-delà des récifs et des oiseaux dont elle connaissait le cri le chant, les yeux des hommes sollicitaient sa jeunesse, promesse d’indépendance, de séparation des parents, enfin passée en zone hors de contrôle, sa vie brûlante loin du bourg et de l’église à deux pas des falaises. Jusque-là rien de tel n’avait été imaginable et soudain le labyrinthe de la métropole régionale s’offrait telle une terre étrangère enivrante. Multitude diversité vacarme. D’un coup la soif de liberté lui avait sauté à la gorge. Oui cette ville deviendrait son territoire d’émancipation, c’était sûr, désormais elle ne souhaitait plus qu’une chose, se débarrasser de cette ruralité qui lui collait à la peau comme une mauvaise odeur, comme une preuve d’indigence. Ville ventre cocon pour éclore. Et tandis que le père lui procurait des explications qu’elle écoutait pour ne pas lui faire de peine, elle se disait qu’elle se débrouillerait bien toute seule, que sur ce nouveau sol elle grandirait encore, deviendrait jeune fille puis femme. Elle savait ce qu’elle voulait ou plutôt ne voulait pas. À ce stade il lui échappait tout de même qu’elle devrait une sacrée part de son devenir à cet homme qui ce jour-là lui avait mis les clés en main sans forcément se douter que la grande ville engagerait sa cadette à la métamorphose l’avalerait l’entraînerait dans une existence très éloignée de lui. Comme si un lieu pouvait nous détourner du cours principal de l’histoire, nous inviter à conquérir l’inattendu sans pour autant nous faire oublier nos premiers territoires, nos chères premières années qui nous ont échappé et continuent à battre en nous comme une pluie.

proposition n° 27

Il fallait bien partir pour arriver quelque part, partir d’un lieu pour arriver dans un autre — d’une ville dans une autre — si bien que l’arrivée commençait bien en amont, commençait au cœur même du long voyage qui la ramenait chez elle — comme çà qu’elle nommait son pays d’origine où elle ne vivait plus mais où sa maison d’enfance était toujours habitée par l’un de ses parents — et c’était un voyage qui traversait le pays en travers, du sud au nord-ouest, qui nécessitait plusieurs moyens de transport et un certain nombre d’heures en tenant compte des délais et des aléas. Du coup elle n’en finissait pas d’arriver. À chaque étape du parcours elle y pensait, déjà lorsqu’elle garait sa voiture dans le parking de l’aéroport de la ville du sud, prenait son ticket et marchait en roulant sa petite valise sur les trottoirs verts jusqu’au hall, passait la police, attendait dans la salle d’embarquement. Elle s’était levée bien avant le soleil, avait contourné la ville endormie — elle connaissait par cœur le chemin, l’enfilade des feux pour s’extirper des quartiers construits depuis l’implantation du tramway, les zones commerciales interminables, le vaste carrefour où prenait l’autoroute. L’aéroport était calme à cette heure, voyageurs débarquant à la limite de l’heure imposée par la compagnie. Une fois dans l’avion, elle se retrouvait seule comme démunie, décollage imminent. Rien ne se voyait de ses pensées, de son cœur prêt à se fendre à l’idée du lieu où elle était en train de se rendre. Elle ouvrait un journal pendant le décollage, frissonnait dans l’instant où l’avion s’arrachait à la piste puis plongeait les yeux par le hublot pour observer les découpures du littoral, la ville couchée dans la plaine, les autoroutes avenues rivières qui ondulaient à la surface ainsi que des longs corps d’animaux. Il fallait donc partir pour arriver, s’arracher à une terre pour en atteindre une autre — une autre familière et aimée —, et dans cette transportation il semblait s’ouvrir en elle comme une loge secrète uniquement sensible à cette idée, à cette image de l’arrivée qui n’en finissait pas de se dessiner.

À présent il fallait atterrir, récupérer son bagage au pied de l’avion, avancer anonyme dans la file des passagers jusqu’aux bâtiments, faire vite, se presser, doubler les gens qui bavardaient ou traînaient, une sorte d’urgence la prenait soudain à sentir proche de ce qu’elle cherchait (il y a quelques temps son père l’attendait dans le hall des arrivées et elle cherchait sa silhouette, le cœur au bord des lèvres, une époque désormais révolue). Elle filait dehors, gagnait les bâtiments de location de voitures, faisait la queue au guichet en évitant de regarder les gens. L’impatience la gagnait s’il y avait trop de lenteur. Enfin elle avait les clés en main et récupérait son véhicule. Une épreuve encore que de quitter l’ensemble aéroportuaire en lisière de ville, échapper à la circulation intense de la double-voie, bifurquer sans faire d’erreur sous peine d’embarquer sur le pont (ensuite demi-tour impossible), bien lire les panneaux routiers, noter au passage certains changements, par exemple l’amplification du trafic ou l’élargissement de certaines voies. Ouf ça y était, la grande ville de l’ouest était dans son dos. Encore cinquante kilomètres. Longue traversée d’épaisseurs de campagne avec hameaux regroupant des fermes et des maisons neuves, terres cultivées, mares bordées de peupliers, prés où paissaient des troupeaux. Le manque de sommeil se manifestait à cause de la vitesse constante et du ronronnement du moteur. Elle s’arrêtait cinq minutes pour respirer, songeait à ce que ça lui faisait de revoir ce pays, sentiment vif et profond qui la troublait et soulevait dans sa gorge des ondes singulières. Le moment était proche désormais — celui qu’elle préférait — où la route allait commencer à descendre vers la ria. Alors l’air changeait, la nature des oiseaux, l’allure des arbres, l’océan tout proche brusquement. Combien de fois avait-elle visionné le film de cette arrivée sur le port exactement niché dans le creux, sa gare à un seul quai, les rues avec belles boutiques, le môle principal, les bateaux, la halle au poisson, le château, plus loin les plages et quelques bourgs dont celui où se trouvait la maison familiale. Et ça se déroulait toujours de la même façon (même si sa dernière visite était lointaine, ses envies demeuraient les mêmes). Comme un mécanisme bien rôdé qui recélait toujours quelques surprises : eau ou vase dans le port, force ou douceur du vent, qualité de la lumière — généralement les nuages remontaient du cœur de la mer pour envahir les terres, ainsi le littoral demeurait lumineux, vierge bien qu’habité, unique. Elle regardait reconnaissait. C’était comme un élargissement. Elle passait par le môle jusqu’au château, longeait la côte en observant la mer sur sa gauche, faisait une pause à hauteur des Petites Vallées pour retrouver l’odeur de l’algue. Enfin rejoignait la vieille église noire, bifurquait pour lentement remonter la rue jusqu’à atteindre son but. Restait à garer sans bruit la voiture dans le chemin derrière la maison, à pousser le portillon au claquement singulier. Une silhouette apparaissait sur le seuil et levait les bras vers elle.

proposition n° 28

Pour atteindre cet endroit — inaccessible en voiture ou en autobus, encore moins en train —, il faut marcher simplement, mettre un pied devant l’autre. Laisser venir le paysage à soi par fragments, éclats, minuscules flottements. Tout dépend de la température et de la force du corps capable de courir peut-être, de pousser ses foulées jusqu’à atteindre une vitesse idéale pour percevoir le vent sur la peau et dans les cheveux ainsi qu’une offrande. De toute façon traverser le bourg. Courir sur le trottoir à longer les maisons, les jardins, dépasser le carrefour en faisant un signe de la main en direction de la voiture qui freine pour laisser le passage, jauger chaque zone de gravillons, dénivelé, creusement dans la terre, fissure ou décalage dans la bordure en béton (le moindre heurt déstructure la course et peut entraîner la chute). En même temps observer la progression des nuages au ciel, ce dernier de plus en plus vaste à s’approcher de la frange littorale, s’insinuer dans cette fente que le corps ouvre à traverser régulièrement l’espace bâti ou non comme s’il s’agissait d’une porte, d’un tunnel invisible, et dans ce mouvement exécuté en harmonie avec l’entour et la pleine lumière, se laisser pénétrer par une drôle de sensation en train de s’inventer entre vision et libération, chaque membre, chaque fibre fortement engagés dans la course. La descente est facile jusqu’à l’église puis dépasser le café qui sert aussi de bureau de tabac, ralentir au risque d’apercevoir quelqu’un de connu accoudé au bar ou installé avec un livre à une table, noter le bâtiment sur la gauche où était installée naguère une célèbre poissonnerie tenue par une famille du coin, le nouveau restaurant ouvert même en hiver. Des pensées circulent dans le cerveau en même temps que le corps poursuit l’effort, stimulé par l’espoir de mer, en même temps que les yeux guettent les variations du bitume et s’accrochent aux écumes et miroitements de la baie sitôt que l’espace s’ouvre, bientôt, juste après les cyprès torturés. Et le corps en sueur et enchanté s’installe sans cesse dans de nouveaux rythmes en fonction du terrain et de ses forces en réserve, s’adapte au sentier de poussière qui finira par s’extirper des zones de circulation ordinaires. De cap en cap, au-delà des vieux murs rehaussés de brande, ça va devenir plus sauvage, plus grandiose. Les plages sont de vastes sillons remplis de sable allant s’évasant vers les rochers découverts. Parfois niché dans une végétation de saules et de roseaux, un étrange hameau : maisons basses et paillottes avec terrasse sur pilotis pour contempler les vagues. Aussi une cale à bateaux, rendez-vous des fêlés de vent et de voile. Des quartiers peu fréquentés hors saison pour courir librement.

proposition n° 29

Il n’est pas d’ici, il ne parle pas la langue, la plupart du temps il se cache. Non pas parce qu’il a honte mais parce qu’il a peur. Elle l’a rencontré une fois dans sa ville, ou peut être une autre ville dans un autre pays. Il ressemble à beaucoup d’autres venus de loin, cette expression perdue sur le visage qui parle de l’origine, de la difficulté, de la peur que tout en lui évoque : la voussure du dos bien qu’il soit jeune, les bras rabattus sur le ventre, le regard qui fuit, se réfugie dans un recoin du sol, fixe un tas de poussière, un carreau de dallage, une poubelle, un papier qui vole à chaque rafale de vent. La peur tue l’envie de révolte. Il s’organise du mieux qu’il peut avec ses menues possessions, elle le voit même si elle ne veut pas montrer trop d’insistance, rester trop longtemps à proximité de l’endroit où il campe. Elle voit combien il prend soin des objets qu’il possède, combien il les protège. Elle sait que le soir il s’associe avec quelques autres comme lui – sans doute viennent-ils du même endroit de la terre —, à plusieurs on assure mieux la surveillance des affaires car s’ils les perdaient, ce serait encore plus difficile à cause de la pluie et du froid ou au contraire de la chaleur. Demain n’existe pas. Ils espèrent. Comment savoir ce qu’il faut faire. Rester caché pour échapper au réseau, prier pour une issue. C’est donc dans une espèce de niche entre deux bâtiments sur le boulevard qu’ils ont fait étape, entre centre et zones périphériques pas bien loin de la gare avec des tas de véhicules qui circulent, un coin où il leur paraît moins difficile de survivre qu’en plein ville ou en pleine campagne. Quelques commerces de proximité. Le primeur laisse des caisses devant sa grille le soir, il a une conscience, pas des mauvais bougres il le dit souvent, c’est seulement qu’ils n’ont plus de pays et que c’est une chose terrible, alors il fait ce qu’il peut à son échelle. Il ajoute sur la caisse une ou deux baguettes avant de fermer sa boutique. Un paquet de bonbons. Une veste dont il ne se sert plus. Les habitants du quartier ont dû voir la caisse et le pain en évidence et la veste en rentrant chez eux – après comment trouver la paix dans leur logement bien équipé et devant leur dîner. Mais ils oublient vite, ou alors ils ne voient pas — une réelle capacité chez certains à décaler les yeux au moment opportun. Elle vient guetter à la fermeture des magasins d’alimentation, attend qu’il vienne, lui seul ou avec un autre — ils quittent leur refuge quand les rues se vident. Elle tend une couverture, un thermos de thé, dit quelques mots, ébauche un sourire. Ce n’est pas grand-chose de la part de quelqu’un qui a une histoire, un endroit de naissance où il peut retourner s’il veut, et même une maison de famille pour passer des vacances, un pays, en tout cas c’est mieux que l’indifférence. Le béton est dur aux épaules, les murs sont des frontières, la ville est un étouffoir, la ville est un désert avec des hommes qui détournent les yeux et s’essuient le visage.

