Christiane Deligny | Marseille, de passage

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Mini bio et liens à compléter.
proposition n° 1

Elle est de passage à Marseille, entre deux trains, trois heures d’attente à tromper, et soudain l’envie lui vient de retrouver l’autrefois, celui de sa jeunesse. Elle descend en courant les escaliers de la gare, en courant suit le Boulevard qui coupe la Canebière. Elle grimpe la rue raide qui débouche sur la Plaine. La Plaine, celle du jadis, des jeux d’enfants. Toute petite elle faisait le tour de la place dans une carriole traînée par des ânes. La carriole a disparu, disparue aussi la cahute où sa mère louait pour elle un vélo ou une patinette, elle s’imaginait intrépide...

Les voitures ont envahi l’esplanade, devant elle s’étale un immense parking. Sale, triste, bruyant. Cerné par la circulation, un espace libre est resté, avec des bacs à sable où jouent des enfants, les mères se lamentent, les chiens viennent chier là, des chiens accompagnés par leurs maîtres goguenards. Au centre de la place les mêmes (les mêmes vraiment ?) magnolias aux feuilles vernissées protègent des bancs, une fontaine Wallace. Elle est pleine de joie de la retrouver ; elle aimait regarder les quatre cariatides. Sa mère toujours insistait : dis-le, cariatide, cariatide, c’était difficile. Sa mère lui avait raconté leur histoire, elle l’a oubliée. Elle se souvient : elle se hissait sur la pointe des pieds pour attraper le gobelet de fer qui lui permettait de se désaltérer, l’eau coulait en mince filet, si fraîche. L’eau ne coule plus, le gobelet a disparu.

Et la Plaine aujourd’hui s’appelle place Jean-Jaurès.

proposition n° 2

La place est un carré parfait encerclé par des contre-allées. De chaque côté de celles-ci, des platanes immenses enserrent de larges chemins piétonniers. Au printemps les arbres lancent dans l’air des poils, des plumets, des pollens qui forment des petits tas dans les caniveaux. Ils dérangent les passants qui reniflent, se mouchent, se hâtent. Les rues encombrées de voitures se glissent entre les platanes extérieurs et les immeubles. Des classiques marseillais aux portes imposantes pour l’étroitesse des maisons. Elles ont trois fenêtres de façade qui, au rez-de-chaussée, sont protégées par des barreaux.

Dans un angle de la place, une baraque se dresse, entourée d’enfants impatients et de mères souvent excédées. Son étal est magique ; comme la fée des contes, il propose aux gourmands des pommes d’amour, piquées dans un bâtonnet de bois, dégoulinantes de sucre, d’un rouge brillant attirant. Le forain appelle les enfants, venez goûter mes chichis frégis. Des beignets dorés, huileux qui sentent bon la fleur d’oranger. De longues spirales. Il les arrose de sucre, les tend enveloppées dans des feuilles de papier blanc.

É un peccato, murmure une vieille grand-mère toute de noir vêtue.

proposition n° 3

Au risque de me faire écraser – les conducteurs marseillais se prennent pour des Fangio au volant de leurs guimbardes ou de leurs 4X4 – à reculons je traverse la rue qui longe la place côté nord et me plante pour l’avoir toute entière sous mon regard.

Qui glisse vers la gauche : la pâtisserie renommée du quartier a été remplacée par un club vidéo... Je me serais bien offert un de ses Paris Brest fameux, j’aurais aimé retrouver sa forme rigolote en roue de vélo, miam, enfouir mon nez dans la crème pralinée, croquer les amandes effilées, un rêve...

Je ne veux pas me retourner, peur d’être déçue, ne pas retrouver mes repères. Oui, je crois sentir l’odeur du pain du boulanger d’autrefois, celui qui parfois me glissait dans la main un réglisse en me disant : t’es une brave petiote. Je le croquais vite, ma mère disait que ça me salissait les dents.

J’ai peur de me retourner, je verrais la rue toute proche où nous habitions, une rue sombre aux maisons trop hautes qui cachaient le soleil, une rue que je descendais quand j’étais seule toujours en courant. J’avais peur. Une fin d’après midi d’hiver, je m’étais retrouvée face à un homme qui avait ouvert son manteau pour me montrer ce que j’appelais alors un zizi, et pouah, je n’avais pas aimé du tout ce spectacle, et le rire idiot de l’homme, et ma fuite rapide, et mon impossibilité à le raconter à ma mère.
Cette rue que je pourrais reconquérir si je m’avançais vers elle.

Son nom était si drôle : elle s’appelait rue du Loisir. Et mon père toujours disait : moi, je vais au charbon.

proposition n° 4

Je me retourne. Devant moi s’ouvre la rue Saint-Savournin. Cette rue, je l’ai arpentée si souvent. Claire et droite, elle s’étire au haut d’une colline, de chaque côté dévalent des rues vers d’autres quartiers. Je l’ai dit, à gauche elle me conduit vers la rue de l’enfance qui s’enfonce dans l’ombre (celle de la rue ? de l’enfance ?) vers le sombre de la maison familiale.

Elle se déroule baignée de soleil. Voici la maison d’Annie, ma grande amie de jeunesse. Je me souviens : ses parents lui avaient donné comme salle de jeux une chambre de bonne et du balcon nous grimpions sur le toit. Marseille était à nos pieds, blanche et rose elle courait vers le Vieux-Port et la mer ; nous étions reines de l’espace. Au dessus de nous les mouettes criaient.

Un peu plus loin, trois marches conduisent à une demeure prétentieuse. Je passais très vite de peur d’être happée par une camarade de classe que je détestais. Je me souviens, elle était négligée, elle sentait mauvais, méchante, une teigne.

En face s’ouvre le portail du patronage. Une grande cour, des jeux, des prières devant la statue de la Vierge, des fanions flottent, des sermons. Non, rien ne me reste de ces après-midi, l’idée peut-être d’y avoir été obligée ? Jouer au ballon prisonnier n’était pas ma tasse de thé !

Cette rue est alors l’épine dorsale de ma vie. Elle me pousse vers l’échoppe d’horlogerie de mon grand-père où je m’amusais, vers le pensionnat où je m’ennuyais, mais surtout en son extrémité elle débouche sur le Chapitre et le terminus du tram 31, celui qui m’emmène vers la maison grand-maternelle. C’était un lent voyage, me brinquebalant dans les rues de la ville et soudain s’ouvrant sur des jardins, des prés, des vaches, de vrais arbres. Et enfin Sainte-Marthe autour de son église.

Je veux garder le souvenir de ce vide entre la ville et le village. Je ne prendrais pas le bus 31. La ville a conquis tout l’espace. Monotone, du cœur de Marseille elle a pris d’assaut les collines de l’enfance qui sentaient bon le thym et la lavande. Les barres d’immeubles ont poussé dans le désordre. La campagne a été vaincue.

proposition n° 5

Les jours de marché, La Plaine chante. Les feuilles de platanes bruissent au vent léger, les pigeons roucoulent, l’eau dans les caniveaux court à grand bruit (j’aimerai tant retirer mes sandale, y courir pieds nus). C’est l’été qui explose. Les forains interpellent les passants.

Je me souviens des amoncellements de culottes et des cris des mercières. « Allez, madame, ne la perdez plus votre culotte, achetez-la moi, ma belle élastique. » Je me souviens de la culotte fleurie que m’a achetée ma mère.

Je me souviens des tas de limaçons, parqués en pyramide à même le sol et le chant des paysannes : « A l’aigue au sau li limacoun, ne’n a dei gros e dei pitchun ! » Ils tentent de s’échapper, les voilà rattrapés d’une main leste, hop avec les autres !

Je me souviens des traces visqueuses qu’ils laissaient dans leur tentative de fuite.

Je me souviens du marchand de jujubes et du petit cornet de papier marron qui les contenait, de leur allure fripée, de leur goût de dattes.

Je me souviens de la cage pleine de poussins et d’un lapineau au museau frétillant.

Et de seaux où la morue dessalait dans l’eau.

Je me souviens de l’odeur du fenouil et du thym et de l’ail frais et des tomates fraîches cueillies.

Je me souviens des jupes virevoltantes des gitanes et du sourire de la petite marchande de fleurs.

Je quittais toujours de la même manière la Plaine et son marché. À cloche-pied, en sautant d’une dalle du trottoir à une autre. Je devais éviter les joints, les fissures, les craquelures... sinon gare...

proposition n° 6

La Plaine n’est pas une plaine. C’est un plateau. C’est le sommet d’une colline. Sous la colline, gronde le tram qui débouche du tunnel sur le boulevard Chave. C’est un immense plaisir de partir de la Canebière pour ce voyage dans le fond de la terre.

Le boulevard Chave file vers la Blancarde. Du côté Plaine, un grand cinéma (j’ai oublié son nom) présente les documentaires de « Connaissance du Monde », grandette, je suis de toutes les conférences. Plus bas, « Le Refuge » accueille les filles-mères, les filles-perdues. Ma mère fait broder par celles-ci mes initiales sur les draps de mon trousseau et les siennes sur les caleçons de mon père. Passe encore pour les draps et les noces à venir mais sur les caleçons : elle craignait qu’il les égare ?