proposition n° 30

Comment y échapper, combien de temps ça durerait – une heure au moins, peut-être deux —, voilà ce qu’elle se disait à chaque fois qu’ils arrivaient au village dans la 2CV grise, tournaient dans l’allée en herbe pour se garer à hauteur du portail grillagé qui ouvrait sur le jardin où couraient les chiens. C’était au cours d’un après-midi de la première semaine de l’année. Son père tenait à visiter une tante à qui il devait beaucoup (elle l’avait recueilli à son adolescence, nourri, habillé durant les années difficiles au début de la guerre) et la présentation des vœux demeurait un rituel obligatoire auquel la famille se trouvait inévitablement associée. Pour les enfants, c’était une séance pénible. D’abord parce qu’elle était imposée, ensuite parce qu’ils avaient l’impression de reculer dans le temps à gagner cet endroit écarté de la petite ville et du bord de mer, à pénétrer ce pan de campagne qui leur rappelait d’où ils venaient vraiment et à rencontrer ces gens qui leur paraissaient des ancêtres. Ils détestaient ce sentiment de régression. C’était janvier. Le jour était désolé et froid, tout le monde avait mis un manteau et même une écharpe. Ils descendaient de la voiture, poussaient le portail et s’avançaient dans le jardin, regardaient leurs chaussures déjà boueuses alors que s’élevait une grosse voix depuis la cuisine. C’était l’oncle. Entrez donc mes petits, entrez entrez. Dame bon sang, pas chaud dehors. Et le monde pénétrait à son invitation dans la grande pièce obscure où le vieux couple mangeait dormait vivait, s’attardait un moment debout devant l’âtre, le temps de les embrasser, les deux, de leur offrir la boîte de chocolats qu’ils avaient apportée et de réciter le couplet bien huilé des vœux qui s’achevait dans la bouche des enfants par la formule consacrée : Le paradis à la fin de vos jours. Dame sacré, c’est qu’ils sont bien mignons ! s’exclamait la tante, costaude dans son sarrau gris de tous les jours, tout en leur tapotant la joue ou la tête, puis sortant de son buffet la boîte de gâteaux et le bocal de cerises à l’eau-de-vie, l’oncle invitant le père à s’assoir pour échanger les dernières nouvelles du pays, les naissances et décès, les intempéries. Ils levaient leur verre : Bon ben à la nouvelle hein ? C’est qu’elle nous rapproche du tombeau, faudrait pas oublier ! À chaque fois elle éprouvait le besoin de s’essuyer les joues suite aux embrassades forcées, l’odeur de la pièce avait tendance à l’écœurer, mélange de lait, de résine et de paille souillée. Elle restait assise gentiment au bout du banc, le temps de grignoter son biscuit. Patientait. Une poignée de minutes. Tout comme son frère. Se disait que chaque année c’était le même refrain, que ça ne servait pas à grand-chose, ces souhaits de bonne année, puisque toute une vie ne suffirait pas à les réaliser et puis personne n’y croyait vraiment. Enfin elle entraînait son frère au jardin pour aller jouer avec les chiens qui ne demandaient pas mieux. Surtout ne traversez pas la route hein ? Qu’on n’ait pas loin à vous chercher. De toute façon ils préféraient la rudesse du jardin d’hiver et la fougue des animaux noirs qui leur sautaient sur le ventre et leur léchaient le visage, aux conversations sans intérêt pour eux et à l’atmosphère irrespirable de la pièce de ferme, si basse de plafond, qui servait à la fois de cuisine et de chambre où avaient dû naître et mourir certains de leurs ascendants. D’un coup l’air froid les revigorait. Ils se mettaient à courir comme des fous, disparaissaient dans le taillis des mimosas, talonnés par les bêtes, et répétaient en riant : Bonne année, bonne santé, et patati et patata.

proposition n° 31

En marchant dans la ville on ne pense qu’aux vivants, aux autres qui marchent comme soi. On ne voit que la ville des vivants. Et puis un indice : une stèle, une dalle gravée, un nom de rue, une statue, une plaque commémorative, une enceinte en pierre avec des silhouettes d’arbres, un fourgon noir. Des figures confuses surgissent tout à coup, nous étreignent la poitrine en ce jour pourtant où tout va si bien, on se retrouve assis sur un banc de l’esplanade à réfléchir et se souvenir, à suivre une rue au nom d’un musicien disparu. La ville porte trace de tous ceux qui ont crié en naissant, elle brasse les visages et bruit de multiples histoires. La ville est pareille à une entité géologique, sans cesse remaniant ses terrains, étendant ses cendres et poussant ses grondements du tréfonds des tombes à travers les fissures d’écorce. La ville est comme vivante de ses morts. Et il y a des endroits où on sent davantage la multitude passée à la trappe. Par exemple les parkings souterrains, les tunnels, les caves d’opéra ou de salle de concert. Un genre d’humidité suinte à travers les épaisseurs de ciment, pique les yeux. Sûrement l’âme du musicien adoré qui remonte ainsi que l’eau, mélodies infiltrées par tous les canaux de la terre. Personne ne sait mais il est là encore, ça vibre sous les pieds de la foule qui traverse la place au dallage glissant, ça improvise. C’est lui sûrement – comment la ville ne pourrait-elle pas se souvenir ? Assise sur le banc elle pense à lui. Elle se souvient de sa voix douce, de la façon qu’il avait de se déplacer sur la scène, d’étreindre son instrument tel un corps à faire danser. Si vite emporté. Elle se souvient de certaines nuits de musique et de poésie, du concert lorsqu’on a brûlé sa dépouille. La vie est pareille à une courbe, à une trajectoire d’étoile. Il y a aussi ce vieil ami qui aimait bavarder et arpentait la ville à bicyclette, jambes piquetées de taches rousses. Un jour son cerveau s’est vrillé. Maintenant il repose dans une case de St Lazare auprès de sa mère, un vaste lieu protégé de cyprès avec chapelle pour se recueillir. On y entre par un lourd portail rouillé, on s’y promène, on évoque les noms à haute voix, toutes ces plaques offertes au soleil dans cette extension singulière et mélancolique de la cité. Elle pense à son père enseveli il y a peu sous la terre et le ciel atlantique. La nuit d’avant le rituel, il y avait eu une tempête et le ciel au-dessus de l’église près des plages était bouleversé de nuées blanches qui couraient en travers. Plus de bâtiments, plus de tombes, rien que du ciel. Partout les traces des morts demeurent, tatouées dans le ciel et la chair de nos villes.

proposition n° 32

À partir du moment où elle a habité cette ville – une ville qui peu à peu deviendrait la sienne même si elle aurait préféré vivre près d’un rivage, mieux encore sur une île pour profiter d’expériences plus naturelles, — elle a épié le ciel, les incendies dans le ciel, les déluges, les poussières, les profusions d’étoiles, les pluies, les pénombres, les soleils couchants, les grandes clartés et les assombrissements subits. Cette ville était très différente de celles qu’elle avait fréquentées et visitées jusque-là (son pays d’avant était constitué de côtes plus ou moins sauvages et de bocage alors que cette nouvelle cité s’était étendue à la faveur de terrains calcaires recouverts de garrigue et avait investi des petites collines et des vallons). Et ce n’était pas seulement la topographie, la nature du sol et des végétaux qui s’y plaisaient qui la rendaient différente, c’était aussi la latitude, le climat, la fluctuation des températures, le régime des vents, la circulation des eaux entre le sol et l’air, la vaporisation, la chaleur, la moiteur. Il faut dire que tout au début, dès son premier automne, il y avait eu des orages qui l’avaient saisie et avaient éveillé sa peur. L’eau courait partout à hauteur du genou –- jamais elle n’avait vécu ça —, les voitures partaient à la dérive et le ciel demeurait terrifiant plusieurs jours d’affilée, délivrant des clameurs noires. Elle avait développé envers lui une sorte d’appréhension qui semblait la guider vers des zones d’inquiétude inépuisables et l’entraînait au repli. Ne pas bouger. Le regarder par la fenêtre, guetter sa voix et ses couleurs. Espérer un changement –- prier presque. Comme ça qu’elle avait commencé à observer toutes les choses qui arrivaient dans ce nouvel azur, choses qui continuent à l’étonner par leur âpreté et leur brutalité. En été le contact des toitures à l’espace est aussi net qu’un trait d’encre sur papier. La lumière se réverbère sur le rocher fissuré des collines -– près de 2700 heures d’insolation par an, ça plombe. Aussi sur la carcasse d’acier des avions qui coupent très haut, laissent des tranchées. Le ciel a une couleur presque trop nette, trop pure. Dense et minérale. Exacerbée par les vents violents. Immuable. Le ciel est un bloc bleu. Il se déploie, écrase la ville, même les immeubles à plusieurs étages. Et si rares sont les journées avec nuages caracolant d’un bout à l’autre comme on en voit sur les rivages ou par-dessus les îles. Les désordres du ciel se condensent dans les intersaisons, elle l’a appris, elle redoute. À marcher dans la ville, la brûlure traverse le corps de part en part, chasse le mal. Presque jamais de brouillard – elle le regrette. Vents violents, pour ça oui. À chaque saison son lot de ciels ébouriffés ou limpides, impitoyables ou silencieux.

proposition n° 33

C’est comme autant de vies secrètes qui se frôlent, parfois se heurtent, réagissent, crient, se faufilent tels des poissons glissants, rebondissent à l’image de bulles de savon sur les trottoirs ou contre les murs secs, empruntent les transports en commun à se toucher le bras ou l’épaule et parfois davantage aux heures bondées, se regardent, se confrontent ou s’évitent, tous en vrac dans la cité captifs du même présent se pressant dans les bus, les halls de gare, les banques, les centres commerciaux, les bâtiments administratifs, les écoles, les cinémas. Vies secrètes qui pourraient se raconter autour d’un feu de camp – il suffirait d’un rien —, se dévoiler lentement autour d’un verre dans un café ou assis sur un banc du parc à regarder les oiseaux : les mêmes maux, les mêmes petites joies, les mêmes passions et interrogations sur la vie la mort la souffrance le bonheur à des degrés divers, car l’air vibre de ces mélanges et croisements possibles dans la ville qui ne cesse de s’étendre jusqu’à rejoindre les collines, et on bien a conscience qu’on pourrait noyer son interlocuteur si toutefois une relation s’établissait et si on prenait les choses depuis le commencement, tonnes de paroles déversées sans préméditation – autour de la naissance, des parents, de l’enfance vécue dans un autre contrée, peut-être un autre pays – et certains mots reviendraient plus fréquemment que d’autres, entraînant des développements fortuits (famille, mariage, enfant, maladie, exil). Comme çà qu’on en viendrait à raconter une peine récente, un ennui, une situation compliquée à résoudre, et bien sûr ça prendrait un peu de temps parce qu’il faudrait citer les noms des intervenants dans l’affaire (mon mari, mon fils, ma mère, mon patron, mon propriétaire), les replacer les uns par rapport aux autres tout en expliquant que c’est difficile de s’en sortir, qu’il n’existe pas de solution miracle, ce qui engagerait en retour des encouragements, des élans de compassion, des confidences, échanges pareils à des ruisseaux qui affluent vers la même rivière.

Et donc ça arrive, cette fois à la boulangerie, mon chien est mort, on l’a piqué, ah c’est dur de perdre son animal de compagnie, et tout cela est si sincère qu’on pleure presque même si on n’a jamais rencontré l’animal, parce que tout simplement on a déjà vécu l’événement soi-même, et on repart dans l’autre sens en imaginant le chien, la jeune fille caressant la tête du chien, son chagrin. Une autre fois chez le coiffeur ou dans le tram : mon fils s’est fait larguer, quel malheur, ou bien j’ai perdu mon boulot. Et le type est si en colère, ses mots si agressifs qu’on n’a pas envie de l’aider, seulement s’éloigner et passer à autre chose. Fuir le routard qui traîne sur les marches du théâtre et réclame qu’on lui jette une pièce, fusiller du regard la sans-gêne qui tripote les fruits de l’étal avant d’en choisir deux, éviter l’étudiant qui distribue des publicités ou mène une enquête pour une rétribution minime. Parfois céder à l’attraction d’un visage, acheter des bonbons à un gars qui sourit, flirter, se relier. Tant de fortunes diverses, croisements, frottements. Dans la plupart des espaces de la ville le kaléidoscope est en marche, d’un jour à l’autre presque identique avec personnages interchangeables – paroles gestes mimiques permettant de les situer sur l’échelle sociale, de peser leur besoin, la nature des liens entre eux. Le silence aussi parfois entre les mondes, le repli des corps, les barrières infranchissables, les déserts. Oui, impossible parfois de se rejoindre dans le dédale des rues, des âges et des origines.

proposition n° 33
SUD

Été comme hiver, céder à l’attraction de la lumière. S’arracher à la résille urbaine, traverser les quartiers d’immeubles regroupés autour de supermarchés géants, s’engager sous les autoroutes et les voies rapides pour gagner une partie de la plaine, plus basse et plus poreuse, facilement inondée. Filer plein sud. Un moment côtoyer la rivière qui taille son cours entre les digues pour rejoindre les étangs et puis la mer. Quelque chose dans l’air à la fois de doux et de brillant qui pourrait tenir sa promesse à condition de tenir le cap, d’aller jusqu’au bout, là où il n’y a plus que l’eau et la ligne d’horizon. Vent soudain plus présent. L’herbe est sèche partout. Taillis. Roseaux. Il y a des bêtes dans de vastes enclos définis par des haies broussailleuses : chevaux, jeunes taureaux. Quelques hommes vaquent dans leurs parages. Les bêtes courent à la folie ou grondent ou vont se mettre à l’ombre des arbres maigres à toucher les barrières croisillonnées. Toujours une sensation de fouillis dans ces zones de transition malmenées par l’urbanisation, oscillant entre l’envie de campagne et l’attraction du profit (terres peu fécondes, juste bonnes à bâtir ou à y installer des campings). Marge entre deux réalités, deux époques, deux mondes. Il existe encore des chemins d’ornières qui se perdent dans les fourrés et vont rejoindre la bordure fluctuante des étangs. Ils sont allongés contre le littoral, échappent aux circulations habituelles même si on perçoit toujours un tumulte plus ou moins lointain de voitures, un trafic. L’été le ciel est en feu. L’hiver ça souffle dur et ça lève de l’écume sur le vert des étangs. Les échassiers aux ailes roses ont du mal à résister dans les bourrasques. Bientôt le canal et toute une vie organisée en ses rives, anciennes cabanes de pêcheurs faites de bric et de broc parfaitement nichées dans les roselières, la plupart devenues aujourd’hui maisons d’habitation dont la précarité encore bien visible prolonge les charmes d’avant. Comme un repli, une frange indéfinie soumise aux vents et à l’opulente lumière où rôde une population peu encline au partage avec les étrangers. Les canots à l’amarre parlent de liberté, de promenade solitaire. Monde à part opposé à l’idée de ville. Plus au sud encore. Suivre le cordon littoral — désert hors saison — pour accéder à l’horizon qu’elle aime contempler, assise sur la plage de galets. Le passé s’abolit. Les déferlantes rugissent, assaillent le littoral, creusent des sillons jusqu’à la cathédrale blanche et rognent le rempart fragile juste avant les lagunes, sans cesse rongent rongent le continent. Elle vit de cela, de cette démonstration de puissance, de cette perte constante, de ce qui repart de soi dans le tumulte — comme une érosion obligatoire pour profiter du vivre et de la solitude.

NORD

Quartier des facs et des bars étudiants — à la limite d’expansion Nord de la ville (ou presque) à la fin des années 70. Elle y a débarqué un jour de septembre avec son sac à dos, quelques livres et un oreiller en plumes dont elle ne pouvait se passer. Première rentrée en sciences de la terre. Le quartier Nord allait devenir son nouveau monde, sa zone d’influence. La cité universitaire était plantée sous les pins sur des terres orangées, le resto juste à côté. Elle ne connaissait personne, rapidement avait rencontré une fille originaire de Brest qui suivait les mêmes études qu’elle. C’était moins triste le soir ensemble, au moins s’avaler une soupe en sachet ou partager un sandwich augmenté de biscuits secs et de crème vanille, le matin faire route le long des grilles interminables du domaine scientifique jusqu’à rejoindre le bâtiment de géologie ou la salle de TP, toutes deux éprises d’une même satisfaction, celle d’échapper à un sort plus servile si elles étaient restées dans leur province sous le joug des familles. La nuit il y avait un type qui se cachait dans les buissons autour des bâtiments de la cité pour épier les filles dans leurs chambres. Personne n’avait réussi à le coincer. Elle n’en avait pas peur. Quand elle devinait sa présence, elle le chassait, lui criait dessus en fermant ses volets. Elle en parlait avec Joseph, un ancien marin à la retraite qui tenait le bar du resto U et ils s’accordaient à penser que les humains avaient tout de même des mœurs bizarres. À la frontière nord de la cité s’étendait le parc zoologique, puis une campagne peuplée de beaux villages (les universitaires y achetaient à l’époque des terrains ou des maisons pour trois fois rien). Là commençait le territoire du calcaire et du genévrier, garrigues et chaînons blancs attirant les marcheurs ou les passionnés d’ammonites qui pillaient les combes du côté de Mortiès après chaque épisode de pluie. Elle y ferait ses classes, mal chaussée pour la fréquentation des éboulis, rapidement essoufflée, et y trouverait matière pour son premier mémoire : étude d’un affleurement dégagé par de récents travaux d’aménagement de la route vers Mende — oh pas bien grand son terrain d’exploration : rectangle d’environ un kilomètre carré recouvert d’âpres buissons et de lianes belliqueuses. Elle s’y rendait en Solex (c’était assez loin de la ville et elle n’avait pas d’autre moyen sinon l’auto-stop) et passait l’après-midi à faire des mesures avec sa boussole. Elle s’intéressait aux microstructures contenues dans la roche — fissures, cristaux, filons, plans de faille —, en relevait l’orientation pour se faire une idée de l’état de contrainte de l’écorce terrestre au niveau local à un moment donné de l’histoire. Elle établissait des listes dans son cahier de terrain, N10 N13 N15 (autrement dit x degrés vers l’est à partir du nord, le nord étant la référence), puis elle faisait des moyennes pour chaque type de structure et élaborait la carte de leurs déformations qu’elle affichait carré par carré sur le mur de sa chambre afin d’étayer son rapport. Au retour si c’était en fin de semaine, elle faisait étape chez un géophysicien nantais dont elle avait suivi les cours en première année, établi dans une maison de village. Lui de grande taille et joueur acharné de bridge, sa femme petite et drôle (elle allait rapidement le tromper). Elle prenait le café qu’on lui proposait, montrait ses relevés puis repartait sur son engin — assez peu efficace, il faut bien le reconnaître — pour accomplir les derniers kilomètres jusqu’à la cité dans les pins. Sans conteste la voie du nord serait bien celle qu’elle aurait le plus fréquentée en ce chapitre de sa vie dans la constellation des chemins qui s’échappaient du cœur urbain, à pied ou en Solex, celle qui lui aurait procuré le plus d’émois et qui lui aurait inculqué un parfait usage de la boussole tout en l’initiant à l’odeur du calcaire en plein midi.

EST

Que dire de l’Est ? Zone du levant. Zone de froid avant la lumière. Zone de brume grise et blanche et rose. Point où le monde revient à lui chaque matin. Mais non elle n’a jamais été attirée. Les quartiers Est et tout ce qui s’enchaîne au-delà ressemble à un no man’s land, un territoire brouillé et humide qui lui évoque des choses qu’elle n’a pas trop de pénétrer. Comme un continent qui aurait été regroupé à cette frontière-là, un continent entier aux portes mêmes de la cité, étendu jusqu’au grand fleuve qui coupe le territoire en deux, puis jusqu’aux montagnes et au-delà des pics les plus élevés, une masse dont elle se détourne, lui préférant l’ouverture du Sud ou la richesse des voies du Nord. À ses yeux la route de l’Est paraît sans fin. C’est d’ailleurs à grand peine qu’elle s’extrait de la couronne urbaine surchargée de véhicules et contrôlée par des dizaines de feux tricolores, ponctuée de petits ronds-points compliqués, de zones de commerce où tout le monde se perd, d’immeubles sans couleurs, désormais endiguée par de hautes bordures en béton entre rails du tram et constructions neuves — plus rien à voir avec les belles routes du midi bordées de platanes. Direction rarement empruntée, résumerait-elle. Pas eu beaucoup d’amis dans ces coins-là. Direction des villes taurines. Tout de même retenir ce départ pour Arles lors d’un printemps. Elle conduisait une petite voiture de couleur claire. Assis côté d’elle, un ami étranger fou de bêtes noires et de danses espagnoles. À approcher le Rhône, les vergers étaient tous en fleurs. Elle avait pensé fortement à Van Gogh, à son col rabattu sur sa vie déchirée. Il y avait du vent par rafales qui couchait l’herbe des fossés et des grandes prairies, elle l’avait bien remarqué, et l’air frémissait d’oiseaux affairés. À franchir le fleuve elle s’était souvenue des livres d’Henri Bosco, de ses personnages aux obscurs cheminements, de la permanence des sortilèges sur leurs têtes. La campagne arlésienne s’était profilée, la chair et le sang dans l’arène. Ruelles sombres, bientôt trop de lumière, trop de folie. Avant même le commencement de la fête, son esprit demeurait troublé, tourmenté par la douleur des bêtes dont on s’apprêtait à jouer. Au cours de la soirée, des vents chauds étaient montés depuis le delta et ils avaient chassé la fraîcheur résiduelle de l’hiver, caressé les corps en transe. L’ami avait murmuré à son oreille des mots qu’elle n’avait pas compris.

OUEST

L’Ouest. Toute une histoire condensée dans ce mot – toute son histoire à elle – à tourner le dos au soleil ascendant et à l’attendre pour le voir se coucher dans la mer. L’Ouest, c’est là d’où elle vient, son espace de reconnaissance, de prédilection. On ne peut rien y changer, elle est fille de l’Ouest et ce point cardinal est devenu dans sa bouche synonyme d’origine. D’ailleurs quand elle l’emploie, les gens du sud ne comprennent pas toujours. Depuis qu’elle est exilée dans cette ville, elle a toujours choisi d’habiter à proximité de cet axe de sortie au cas où elle voudrait rejoindre l’atlantique sur un coup de tête. Bien sûr qu’il est loin, l’océan, à des heures, mais ça reste sa direction privilégiée pour une fugue, une équipée. Voyez, ça part droit et net. Double-voie rapide tout de suite happée par des terrains vagues d’une nature passablement dégradée où décidément tout paraît flétri et poussiéreux, où l’on n’a surtout pas envie de traîner – zones d’extension potentielles de la métropole — puis anciennes carrières, lignes haute tension à faire peur, l’univers sec des garrigues. Dans ces coins on rencontre peu de vivants. Durant quelques minutes on voit loin (à fond en voiture, il semble qu’on se détache plus vite, qu’on oublie plus vite d’où l’on vient). Donc on voit loin. On voit les tranchées blanches de la route dans la roche, on voit les vignes et les villages établis dans les trous, on voit l’étrange triangle du pic de Vissou dans l’enfilade des crêtes et l’étirement des nuages dans la voûte métallique qui les recouvre. Il faudra encore un peu de temps pour voir se profiler les premiers territoires rouges aux empreintes de grands sauriens, à moins qu’on ait déjà obliqué vers le nord pour partir à l’assaut des causses. Mais on peut aussi en rester là. Pas forcément besoin d’un très long voyage. Seulement parvenir à ce seuil où l’on voit les tranchées blanches qui éraflent le paysage. Peut-être faire étape dans l’un de ces anciens domaines embellis d’arbres de plusieurs espèces et même dotés de chapelles, pour acquérir des fruits de saison, de l’huile d’olive et du vin. Se rendre jusqu’au lac replié dans sa vallée de roches oxydées, y prendre un bain (l’été les eaux y sont très douces en dehors des jours de tramontane). Une chose qu’elle a faite régulièrement dès qu’elle l’a découvert et qu’elle continue à faire : repos sous les saules, lecture, nage silencieuse d’une berge à l’autre. Dans la foulée du crépuscule, s’en retourner vers la ville désormais toute proche avec en soi ravivée la sensation d’ouest, instillées la perception des sources primitives qui murmurent au dur de la terre et l’espérance des grands courants océaniques.