Rue Jaubert : c’est là que je suis née. Ma mère parlait du martyre enduré. Monter et descendre les escaliers pour hâter ma venue. Et je n’étais qu’une fille !

Rue Saint-Savournin, au 34. un ascenseur poussif, un appartement sombre, le battement du métronome, des coups de baguette sur mes doigts. Et l’odeur de pisse des chats.

Une plaque de cuivre : Docteur Orsini, un bureau éclairé par des vitraux multicolores, des plantes vertes, ombres et lumière, et toujours la peur d’une piqûre. Si tu n’es pas sage, le docteur te fera une piqûre...

Rue Bernex : chaque matin, le spectacle de l’étal du poissonnier, et ce souvenir qui y est lié. Une rédaction : décrivez un étal... J’ai la meilleure note de la classe grâce aux girelles, rascasses, rougets, chapons, galinettes !

Boulevard de la Madeleine, derrière la vitrine, le sourire de ma grand-mère éclaire la ville.

proposition n° 7

Le boulevard Longchamp dessine la frontière de mon quartier. Je ne la franchis pas. Ce boulevard rejoint le haut de la Canetière aux Réformés, je le descends toujours sur le trottoir de gauche. Jamais le droit qui se trouve de l’autre côté, en territoire inconnu en quelque sorte.

Aujourd’hui je l’arpente, rive gauche. Des dizaines d’années plus tard, je cherche le lieu du drame. Ça s’est passé, je le sais, dans une maison bourgeoise dont la porte cochère ouvre sur une cour ombragée par un magnolia. C’est là qu’habitait Anne-Marie. C’est là que s’est tenue la fête pour son anniversaire. Je ne sais plus si j’y étais conviée ou si j’ai appris sa mort le vendredi matin en arrivant au pensionnat. Je voudrais retrouver le lieu pour libérer le souvenir. Mais non, les façades se ressemblent, figées, sans vie ; les portes sont closes, elles ne s’ouvriront pas pour moi.

À bien réfléchir, elle était en 6ème et moi en 8ème : je ne devais pas faire partie des invitées. Pourtant, dans ma tête, aujourd’hui encore, explose le fracas des vitres de la verrière qui cèdent sous le poids de la fillette qui s’y est aventurée. Je vois son corps qui chute, j’entends son hurlement et les cris de ses camarades. Les pleurs. Je devine la tâche claire de sa robe sur le dallage de la cour. Sinistre partie de cache-cache.
Le lendemain, dans la chapelle ornée de fleurs blanches, sœur Gabrielle a murmuré :
« Priez pour elle, qui s’est envolée vers le ciel, pour Anne-Marie, ange auprès de Dieu »
Elle s’est envolée ? Un ange vraiment ?

Elle s’est fracassée. C’est cette image qui me hante, celle d’un corps désarticulé.

Là j’ai rencontré pour la première fois la mort. Le vide. Ce vide m’habite.

proposition n° 8

À Marseille la pluie est rare. Elle surprend quand elle arrive.

Pluie espérée : on guette les nuages, vont-ils se décider à crever ? Ou poursuivre leur route ? Les étés torrides, on adresse au ciel des prières. La ville, épuisée de trop de chaleur, a besoin de l’eau du ciel ; la ville fait le gros dos, elle s’endort. On est dans l’attente.

Un orage parfois, éclairs, tonnerre. La ville vibre, électrique.

Pluie violente : en rideau opaque elle dérobe au regard les immeubles, elle gifle les façades des maisons, arrache aux arbres leurs feuilles, transforme les ruelles en torrents, déborde les caniveaux, entraîne en tourbillons les papiers gras, les mégots, les pelures d’orange. On dit : il pleut des cordes. On s’abrite sous des auvents, dans les boutiques. On pense que la mer doit être déchaînée et que les vagues montent à l’assaut de la Corniche. Au loin, les collines ont disparu.

Pluie douce, tiède, tendre au visage levé vers elle, lavé par elle. On aimerait la sentir ruisseler sur le corps nu, offert. Elle est amicale, bienfaisante pour les plantes et les hommes. Les enfants rient, sautent dans les flaques d’eau. Les mères les rappellent à l’ordre, sans succès. Sa musique sur le toit des maisons berce les rêves.

Pluie d’eau chargée de sable : on s’étonne des traînées ocres dessinées durant la nuit sur les chaussées, les terrasses, les voitures. On s’émerveille de ces noces de la pluie et du sable. On imagine ce voyage, on l’explique aux enfants : le sirocco a balayé le désert du Sahara, traversé la Méditerranée, visité Marseille, laissé sa marque. On pense que

Marseille est ouverte sur l’ailleurs.