proposition n° 35
SUD

Été comme hiver, céder à l’attraction de la lumière. S’arracher à la résille urbaine de plus en plus dense – mais jusqu’où ça va aller ? —, traverser les quartiers Sud, s’engager sous les autoroutes et les voies rapides pour atteindre cette portion de plaine, plus basse et plus poreuse, gravement inondée en automne – et ça n’ira pas en s’arrangeant, tout le monde le sait. Un moment côtoyer la rivière anormalement basse qui taille entre les digues pour rejoindre les étangs et puis la mer. Pourtant quelque chose dans l’air à la fois de doux et de brillant qui pourrait tenir sa promesse à condition d’aller jusqu’au bout, là où il n’y a plus que l’eau et la ligne d’horizon. Vent soudain plus présent. L’herbe est sèche partout – longtemps on espère l’eau et quand elle vient, il y en a trop, elle fait du mal. Taillis. Roseaux. Bêtes dans de vastes enclos contenus par des haies broussailleuses : chevaux, jeunes taureaux. Des hommes vaquent dans leurs parages. Les bêtes courent à la folie ou grondent ou vont se mettre à l’ombre des arbres maigres à toucher les barrières croisillonnées. Les hommes vont vers elles. Ils ont peur qu’elles tombent malades ou autre chose – ils ont tendance à s’inquiéter au-delà de la mesure depuis que c’est arrivé. Toujours une sensation de fouillis dans ces zones de transition malmenées par l’instabilité climatique et fragilisées par l’urbanisation qui gagne du terrain, oscillant entre l’envie de préservation et l’attraction du profit. Marge entre deux réalités, deux époques, deux mondes. Il existe encore des chemins d’ornières qui se perdent dans les fourrés et rejoignent la bordure fluctuante des étangs allongés contre le littoral, impactés par la pollution et le trafic automobile. L’été le ciel est en feu comme jamais. L’hiver ça souffle dur et ça lève de l’écume sur le vert des étangs. Les échassiers aux ailes roses ont déserté plus tôt cette année par manque de nourriture. À bien des endroits, rien qu’une croute de sel craquelée. Bientôt le canal et toute une vie organisée en ses rives, anciennes cabanes de pêcheurs faites de bric et de broc parfaitement nichées dans les roselières. Bien que précaires, beaucoup en ont fait leur maison d’habitation — il faut bien se débrouiller. Et maintenant ils parlent de les taxer comme des résidences principales, autant dire que ça grogne chez les pêcheurs. Comme un repli, une frange indéfinie soumise aux vents, à l’érosion et à l’opulente lumière. Les canots à l’amarre parlent encore de liberté, de promenades solitaires – vont-ils les taxer aussi ? Monde à part, monde caché dos à la ville. Plus au sud. Le passé s’abolit. Enfin pas tout à fait, car il y a des choses arrivées au Nord ou au Sud qu’on ne peut pas oublier. Les déferlantes rugissent, assaillent, creusent jusqu’à la cathédrale blanche interdite d’accès (soi-disant pour des travaux de rénovation), rognent les cordons fragiles, sans cesse rongent rongent le continent. Elle vit de cela, de cette démonstration de puissance, de cette perte constante, de ce qui repart de soi dans le tumulte — comme une érosion obligatoire pour continuer à espérer.

NORD

Quartier des facs et des bars étudiants — à la limite d’expansion Nord de la ville (ou presque) à la fin des années 70. Elle y a débarqué un jour de septembre avec son sac à dos, quelques livres et un oreiller en plumes. Sa première rentrée en sciences de la terre. Le quartier Nord allait tenir un rôle important dans sa vie, devenir sa zone d’influence. Aujourd’hui elle ne reconnaît rien, partout ça a surgi de terre dans le désordre : petits immeubles frappés de pancartes À louer, ateliers de reproduction, boulangeries, bars à restauration rapide. Cette expansion accélérée et mal gérée a rendu le quartier épais, boursoufflé. Vulnérable. La cité universitaire est toujours plantée sous les pins sur ses terres orangées, le resto juste à côté, mais on y respire mal. Et faut-il s’attarder à décrire ce qu’elle y faisait et comment elle y vivait et travaillait, ses amis ou son isolement, l’objet de ses études ou la vie privée des uns et des autres, maintenant qu’on est entré dans une phase de méfiance depuis l’été caniculaire et le dernier automne hors norme. Il y a peu un incendie s’est déclenché au parc zoologique et ils ont dû évacuer des animaux, les étudiants de la cité aussi par prévention et les gens des villas autour. Les fumées avaient envahi l’espace jusqu’au resto U et loin dans la ville, l’odeur s’est imprégnée partout. Et on continue à en parler. On parle du couple de panthères tachetées qui a dû être déplacé, on parle de la séquence pluvieuse en cours, particulièrement intense, le Nord et le Sud pareillement tourmentés, le feu et l’eau subis à quelques jours d’intervalle. Et toujours plus d’étudiants à marcher seuls ou par petits groupes le long des grilles interminables pour se rendre à leur salle de TP ou leur amphi, peut-être à imaginer la vie d’après. Autant d’âmes, autant d’histoires à raconter, de peurs entassées dans ces corps un peu penchés, un peu soucieux dès que ça tonne au ciel, comme des chagrins qui tourneraient dans leur cage, mais ça fait partie des choses sur lesquelles il est impossible de revenir, apprises, inscrites à cru, un peu comme l’odeur du calcaire en plein midi.

EST

Que dire de l’Est ? Zone du levant. Zone de froid avant la lumière. Zone de brume. Point où le monde revient à lui chaque matin. En fait revient-il à lui vraiment ? Le jour ne s’enfuit-il pas à peine levé, enchaînant sans s’émouvoir son trajet strictement accordé à la rotation de la planète et au mouvement des galaxies, soumis à toutes sortes de circonstances, sans chercher à développer son chemin propre ? Non vraiment, l’Est ne l’a jamais attirée tout comme l’aube, quartiers pareils à un no man’s land, un territoire brouillé qu’elle a peu fréquenté, lui préférant le décor des lagunes ou les voies calcaires du Nord. Et puis cette route de l’Est paraît sans fin, à grand peine s’extrait de la couronne urbaine saturée de véhicules et contrôlée par des dizaines de feux tricolores, ponctuée de petits ronds-points compliqués, de zones de commerce où tout le monde se perd, de bâtiments sans couleurs, axe désormais endigué dans de hautes bordures en béton entre rails du tram et constructions neuves – ils craignent les attentats, les inondations (encore ça tombe dans le moment où ça s’écrit et qu’est-ce que ça va faire ?). Elle pourrait justifier son peu d’intérêt pour le territoire de l’Est en disant qu’elle n’a pas eu beaucoup d’amis dans ces coins-là. Tout de même retenir ce départ pour Arles lors d’un printemps. Elle conduisait une petite voiture de couleur claire. Assis côté d’elle, un ami étranger fou de bêtes noires et de danses espagnoles. À approcher le Rhône les vergers étaient en fleurs et elle avait pensé fortement à Van Gogh, à son col rabattu sur sa vie déchirée. Il y avait du vent par rafales qui couchait l’herbe des fossés et des grandes prairies, elle l’avait bien remarqué, et l’air frémissait d’oiseaux. Il faut tout de même reconnaître que c’était un beau printemps et les images restent gravées avec le vent et les oiseaux et les couronnes blanches des fruitiers. À franchir le fleuve aux eaux tumultueuses, elle s’était souvenue des livres d’Henri Bosco, de ses personnages aux cheminements torturés et aux obscurs destins. La campagne arlésienne s’était profilée, et bientôt trop de lumière, trop de folie, la chair et le sang dans l’arène. Son esprit demeurait troublé, tourmenté par la douleur des bêtes qu’elle avait vu courir dans les prés bas et dont on s’apprêtait à jouer. Au cours de la soirée, des vents chauds étaient montés depuis le delta et avaient enivré les esprits. L’ami avait murmuré à son oreille des mots qu’elle n’avait pas compris.

OUEST

L’Ouest. Toute une histoire condensée dans ce mot – son histoire à elle – à tourner le dos au soleil qui sort de la terre et à l’attendre pour le voir s’abîmer dans la mer. L’Ouest, c’est là d’où elle vient, son espace de reconnaissance. On ne peut rien y changer, elle est fille de l’Ouest et ce point cardinal est devenu dans sa bouche synonyme d’origine. Mais l’Ouest est loin, à des heures, ça reste néanmoins sa direction privilégiée. Et toujours un sentiment d’insécurité à attraper la double-voie qui taille droit sitôt extirpée des embouteillages, vite happée par des terrains vagues, zones d’extension privilégiées de la métropole. Ces territoires montrent une nature dégradée avec poteaux dessinant des espaces de lotissements, fondations en cours et engins pour construire, puis anciennes carrières, lignes à haute tension traversant l’univers sec des garrigues avec des pylônes à faire peur. Il y a des tranchées blanches dans le rocher où s’engouffre l’autoroute. Enfin on voit loin. On voit les vignes et les villages établis dans les trous, on voit l’étrange triangle du pic de Vissou dans l’enfilade des crêtes et l’étirement des nuages dans le bleu. Elle respire mieux. Bientôt les premiers territoires rouges aux empreintes de grands sauriens – il y a des pancartes explicatives destinées aux touristes pour les inciter au détour. Pas forcément besoin d’un très long voyage. Seulement parvenir à ce seuil où l’on voit le paysage – il faut s’éloigner de plus en plus de la ville pour cela. Peut-être faire étape dans l’un de ces anciens domaines embellis d’arbres et même dotés de chapelles, pour acquérir des fruits de saison, de l’huile d’olive et du vin. Atteindre le lac dans sa vallée de roches oxydées, prendre un bain — les eaux y sont très douces en dehors des jours de tramontane (cette année infestées d’algues d’une espèce particulièrement invasive, ce qui gâte la nage et inquiète les biologistes). Dans la foulée du crépuscule, elle s’en retourne vers la ville désormais toute proche avec en elle ravivée la sensation d’ouest, instillées une part d’angoisse liée au devenir du lac et la perception des sources primitives qui murmurent au dur de la terre.

proposition n° 36
SUD

Été comme hiver céder à l’attraction de la lumière, s’arracher à la résille urbaine, s’engager sous les voies rapides pour gagner une partie de la plaine, plus basse et plus poreuse. Entre la ville et la mer. Plaine instable, fissurée, régulièrement inondée — autant dire marais. Beaucoup hésitent à s’y engager à pied. On parle de zone sensible et même dangereuse, on peut tomber sur des tourbières ou des vasières, s’y égarer, y rencontrer des scorpions et des reptiles. Pourtant quelque chose dans l’air à la fois de doux et de brillant qui pourrait bien tourner la tête à condition de s’aventurer jusqu’au bout, de braver les périls pour atteindre l’endroit où il n’y a plus que l’eau et la ligne d’horizon. Vent soudain plus présent. L’herbe est sèche partout – pourrait prendre feu pour un rien. Taillis échevelé de tamaris. Roseaux. Il y a des bêtes dans de vastes enclos qui courent à la folie ou grondent ou vont se mettre à l’ombre des arbres maigres à toucher les barrières croisillonnées. Des hommes en cuissardes vaquent à leur entour – chevaux et jeunes taureaux. Ces bêtes leur sont précieuses et quand elles s’échappent ou tombent malades, ils se battent pour les sauver. Toujours une sensation de fouillis à pénétrer cette zone malmenée par l’urbanisation, désormais résistante, organisée entre défense de l’espace sauvage et repli. Peu connaissent les chemins d’ornières bordés de haies broussailleuses qui vont se perdent en son cœur et rejoignent la rive fluctuante des étangs. Le sel se dépose en bordure, mêlé aux courtes graminées et à la vase. Parfois longues courbes épousant la forme du rivage, du lie-de-vin au rouge intense. Les échassiers profitent de la réviviscence de la faune aquatique. L’été le ciel brûle. L’hiver ça souffle dur et ça lève de l’écume sur le glauque des étangs. Bientôt le canal et toute la vie organisée à son voisinage, cabanes faites de bric et de broc nichées dans les roselières qui servent de remparts à la fois contre le vent et contre les intrus. S’y sont regroupés gardians, pêcheurs, sauniers, marginaux attirés par la vie au grand air, toute une population mobilisée pour la sauvegarde du territoire et peu encline au dialogue avec les étrangers. Ils sont prêts à combattre, à fermer l’accès au cordon littoral au cas où ça deviendrait nécessaire. Cette zone est pareille à une frange indéfinie et insoumise où les créatures vivent avec vents forts et opulente lumière. Les canots à l’amarre sont vermoulus, ont perdu leurs couleurs mais ils parlent de liberté. Ils savent gagner la mer par le réseau des lagunes, accéder à l’horizon là où le passé s’abolit, là où les déferlantes rugissent, creusent des sillons jusqu’à la cathédrale blanche qui s’empare du regard comme dans un songe. Les résistants vivent de cela, de cette démonstration de puissance des éléments, de cette perte constante qu’elle engendre, de ce qui repart de soi dans le tumulte jusqu’à ce que ça lâche s’il le faut. Ils acceptent l’idée d’érosion, de vie brève, de mémoire à construire. Le marais du Sud est leur territoire.

NORD

Quartier des facs et des bars étudiants — à la limite d’expansion Nord de la ville dans les années 70. Elle y avait débarqué un jour de septembre avec son sac à dos, quelques livres et son oreiller en plumes. Première rentrée en sciences de la terre. Le quartier Nord allait devenir son nouveau monde, sa zone d’influence. La cité universitaire était constituée de bâtiments indépendants à deux étages plantés sous les pins sur des terres orangées, le resto juste à côté. Elle ne connaissait personne. La nuit il y avait un type qui se cachait dans les buissons autour des bâtiments pour épier les filles dans leurs chambres. Elles n’en avaient pas peur. Quand elles l’apercevaient, elles le chassaient, fermaient leurs volets en lui criant dessus. Une fois elles avaient organisé une battue pour lui faire comprendre qu’elles ne se laisseraient pas faire, toutes décidées à lui régler son compte sitôt qu’elles le débusqueraient. Mais elles n’avaient pas réussi à le coincer. En fait l’enceinte de la cité était très perméable. N’importe qui pouvait pénétrer à la faveur d’une brèche dans les murs puis se planquer dans la forêt de pins pour attendre le moment d’agir. À la frontière nord de la cité s’étendait le parc zoologique. Là aussi la limite des domaines était mal définie, et il existait des passages plus ou moins commodes à travers les murailles, les grillages et les bosquets si bien que les étudiants allaient volontiers méditer dans la volière tropicale, travaillaient leurs cours devant les ibis en parade ou le couple de panthères tachetées qui tournaient en bourrique dans leur cage. Cette cage avait beau être grande et bien aménagée, elle n’en demeurait pas moins ridicule comparée au territoire dont ces animaux auraient dû profiter, du coup ceux qui les regardaient ressentaient encore plus fort leur solitude et leurs questionnements sur l’avenir du monde résonnaient encore plus fort à leurs oreilles. Cette porosité des frontières était un problème pour le gestionnaire de la cité qui s’acharnait à vouloir le résoudre et envoyait ses jardiniers réparer les dégâts causés par les passages incessants des résidents ou des rôdeurs. Il y avait aussi des sangliers et autres animaux affamés qui en pleine sécheresse s’aventuraient jusqu’à la ville en quête de poubelles à piller. Au-delà de la cité et du parc zoologique, s’étendait une campagne peuplée de villages, lieux de résidence de la plupart des universitaires qui tentaient d’échapper à la situation chaotique qui régnait désormais sur les quartiers de la fac. La route du Nord la traversait, route qu’elle empruntait régulièrement en Solex pour se rendre sur son terrain d’études : un affleurement dégagé par de récents travaux routiers — oh pas bien grand : rectangle d’environ un kilomètre carré investi par d’âpres buissons et des lianes belliqueuses. Elle observait les microstructures dans la roche — fissures, cristaux, filons, plans de faille —, en relevait l’orientation pour établir de l’état de contrainte de l’écorce terrestre lors de leur formation. N10, N12, N15. Elle notait ses relevés dans son cahier de terrain, faisait des croquis, ramassait des échantillons. Et puis lui revenait en tête ce qu’elle avait entendu dire, qu’au dernier hiver une meute de loups s’était aventurée plusieurs fois dans la plaine. Rien qu’une rumeur sans doute. À partir de là elle n’était plus tranquille, s’inquiétait à chaque craquement dans le maquis, s’accrochait à sa boussole comme à une arme de défense. Au retour elle procédait par étapes, finalement retardait le moment d’entamer la dernière montée avant la cité dans les pins comme si au bout du compte elle s’en voulait d’avoir cédé aux racontars et regrettait l’état de solitude éprouvé quelques heures auparavant. Une chose est sûre, cette voie du Nord resterait en ce chapitre de sa vie et dans la constellation des chemins qui s’échappaient de la ville, celle qui lui aurait procuré le plus d’émois tout en l’initiant à la crainte des bêtes sauvages.

EST

Que dire de l’Est ? Zone du levant. Zone de froid avant la lumière, de brume grise et blanche. Point où le monde revient à lui chaque matin. En fait les quartiers Est et tout ce qui s’enchaîne au-delà ressemble à un no man’s land, un territoire brouillé et humide qui évoque des choses que personne n’a trop envie de pénétrer. Comme un continent qui aurait été regroupé à cette frontière-là, un continent entier aux portes mêmes de la ville, étendu jusqu’au grand fleuve, puis jusqu’aux montagnes et au-delà des pics les plus élevés. Et ces portes existent réellement. Depuis peu ils ont réhabilité des fragments de fortifications qui, associés à des barres d’immeubles administratifs et quelques tours d’observation, constituent une véritable enceinte qui rend possible le contrôle des passants et l’arrêt du trafic automobile en provenance de l’Est. Il faut dire que la couronne urbaine arrive à saturation dans ce secteur. Contrôlé par des dizaines de feux tricolores, ponctué de petits ronds-points compliqués, cet axe est également endigué dans de hautes bordures en béton depuis la construction d’une ligne de tram, ce qui réduit encore la fluidité des passages. Ainsi les autorités peuvent réguler les entrées dans la ville. Les usagers se disent pris en otages. Elle n’en souffre pas, elle n’a jamais eu beaucoup d’amis dans ces coins-là. Tout de même elle se souvient de ce départ pour Arles lors d’un printemps il y a quinze ans – peut-être beaucoup plus. Elle conduisait une petite voiture de couleur claire. Assis côté d’elle, un ami étranger fou de bêtes noires et de danses espagnoles. À approcher le grand fleuve, les vergers étaient en fleurs. Elle avait pensé à Van Gogh, à son oreille, à sa vie déchirée. Et il y avait du vent par rafales qui couchait l’herbe des fossés et des savanes avec des animaux en liberté et l’air frémissait d’oiseaux. À franchir les eaux somptueuses en un endroit peu fréquenté, elle s’était souvenue des livres d’Henri Bosco, de ses personnages aux obscurs cheminements et de la permanence des sortilèges — comme si depuis il n’y avait pas eu de livres aussi puissants dans leur noirceur et leur mystère. La banlieue arlésienne s’était profilée. Bientôt l’arène, trop de folie. Avant même le commencement de la fête, son esprit demeurait tourmenté par la douleur des bêtes qu’on s’apprêtait à sacrifier. Au cours de la soirée, des vents chauds étaient montés depuis le delta (ça arrivait de plus en plus tôt dans la saison) et c’était doux après l’hiver, infiniment doux, et la ville toute entière en était changée. Il fallait en profiter avant la montée en force de la chaleur. L’ami avait murmuré à son oreille des mots qu’elle n’avait pas compris. Elle ne pensait plus au lendemain, à tout ce qui pouvait arriver.

OUEST

L’Ouest, c’est là d’où elle vient, son espace de reconnaissance, de prédilection. On ne peut rien y changer, elle est fille de l’Ouest et ce point cardinal est devenu dans sa bouche synonyme d’origine. Et d’ailleurs ça tombe bien, c’est la sortie la plus rapide quand on veut quitter la ville — la plus libre, c’est-à-dire la moins contrôlée. Et il est possible de rejoindre l’océan dans la nuit sur un coup de tête. La double-voie s’arrache aux espaces construits peuplés de magasins et sillonnés de trams multicolores, tout de suite happée par des terrains vagues de nature dégradée — zones d’extension potentielles de la métropole —, franchit d’anciennes carrières, un champ de lignes à haute tension à faire peur, enfin l’univers sec des garrigues. Après l’abondance citadine on se satisfait de cette pauvreté, de ces bruyères, de cette poudre qui rend glissant le rocher – des éléments bien réels —, de ce soleil impitoyable, même si on se souvient durablement des pylônes géants et du réseau très impressionnant de lignes électriques. Et on est bien content de rouler à fond, d’oublier d’où l’on vient. En haut des premiers chaînons, on voit loin. On voit les tranchées blanches de la route, on voit l’étrange triangle du pic de Vissou dans l’enfilade des crêtes, l’étirement des nuages. Comme un tableau qui s’offre à l’infini. Ça valait vraiment la peine. Et ça nous sauve. Bientôt les premiers affleurements rouges aux empreintes fossiles de grands sauriens. Le spectacle du monde est entier, on ne sait plus sur quelle planète on se trouve. Sur la route de l’Ouest à n’importe quelle heure, la terre est trop rouge, le ciel est trop grand, trop bleu, petites silhouettes humaines prises dans ce vaste décor émues soudain, prises à la gorge entre présent rougeoyant et sentiments très anciens.

proposition n° 37

Tout est bien réel, tu te projettes à travers les lieux habités ou visités depuis ton arrivée dans cette ville, tu navigues entre les différentes chambres à travers la matière des murs, des planchers, des meubles qui se redessinent alors même que tu les as oubliés, les poignées de portes, les œilletons dans les portes, les paillassons en coco dépenaillés et tachés, les couloirs sombres avec la saleté incrustée dans les rainures du lino et les plinthes qui ont tendance à se décoller à cause de la vétusté et du manque d’entretien des immeubles. Tout est là, dans le champ de vision, soudain, alors que tu ne t’attendais à rien. Rien du tout. À commencer par ta chambre universitaire du quartier Nord pareille à toutes les autres chambres de la cité, toutes sur le même modèle avec armoire en plaqué acajou et lit minuscule – impossible d’y dormir à deux —, table de travail devant la fenêtre donnant à l’arrière sur un bosquet de chênes verts. Tu es d’ailleurs au travail, tu t’appliques à écrire, à tracer des cartes et des coupes géologiques au rotring, tu peines, tu te demandes à quoi ça sert tout ça mais tu le fais quand même parce que tu veux obtenir ton diplôme pour te débrouiller dans la vie – tu parles ! tout ça balayé, bientôt renié pour des projets de voyages très lointains. Et puis la cuisine collective au bout du couloir avec évier et plaques électriques où les étudiants étrangers peuvent faire leur popote le week-end alors que les autres sont rentrés dans leurs familles. Deux kilomètres plus au sud, quartier de la rue de la Garenne, ta toute première piaule rien qu’à toi : un deux-pièces de cinquante mètres carrés au sol en linoleum rayé, grosse armoire moche à souhait, tout très moche d’ailleurs (en particulier les tapisseries) mais un charme infini grâce aux fenêtres d’un format inhabituel et à la terrasse qui donne sur un bout de jardin charmant. Voilà que ton cerveau redessine en détail chaque recoin des pièces, les fissures de l’évier dans l’angle, le meuble bas en Formica vert d’eau pour ranger les casseroles avec les lames par endroits qui se détachent du bois, la vaisselle à l’avenant, ébréchée dépareillée, mais rien de mieux pour vivre quand on ne veut pas s’attacher et puis surtout pas cher. Inévitablement associé à ce meublé désuet, le propriétaire : un ancien gendarme arbitre de football à la moustache affreuse et au tempérament autoritaire. Tu n’aimais pas le rencontrer mais ce logement te plaisait, donc tu te fondais en gentillesses quand par hasard tu le croisais et déposais toujours ton loyer à l’heure. Un jour toute la vie bascule côté Sud, route de la Mer, domaine cossu avec maison de jardinier, cette dernière est pour toi, peuplée de souris et de lézards et même quelques serpents nichés dans la plateforme herbue plantée d’arbres de Judée. Endroit rustique, pour ça oui. Même pas carrelé le sol de la cuisine, mélange de terre et de béton très mal mis à niveau, bout de bâtiment aménagé de bric et de broc mais ne prenant pas l’eau – c’est déjà ça —, à l’arrière une pièce par laquelle tu dois passer pour accéder à la salle de bain. Elle est ouverte sur les combles avec tout un bazar recouvert d’un drap auquel tu ne dois pas toucher, les affaires d’un oncle, enfin tu n’as pas posé de questions. Tu as installé ton Mac sur une table branlante, il y avait tout juste la place entre le mur et la fenêtre – à peine deux mètres en largeur, cette pièce, plutôt un vestibule —, mais au moins tu bénéficies de la vue sur le jardin, la mer loin devant (plutôt l’idée de la mer) et la ville en arrière-plan, l’avenue grondante de trafic à toute heure. Déménagements obligés, transits d’un lieu à l’autre, d’un quartier à l’autre. Les appartements des copains visités et enviés, par exemple celui de Michel dans un quartier populaire, si bien placé, si mignon et parfaitement agencé. Tous les amis invités au cours d’une journée anniversaire dans cette cuisine minuscule mais pleine de ressources, contrebasse sur son tapis prête à être embrassée, partitions musicales et livres de poésie ouverts ou empilés, verres en couleur dépareillés, théière en métal où l’hôte ne cesse d’ajouter de l’eau et des pincées de thé et des feuilles de menthe, et il monte un parfum délicieux dans la pièce en même temps que la lumière bascule de l’autre côté de la fenêtre, et c’est en train de devenir une journée inoubliable. Celui de Lise sur une place bien connue, grand et clair – presque trop, tu n’as jamais aimé la grande lumière, préfère qu’elle soit tamisée. Il vient d’être rénové et elle t’a proposé de l’occuper pendant son année d’absence, une aubaine pour toi qui ne fais que passer, ne veux pas te fixer, alors sans trop toucher à ses affaires tu as pris possession du matelas, du divan, installé ton bureau dans un coin tout en rêvant d’un lieu mystérieux qui un jour serait le tien, suffisamment secret, où les objets seraient choisis, anciens, odorants. Un peu à l’image de ce loft situé dans un faubourg appartenant à un couple d’artistes – un modèle de couple, de ceux qu’on croit éternels et puis non, ça se sépare dix ans plus tard –, tu les rencontres souvent et tu adores leur maison dans l’ancien avec son espace ouvert, son escalier métallique qui relie les deux niveaux, ses canapés de récup recouverts de housses blanches qui les rendent si accueillants, ses tableaux baroques, ses objets insolites, ses guéridons de bistrot et ses commodes relookées, ses rideaux en mousseline qui se gonflent comme des voiles quand le vent entre par la porte. Plein centre, une chambre au dernier étage avec vue sur le théâtre et jardin en terrasse où tu as déjeuné deux ou trois fois. Presqu’en sous-sol, appart désordonné et sombre qui sent le linge pas propre et l’huile de moteur – l’antre d’un fêlé de motos. Une courette avec un escalier au fond qui conduit vers une salle de répétition (bien plus grande qu’on ne l’aurait cru) pour musiciens ou danseurs – il y a un vestiaire, des barres d’étirement et des miroirs. Une maison dans un quartier résidentiel, rez-de-chaussée investi par des bibliothèques, divan en velours avec coussins assortis, bureau à tiroirs encombré de revues, quelques pipes qui ont beaucoup servi, pot à tabac en céramique. Partout une couche de poussière conséquente. Rien n’a bougé depuis assez longtemps et tu penses que c’est normal d’attendre avant de tout chambouler après la disparition de quelqu’un (avant de piller, mettre en vente, rayer de la carte). Cette impasse près de la cathédrale, studio d’une copine que tu ne perdrais pas de vue en dépit de son installation sur un autre continent. Une pauvre fenêtre avec une plante sur le rebord qui prend toute la place, une table de cuisine où tu as souvent partagé avec elle des repas simples, des salades de tomates, des parts de camembert, parlé d’études et de virées à la campagne. En bas une boulangerie où tu as acheté des croissants avant l’heure d’ouverture. Depuis la rue on voit les gars travailler par une porte entrouverte et tu sais qu’ils sont nombreux à travailler comme ça dans conditions impossibles avec peu d’aération et que d’autres au contraire, mieux lotis, jouissent d’espace et de calme, ont une vie bien meilleure et vivent dans le raffinement : meubles et tapis de prix, parquets en chêne patiné, bibelots en verre ou en os ou en métal incrusté de pierres fines présentés dans des vitrines. Et aussi la multitude d’objets inertes dans les musées et les salles d’exposition, photographies noir et blanc d’artistes méconnus, tableaux dans le silence des nefs — chemins de croix, nativités, présentations au temple. Tu revisites ces lieux comme si tu avais le pouvoir de traverser les murailles, tu revois chaque détail du sol au plafond, des petits riens, des éraflures, des nuances de peinture, la ville offerte de l’intérieur constituée de ces riens, de ces odeurs, de ces souvenirs, tout ce qui hante l’espace des hommes qui y vivent. Une ville qui ressemble finalement à n’importe quelle ville.

proposition n° 38

Revenir pour voir
Il serait question de plusieurs lieux du retour — ces quelques lieux rares que chacun possède et qui suscitent des émotions particulières. Pour Elle : maison d’enfance au bord de la mer, première piaule rien qu’à elle, premier espace partagé avec un homme, auberge de Guatemala City, cabane en paille dans l’île de Java, cottage près du lac Michigan, appart partagé à Helsinki… Idem pour d’autres personnages.

Il y aura toujours un jardin
Ce qu’il en serait de son rapport à Elle (personnage principal) aux endroits végétaux dispersés dans la ville : parcs, zoo, jardin botanique, squares, friches, jardinets privés, jardins-terrasses, jardins partagés, rebords de fenêtre… en fonction des saisons et des relations humaines qui leur sont attachées.

Qu’est-ce qu’elle a fait pendant tout ce temps ?
Quarante ans dans la même ville. De ses questionnements de jeunesse (sans lamentations), de son présent, de son rôle, de ses liens aujourd’hui avec la cité.

Tout est bien réel, tu sais !
Ce qu’il en serait des navigations d’une fille (Elle) entre son point d’origine (Ouest), sa ville d’adoption (Sud) et les villes étrangères qu’elle visite ou dont elle rêve. Peut-être qu’elle serait en train de le raconter à quelqu’un, une personne chère, un enfant (son enfant ?).

Itinéraire extraordinaire
Elle toujours qui tenterait d’assembler des fragments de natures diverses autour des ruelles, boulevards, places, appartements, maisons, chambres, théâtres, cinémas, magasins, salles d’attente, marchés, arrêts de tram, gares, églises, hôpitaux, rivières, remparts, et en ferait sa carte vitale.

Peuple livré aux rues
Ce qu’il en serait de l’existence des gens et des animaux dans les espaces urbains qu’Elle connaît et fréquente : créatures familières ou de passage, voyageurs (oiseaux et humains). Ce pourrait être un oiseau qui regarde et raconte (une idée comme ça).

La mer pas loin
Toujours la ville (respiration, évolution, turbulences) mais avec l’idée de la mer pas loin et des vents et des plages et des lagunes bordées de terres arides, tout ça projeté dans vingt ans.

Entre ciel et vents
Envisager cette ville du Sud sous l’influence du ciel et des vents (toujours prendre en considération les vents avant de construire), à partir du cœur vers la périphérie dans le sillage de ses habitants.

La ville, objet d’émancipation
Ce serait sans doute quelque chose de très intime à une seule voix, un parcours à travers plusieurs villes, déplacements et chambres habitées.

Panorama méridional singulier
Non seulement l’écusson et ses dédales, mais sa périphérie et ses campagnes dans le regard de plusieurs personnages qui viendraient d’ailleurs et chercheraient leur place au monde.

Une chambre quelque part
Ce pourrait être une sorte d’exploration d’un quartier, d’une ville et de ses périphéries à partir d’un unique point focal, une chambre où auraient vécu des gens sur deux siècles, mais ce serait difficile d’établir une chronologie réelle des différents propriétaires et locataires, alors il faudrait inventer bien des choses, alors sans doute impossible à tenir.

proposition n° 39

… elle ne se souvient pas quand ça a avait commencé exactement, à quelle date ni en quel lieu précis de la ville. Ce dont elle se souvient, c’est qu’une fine pellicule de poussière avait commencé à se déposer un peu partout dans l’appartement, sur sa table de travail, sur les documents et les livres, et davantage sur les feuilles des arbres au voisinage et sur la carrosserie des voitures, et ça quels que soient les courants de l’air, un genre de poussière indéfinissable – non, ça n’était pas cette poussière rouge portée par les vents du sud depuis les déserts d’Afrique, quelque chose de fréquent par ici qu’elle avait constaté dès le début de son exil, non —, une poussière grisâtre issue du rocher où s’étaient installées les toutes premières constructions il y a très longtemps, une poussière mêlée de sable et de fines particules de terre et de béton, et on avait beau la prélever avec un bout de doigt pour l’identifier, on n’y parvenait pas : gris, gris anthracite et vaguement granuleux. Il y en avait sur les cartes postales affichées sur la porte du réfrigérateur, sur la vaisselle, sur les biscuits, sur le thé dans les tasses. Et dehors la poussière infernale flottait, occupait une place considérable dans l’atmosphère, rentrait dans les poumons forcément. Toute la ville était prise. C’était comme un étau invisible enserrant les moindres portions de territoire, humains arbres bâtiments à n’importe quel étage. Comme tous les habitants de la cité, elle avait connaissance de ce grand chantier entrepris pour une vie meilleure après — enfin c’est ce qu’ils avaient dit —, mais elle n’avait pas imaginé que ce serait d’une telle ampleur et que ça deviendrait irrespirable (et encore il ne s’agissait alors que de la ligne 1, il y en aurait d’autres ensuite), surtout avec la chaleur : les gars torse nu ruisselant et casque jaune orangé accroupis dans des tranchées profondes ou débout s’acharnant sur des marteaux-piqueurs, portant des pièces métalliques, noirs de terre et de fatigue à des heures où les autres se gardent au frais, tout ce qu’ils exhumaient des dessous de la ville (sans avoir besoin de creuser bien profond d’ailleurs), tout ce qui se révélait du passé récent et ancien dans ces creusements, ces fossés, ces canaux remplis de tuyaux et de buses qui finissaient par dessiner une ligne de fracturation sur plusieurs kilomètres à travers la cité, du nord au sud, pareille à celles qui ravagent un pays après un tremblement de terre, à un front dans une guerre de tranchées. Et sans doute que le chantier avait commencé à plusieurs endroits en même temps, là où ça dérangeait le moins sans doute (aux extrémités en périphérie) pour se rapprocher progressivement des zones plus sensibles, à savoir les beaux quartiers et les zones de boutique au centre de la ville qui allaient devoir supporter des mois et des mois de bruit – en été le chantier avançait surtout la nuit — et de circulation impossible. Les commerçants n’en pouvaient plus, ils parlaient de chiffre d’affaires en berne, de sinistre, ils réclamaient compensation. Et la poussière continuait à se déposer dans les moindres interstices, entrait dans les cages d’escalier, les chambres à coucher — on l’aurait crue devenue capable de traverser les murs —, et personne n’en pouvait plus de marcher dans les gravats, de contourner des barrières métalliques et de risquer l’entorse en empruntant des chemins constituées de plaques de métal à cheval les unes sur les autres et des passerelles improvisées. Souvent elle regardait les hommes qui besognaient dans la faille et elle se demandait comment ils pouvaient s’y retrouver dans de dédale. Une faille, c’était ça, et ça ne se comblait pas aussi rapidement que ça s’était ouvert. Comme une plaie qui suppure et rechigne à se faire oublier, émettant des substances toxiques et des relents nauséabonds. Pourtant la ville nouvelle avait apparu peu à peu : ils avaient soudé les rails, comblé les fossés, jointé les pavements, asphalté les voies parallèles, installé des abris aux parois translucides ornées de lignes aux couleurs vives, planté de jeunes arbres, recruté et formé des conducteurs, imprimé des carnets de 10 voyages. Des créateurs s’étaient occupés de décorer les voitures — chaque ligne aurait sa couleur, son originalité, ils avaient tout prévu, tout dessiné —, enfin ils avaient inauguré la ligne 1 couleur Méditerranée. Et puis le chantier s’était développé sur un axe est-ouest, ligne 2, et la suivante, nouvelles trajectoires d’une périphérie à l’autre. Ça avait duré des années. Depuis peu, les ciels clairs ou mouillés se répandent à nouveau sur la terre et au long des avenues désormais sillonnées de serpents multicolores, silencieux et rapides. Les chambres ont été rénovées, les rideaux changés, les tasses à thé remplacées, toutes ses affaires personnelles déménagées dans un autre lieu. Et quand elle revient dans la ville, elle trouve commode de se glisser dans le serpent, sûre d’arriver à l’heure à son rendez-vous. Elle garde les yeux ouverts, traverse des quartiers dont elle ne connaît rien. Le serpent tortille ses deux voitures articulées, glisse, emprunte souplement les courbes, accélère. Il sait faire et la ville s’est modifiée autour de lui, c’est fou, parfois on ne reconnaît rien…

proposition n° 40

Sur la route du Nord au bord de la ville, il y a un hameau dans une combe. Quelques champs cultivés, des friches et puis des garrigues. De la roche nue en arrière-plan, affleurements blancs dans la marée d’arbustes robustes et piquants (il y a trente ans, ce hameau participait de la campagne, déjà éloigné et coupé des zones urbaines). Les maisons y sont très anciennes, en pierre et imbriquées tout à fait comme il faut, elles ressemblent à des fermes avec bâtiments annexes qui devaient être des granges et des hangars à matériel agricole, et il y a des treilles sur les terrasses et des plantes grimpantes sur les façades. Le hameau surgit alors qu’on entame un vaste virage, en voiture il faut ralentir — la route descend puis remonte sur environ trois cents mètres. Temps de voir. Temps d’observer même, tant la courbe est douce et lente. Le hameau se révèle lointain, isolé, tapi, ramassé sur lui-même. À cause de la topographie et de la configuration des espaces, il paraît soudé au paysage. Un peu comme une île singulière, distincte du reste, en même temps parfaitement incorporée au décor, un petit monde en marge. Elle se dit que ce doit être bon de l’habiter. Un chemin prend au milieu du virage, serpente au milieu des terres sèches et des vignes jusqu’aux premières habitations. Bordé de banquettes d’herbe verte ou brûlée selon la saison, il roule au bord de l’île. Elle aurait envie de le croire encore sentier, c’est-à-dire en terre et bosselé et rempli de flaques à la moindre pluie — ce n’est sans doute pas le cas, asphalté avec flore des fossés sauvegardée. Et c’est là que ça se joue, que ça se sépare entre monde bâti et monde sauvage (les sangliers rôdent à l’entour et même tout près de ces lieux habités, et d’autres animaux aussi moins communs), entre monde civilisé et monde silencieux, entre monde éclairé la nuit et monde ténébreux. Oui c’est en ce point que ça bascule, avec ce chemin qu’on emprunte encore à pied tandis que le flot impatient des automobiles s’enfuit, poursuit vers le nord, accélérant dans la montée jusqu’à la limite autorisée (attention, il y a un radar au sortir de la courbe, ensuite à nous la liberté). Mais est-ce bien le chemin qui marque la fin d’une zone pour entrer dans une autre, la limite, la frontière, la charnière entre deux marges, ou bien est-ce le radar ? Peut-être l’association des deux — ils sont si proches. Le radar est une borne, le chemin est une ligne. En fait tout dépend du sens emprunté. Quand on avance vers la ville, c’est le radar qui signifie le changement : désormais il faut se préparer, être plus vigilant, dans quelques kilomètres la voie rapide jusqu’à l’orée de la cité. Quand au contraire on quitte la ville, c’est le chemin qui révèle que quelque chose est en train de se modifier. À cause de son allure resserrée, de son air de campagne, de la courbe, du hameau et des affleurements blancs. Et ça se passe d’une seconde à l’autre, le chemin prend tous ces aspects à son compte. On a envie de le suivre, de stopper sur le parking, de s’accorder une pause pour marcher un peu sur le chemin-lisière sans regarder sa montre ainsi que sur le bord d’un nouveau monde avec le sentiment vif d’échapper à ses affaires courantes.

proposition n° 41

Plusieurs scènes reviennent, plusieurs pistes, comment faire. S’embarquer dans l’une vaille que vaille. [1] De toute façon toujours ce même corps de petite fille dégourdie élevée à la campagne, du moins dans un bourg de campagne avec [2] une église (sacrément belle l’église, érigée tout près des falaises) avec office le dimanche matin et chemin de croix le vendredi saint, une certaine pauvreté décelable dans l’allure des vêtements, et plus ou moins au même âge (une douzaine d’années ou un peu plus). Une bonne petite fille qui se débrouillait sans l’aide de personne et marchait de toute la force de ses jambes, bien décidée à en découdre avec la vie qui se proposerait devant. [3] Peu d’endroits qu’elle connaissait alors, peu de zones construites, peu de routes : celle qui dans un sens conduisait au bourg, dans l’autre à la ferme où ils allaient chercher le lait [4] — une route bordée de fossés où croissait une multitude d’espèces vivaces et embouchait sur une route plus fréquentée qui conduisait à un bourg plus important –, et celle qui bordait la côte qui permettait de gagner la crique où elle se baignait l’été et accueillait ses promenades par temps d’hiver. C’était là son territoire, son modeste royaume, son répertoire d’images – bien sûr qu’il survivrait en elle. [5] Il y avait aussi quelques livres mais très peu, quelques-uns qu’elle avait lus à l’école [6]. La ville ne s’était pas encore manifestée, mais elle avait déjà pressenti les limites de son monde d’origine bien que l’océan fût infini et les vagues innombrables. Elle jouait avec son frère à des jeux de voyage, étudiait les cartes de géographie qui lui tombaient sous la main jusqu’à être capable de les reproduire. Le nom de certaines villes soulevait en elle des pensées heureuses, engendrait des rêves de départ. [7] Et voilà qu’elle venait d’atteindre l’âge du lycée, bien jeune encore – surtout qu’elle était en avance –, c’est ce que pensait son père et il s’inquiétait énormément à l’idée de la voir traverser seule la vaste ville pleine de périls. Et que dire de sa mère. Dix ans qu’ils avaient perdu leur fille aînée mais ça c’était une autre histoire, et lui en particulier ne tenait pas à raviver ce fracas, s’efforçant de le comprimer sous silence alors qu’il aurait été nécessaire au contraire de vider l’abcès, de laisser éclater sa colère. Enfin pour lui faciliter les choses, il avait eu l’idée de l’accompagner pour réaliser avec elle les parcours qu’elle aurait à accomplir [8] : de la gare routière à l’internat, de l’internat à la route de Rennes et puis au conservatoire de musique le jeudi. En autobus et à pied. Une sorte d’apprentissage rapide pour se construire des repères. [9] Car sans en avoir l’air il la couvait, sa petite aux taches de rousseur sur le nez qui portait ses gênes – sa petite : une vérité dont il aurait eu envie de douter, du moins pendant un certain temps, parce qu’elle avait des cheveux rouges et c’était une particularité rare non repérée dans sa famille, et puis surtout il aurait préféré un garçon, mais là aussi c’est une autre question – et ils avaient couru l’un et l’autre presque se tenant la main, en tout cas coude à coude, le long des boulevards depuis la zone sud jusqu’au nord, d’arrêt de bus en arrêt de bus, de place en place. Ils avaient marché ensemble. [10]. Et il s’était passé quelque chose entre eux avec la ville autour d’eux. Elle n’avait pas eu peur, et aussi loin que la portait son imagination, [11] elle avait fait confiance à son père et à ses propres yeux, à son corps qui marchait, d’emblée elle avait décelé dans tout ce qu’elle voyait de quoi contenter son attente : filles en pantalons à la mode, garçons attirants, beaux bâtiments, [12] boulevards avec circulation automobile intense, magasins, cinémas, pâtisseries, librairies. Tout semblait l’appeler au-delà des ombres [13] sur la mer atlantique, au-delà des récifs et des oiseaux dont elle connaissait le cri le chant, les yeux des hommes sollicitaient sa jeunesse [14], promesse d’indépendance, de séparation des parents, enfin passée en zone hors de contrôle, sa vie brûlante loin du bourg et de l’église à deux pas des falaises, [15]. Jusque-là rien de tel n’avait été imaginable et soudain le labyrinthe de la métropole régionale s’offrait [16] telle une terre étrangère enivrante. Multitude diversité vacarme [17]. D’un coup la soif de liberté lui avait sauté à la gorge. Oui cette ville allait devenir son territoire d’émancipation, c’était sûr, désormais elle ne souhaitait plus qu’une chose, se débarrasser de cette ruralité qui lui collait à la peau comme une mauvaise odeur, comme une preuve d’indigence. Ville ventre cocon pour éclore. Et tandis que le père lui procurait des explications qu’elle écoutait pour ne pas lui faire de peine, elle se disait qu’elle se débrouillerait bien toute seule, que sur ce nouveau sol elle grandirait encore, deviendrait jeune fille puis femme [18] elle savait ce qu’elle voulait ou plutôt ne voulait pas. Mais à ce stade il lui échappait tout de même qu’elle devrait une sacrée part de son devenir, [19] à cet homme qui ce jour-là lui avait mis les clés en main sans forcément se douter que la grande ville engagerait sa cadette à la métamorphose l’avalerait l’entraînerait dans une existence très éloignée de lui [20]. Comme si un lieu pouvait nous détourner du cours principal de l’histoire [21], nous inviter à conquérir l’inattendu sans pour autant nous faire oublier nos premiers territoires, nos chères premières années qui nous ont échappé et continuent à battre en nous comme une pluie.

proposition n° 42

entre #17 et #18

jardins blancs ou fleuris, jardins précieux dans cette ville pleine d’attrait pour elle, en particulier jardin du numéro 9 qu’elle a fréquenté au quotidien pendant dix ans ou à peu près (d’ailleurs elle le prenait pour le sien, même s’il n’était pas spécifié dans son contrat de location qu’elle en avait l’usage, et alors ? n’avait-elle pas raison de s’octroyer cette liberté ? ces malheureuses platebandes ne servaient à personne, seulement livrées aux pluies et aux herbes mauvaises), jardin associé à Loup qui s’y réfugiait et qui se laissait caresser par Josh – sans doute que le chat ressentait la difficulté à respirer du garçon et sans doute que le garçon mettait toute la douceur dont il était capable dans sa paume qui lissait le poil angora, chacun trouvant dans ce contact et à l’abri des feuillages qui tremblaient dans le soleil, de quoi combler le vide et oublier la cruauté du monde —, oui étrange comme Loup et Josh s’abandonnaient l’un à l’autre quand ils se rencontraient, oh de brefs instants car le chat était sauvage et craignait les mouvements brusques, mais elle voyait bien ce qui se passait depuis la cuisine, elle ne disait rien mais elle voyait le visage de Josh se transformer à mesure qu’il se penchait vers l’animal, soudain il avait l’air si tranquille, débarrassé de tout tracas, comme si ses traits s’étaient lissés et en partie effacés, oui elle aurait pu l’aimer ce garçon-là – bien sûr qu’elle aurait pu l’aimer intensément et bâtir une vie avec lui et avec le chat au poil si doux – mais il y avait du désespoir en lui, et puis son geste extrême et son départ pour le Népal d’où il était revenu transformé, il avait perdu du poids et son regard était rempli de pics enneigés et de songes (l’effet du voyage et de la solitude), il semblait avoir oublié – du moins pour un temps — ses envies de mort violente, il ne le lui dirait jamais mais pas une seconde il n’avait cessé de penser à elle, c’était très fort cette pensée qu’il avait tout le temps dans son cœur (pourtant il savait que la suite entre eux serait impossible), il regardait les temples et les gens en songeant à ce qu’il lui raconterait quand il serait rentré, il lui écrivait sur des petits bouts de papier, il ne pouvait pas la chasser comme ça de sa tête, de son corps réclamant consolation, et c’est dans cet état d’esprit qu’il déambulait sur Freak Street et sur les marchés de la ville aux espaces sacrés et aux statues vénérées comblées d’offrandes

entre #21 et #22

Rouge et brun. Bleu mauve. Noir. Qu’est ce qui soudain la fait basculer vers ce lieu ancien, reculé, enfoui dans sa boîte-mémoire (elle est âgée de quelques années seulement, c’est dans les temps de la mort de l’aînée, grande sœur qui a tant compté pour sa mère) ? Qu’est ce qui soudain l’emporte vers ce temps où la grande la portait, elle la petite, la toute petite, le bébé, « son » bébé comme elle disait, la serrait dans ses bras, la câlinait de toute sa tendresse et tout son savoir-faire d’enfant de 9 ans ? Elle pense que c’est la tasse. Oui c’est la tasse en terre cuite vernissée posée sur le plateau, ou plutôt sa couleur. Couleur émeraude, exactement la même que celle d’une cafetière en métal ornée de fleurs dont la mère se servait à cette époque (elle la tenait de sa famille), une belle cafetière dont la partie haute recevait le café juste sorti du moulin sur lequel il fallait verser l’eau à plusieurs reprises, un objet qui faisait partie du décor de la cuisine – cuisine alors simplifiée : la maison venait de sortir de terre, juste moellons en façade et murs intérieurs hâtivement badigeonnés — et cette couleur inhabituelle et brillante enchantait les yeux de l’enfant trottinant autour de la table et voulant l’attraper si bien que la mère devait pousser l’objet plus loin — une sorte de jeu entre elles deux – et la mère ne manquait pas de frissonner à l’idée du drame qui aurait pu survenir si jamais le café avait chaviré. Couleur profonde évoquant les fractures de la côte où la mer s’engouffre. Couleur d’algue. Couleur chatoyante captivante, désormais hors de portée. Peu à peu, à cause de l’odeur de café frais, elle revoit les contours et certains aspects de l’espace où se déroulaient la plupart des actes quotidiens comme manger, faire la vaisselle, se laver, se chauffer, discuter, écouter la radio. Tant que la grande vivrait, elle — la petite — se laisserait stimulée par ses rires et ses battements de bras et grandirait dans sa présence, et leur mère demeurerait attentive au café en train de passer.

entre #25 et #26

Et cette ville ce faubourg cette ruelle existent et vibrent comme au temps de ses premières découvertes, continuant à jouer un rôle primordial dans sa mémoire de fille (elle en est bien consciente), et aussi ce numéro 9 forcément auquel sont attachés tant d’événements, d’expériences, de saisons, de voyages, de personnages impossibles à gommer au cœur de ces pages qui se remplissent à force de petits bonds sur le clavier à la faveur des matins ensoleillés ou brumeux, images visages remontant du fond herbu tels des poissons affamés, sans oublier la joie qui prend au front à comprendre qu’il est encore temps de tout faire : de dire écrire aimer frissonner étreindre presser sous la main pour extraire le meilleur – le meilleur de soi et du paysage, l’essence parfumée –- et avancer dans sa journée. Lentement et précisément la ville a dessiné sa résille lumineuse derrière les yeux (résille qui ressemble à une carte des lignes de transport d’une grande métropole, emplacements des stations signifiés par des ampoules clignotantes), tissage d’émotions et de séquences visuelles, finalement une sorte de film résistant au temps et nourrissant la chair et l’appétit à poursuivre. Il en est de même pour toutes les autres villes, celles qui ont compté dans la jeunesse — et ça n’est pas rien —, d’autant que sa jeunesse à elle espérait le mouvement, le cri, la tentation, la brûlure, le scandale, le noir, le risque (ce qui peut se comprendre dans la mesure où elle était née dans une localité rurale du bord de mer, aussi elle aspirait à quelque chose de plus dense et de plus dérangeant). La ville allait lui proposer un terrain favorable. Avec ferveur elle avait espéré ce moment où elle entreverrait dans les rues et sur les façades anciennes ou modernes des reflets inconnus et troublants. Ça arriverait, elle le savait – juste un peu de patience — et d’abord revenir vers l’arrière, ranimer la couleur de l’attente.

proposition n° 43

ce qu’il lui reste à écrire, à faire, à penser avant d’aller dormir… ce qu’il lui reste de ce temps passé à l’intérieur de la peau et oublié sous les treilles, de ces lieux rares, de ces quelques villes où elle a séjourné grandi mûri… ce qu’il lui reste de cette aventure d’écriture commencée aux premiers jours de juin : masse de mots surgis de presque rien, fragments, tentatives, avec en parallèle d’autres comme elle conduisant ailleurs leur travail et fouillant leur matière personnelle, elle ne l’a pas vraiment mesuré au début (rien qu’un texte puis un autre) et tout aurait pu être différent si elle avait pris une autre option, c’est ce qu’elle a souvent pensé quand elle était dans la difficulté – d’ailleurs pas sûr que ce soit vrai —, parce qu’il avait bien fallu choisir un lieu où revenir, et elle était restée sur sa première idée, sa toute première chambre, ou plutôt son tout premier deux-pièces affreusement meublé mais parfaitement situé, et hier alors qu’elle roulait vers la ville, elle a stoppé sa voiture près du hameau dans la combe, elle a marché un moment sur le sentier-lisière, poussé ses pas dans un champ de hautes herbes brûlées par la longue canicule, en silence elle a revisité le monde du sud, les garrigues, les maisons en pierre, le ciel fort (la journée était l’une de ces journées magnifiques de septembre où le monde s’immobilise, pas de vent et mer d’huile), d’un coup ça l’a tentée (elle avait besoin d’une heure à tout casser), tout de suite elle s’en est retournée vers le quartier de la Garenne, s’est engagée à pied dans la ruelle qu’elle avait si souvent arpentée, s’est plantée devant le numéro 9 — oui elle l’a fait sans réfléchir pour mettre un point d’orgue à tout ça ou alors pour se constituer un repère avant de continuer plus loin l’histoire —, elle a pris quelques photographies, constaté qu’au bout du compte les éléments essentiels du décor étaient préservés, elle aurait bien voulu saluer Marco mais il n’était pas là (rien de bouleversé dans son garage, vieille porte et enseigne Yacco, l’huile des records du monde toujours accrochée en façade), elle a regardé les bananiers dans le jardin en face, beau en cette fin d’été, c’est à ce moment-là qu’il s’est glissé dans son corps une sorte de tranquillité mélancolique et elle a songé à Josh, à Loup, aux pluies à venir… à tout ce qui lui reste à écrire et à réécrire, à modifier lisser creuser remanier sans relâche… à tout ce qui lui tient à cœur chaque jour de cette vie… à tout ce qui pourrait surgir de neuf et de surprenant si elle reprenait au commencement et suivait d’autres pistes dans la pensée d’un autre lieu, d’une autre chambre, d’un autre été

proposition n° 44

La brièveté du paragraphe me plaît, ça sent l’humide ou plutôt le fleuve. Une chose est sûre, il n’est pas loin ce fleuve (voilà ce qui m’attire, l’odeur de l’eau salée, du bois à demi pourri, des filets de pêche répandus dans les barques). Il doit s’agir d’un port et sans doute que toute l’histoire se cherche et se développe autour de ce lieu bâti au bord de l’eau au fil des siècles. On peut apercevoir tous ceux qui sont nés dans ces quartiers misérables, tous ceux qui ont dû s’exiler à cause des guerres, qui ont perdu leur père, leur mère et autres parents – de qui et de quoi se souviennent-ils exactement en revenant dans cette ville des douleurs ? Des hommes jeunes ou vieux traînent sur les quais, cherchant un boulot pour la journée ou simplement fumant en regardant les bateaux. La ville s’étend loin et large, on la ressent (le vocabulaire est sobre, peu de mouvement, phrases courtes) et puis on l’entend — tant de bruits étranges, exotiques. Comme un écho profond en moi. Je me rappelle des grands voiliers dans les ports d’Asie que je visitais tôt le matin, les marins oisifs ou lessivant leurs deux ou trois pièces de linge ou sculptant des écorces avec leur couteau, le bois des navires presque blanc à force d’être lavé, de fréquenter la mer.

Tout de suite on a envie de se poser auprès de ce corps allongé dans la pénombre de cette chambre en une saison particulière où les flux de la mer ont atteint une température excessive, où les arbres sont ivres, où une certaine douceur commence à revenir et à occuper l’air. Tout de suite on s’arrête et on est prêt à se laisser bercer par les bruits qui circulent alentours. On est au cœur d’une ville, dans un quartier un peu éloigné des passages, et la chambre a les fenêtres ouvertes, les volets rabattus. Le texte s’occupe de raconter le détail des circulations à la fois dans le cerveau, dans la chambre, dans la ville. Et aussi dans une autre ville plus lointaine (le récit serait différent à une autre saison). Des parfums insolites se mêlent au présent, issus des parties ombreuses et des récents voyages. Tout semble rêvé, il y a comme une chose secrète qui émane des lignes et pénètre le sang, un sentiment d’abandon, aussi d’incertitude reliée à l’avenir. Je ressens une grande douceur à lire à relire. Une tiédeur sensuelle émane du lit et du corps et coule vers la rue reliée à toutes les autres rues, pareilles aux canaux des villes du Nord, pareilles aux milles bras d’un delta.

Tout de suite la ville apparaît complexe entre églises, palais, marches devant les palais, places et bâtiments imposants, fleuve, rives du fleuve — drôle de hasard qui me conduit vers un fleuve, vers une ville célèbre qui fut ma destination favorite durant quelques années (à une journée en autostop de ma chambre, un peu plus en hiver). Le personnage y entre tout comme j’y suis entrée la première fois. L’écriture est claire et alerte. Une fois franchies les portes de la ville, la matière émerge assez vite : pierre, murs jaunes, ombre et chaleur dans les rues. On déambule, on lève les yeux, on lit les noms sur les plaques de marbre ou les panneaux indicateurs. Tous ces noms en majuscules nous disent quelque chose même s’ils ne sont pas ouvertement prononcés, célèbres, auréolés de lumière, attachés aux places et aux façades étincelantes. Aucun ne nous échappe. Cette fresque, oui bien sûr que je l’ai vue. Ce couvent aussi. Cet artiste adoré. Et bien sûr que j’ai visité ces galeries de peinture, ce tombeau dans cette église si fraîche, lettres gravées dans le dallage usé par les circulations perpétuelles. Mais ce genre de cités illustres rappelle sans cesse à l’histoire, tant de descriptions déjà, de livres et de films. Trop fameuses et trop belles peut-être pour y vivre — le monde entier vient les visiter. Soudain on étouffe et on cherche entre les lignes le poids de la cité vivante, vraiment vivante, hors commerce, hors renommée, hors entraves. Faut-il alors se tourner vers le fleuve, trouver un coin de rive éloigné du cœur historique pour sentir enfin l’odeur de la province et examiner avec tranquillité les reflets brillants du ciel.



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1ère mise en ligne 12 juin 2018 et dernière modification le 13 septembre 2018.
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[1Ne pas trop réfléchir, sinon l’histoire se refuserait.

[2une épicerie, un bazar, un ou deux bistrots (tout ce qu’il y a de plus ordinaire) et

[3Elle fréquentait l’école des filles tenue par des religieuses et elle apprenait bien, trop bien au sens de sœur Élisabeth qui la malmenait dès qu’elle le pouvait, trop de réussite ça distingue trop et des petites punitions, ça forge le caractère, voilà ce qu’elle prétendait, agacée et aigrie comme ça n’est pas pensable.

[4elle et son petit frère après le repas de midi (ils connaissaient le nom des animaux, faisaient le tour de l’étable pour les saluer, frotter leurs belles têtes, en attendant que Jeannette remplisse leur pot d’un lait frais tiré)

[5C’était une part de monde qui lui appartenait rien qu’à elle.

[6et quelques-uns offerts par sa marraine en étrennes

[7Singapour, Anchorage, New-York. Oui, elle rêvait de visiter New-York, imaginait les buildings aux parois de verre reflétant l’immensité du ciel.

[8durant sa vie de lycéenne

[9Pour s’accoutumer, ne pas avoir l’air trop idiote et devoir demander son chemin à n’importe qui.

[10Ils avaient respiré ensemble, observé les bâtiments et l’agencement des rues

[11elle ne s’était pas enflammée, l’avait maîtrisée et

[12grands

[13mobiles projetées par les nuages

[14et révélaient sa beauté

[15loin des cafés où les hommes buvaient du blanc sec en parlant de récoltes et en parlant vulgairement des femmes

[16à elle, petite fille de la campagne, fille de rien,

[17passion folie

[18qui saurait s’occuper de ses affaires, entreprendrait des choses comme un homme, deviendrait quelqu’un de bien. Oui,

[19de sa réussite et de son émancipation

[20et de sa mère qui l’aimait tant et du pays de mer et de campagne qui l’avait vue grandir — un pays qui resterait sien pour toujours

[21en train de se construire