Marseille qui se dit « Porte de l’Orient », de ces Sud qui manquent cruellement de pluie.

proposition n° 9

Je ferme les yeux. Je m’envole vers la Plaine de jadis. Je l’écoute chanter son quotidien, avé l’accent, bien sur, celui que chante Fernandel :

Cet accent-là, mistral, cigale et tambourin
À toutes mes chansons donne un même refrain,
Et quand vous l’entendez chanter dans ma parole
Tous les mots que je dis dansent la farandole.

6 h, les cloches de l’église des Réformés sonnent l’Angélus.
Les volets claquent. Les radios déversent dans les cours leurs infos.
Le cantonnier ouvre les vannes d’eau ; grondement dans les caniveaux
Galopade des minots en route vers l’école. Écho de leurs bousculades et de leurs cris.
Pétarades des vélos moteurs.
Colère d’une mégère : si tu me cherches, ça va donner...
Pépiements des moineaux. Roucoulades des pigeons. Criailleries des mouettes.
Coups de butoir du mistral.
Grincement des poulies d’une corde à linge. Les draps étendus se déploient, on dirait des voiles tremblant sous le vent. D’une fenêtre à l’autre, des exclamations : ah, bonne mère, ce foutu mistral, le voilà parti pour 3/6/9 jours, allez savoir...
Grincements des portes des ateliers, garages, échoppes. Vacarmes de tôles froissées, plaintes stridentes des scies, fracas des marteaux-piqueurs. Jurons.
Le quartier vibre.
L’espace est déchiré par une toux caverneuse.
Ça gueule en haut de la rue. Un camion en panne sèche. Un attroupement, ça explose de rage. Ça se calme.
Vrombissement du tram en marche et la sonnerie de ses clochettes qui marque les arrêts.
Sur le marché, ça interpelle les passants : Vé, ma belle, regarde-la ma rascasse, elle est vivante. Té, approche ma jolie, je te fais une fleur...
Ça rit, ça joue à la pétanque : alors, tu tires ou tu pointes ? Ça s’énerve dans l’entrechoc des boules. Ça se calme : c’est l’heure sacro-sainte du pastaga dans l’entrechoc des verres et des bonnes blagues.
Pleurs d’un enfant : des peuchère s’élèvent.
Galopade des minots de retour de l’école. Ça chahute. Ça siffle. Ça joue aux billes dans la cour ; à la marelle : 1, 2, 3, soleil.
Ça chante. La belle de Cadix a des yeux de velours. Une voix de femme, puissante, sensuelle.
C’est le splash d’un sac à ordures lancé du troisième étage ; il s’éventre sur le trottoir. Vociférations des balayeurs. Un homme crie : sale con.
La petite vieille du rez-de-chaussée appelle sa minette : nénette, nénette.
Une mère son fiston : Jules, c’est l’heure des devoirs.
Les portes, les fenêtres se ferment à grand fracas.
Un chien aboie. Le mistral s’est calmé.

De toutes ces voix, de tous ces bruits, de ce vacarme, la Plaine se nourrit.
Elle vit.

proposition n° 10
1

Odeurs d’enfance dans l’appartement :
odeur du savon de Marseille le lundi jour de lessive, de la cire lors du nettoyage de printemps, des zestes de bigarades séchant sur un fil en février, de basilic et de menthe fraîche, de l’eau de rose dans le cou de ma mère, du tabac de mon père.
Odeurs d’enfance dans la cour :
douceur fruitée du tilleul, envoûtante du jasmin, résineuse du bois scié par le menuisier, âcreté des sardines grillées par le voisin, et des pisses de chats.

Odeurs d’enfance au pensionnat :
mélange d’encens, de lys, de lilas à la chapelle, d’encre violette et de craie en classe, de tartines beurrées et de café au lait au réfectoire, de chou et de javel du côté des cuisines, et aussi celle rancie des nonnes, libidineuse de l’aumônier, et encore des pisses de chat.

2

Au bout de mes doigts, dans ma peau :
la douceur de la joue de mon petit frère, de la pêche cueillie au jardin, des bas de soie de ma mère, de l’écheveau de laine, des bras de ma grand-mère, la rondeur de son corps contre le mien, au bout de mon nez une touche du savon à barbe de mon père,
le poids et la chaleur de l’édredon rouge les nuits d’hiver,
la fraîcheur des tomettes sous mes pieds l’été et le chatouillis du sable entre mes orteils au retour du bain de mer,
le grain des livres reliés en cuir, le velours de leurs pages-vélin, leur épaisseur, la prise en main du porte-plume, le maniement appliqué de la gomme pour éviter au dessin le moindre pli, à bout de doigts la recherche des copeaux échappés du taille-crayon,
à tâtons, la nuit, repérer mon chemin pour aller faire pipi, reconnaître les murs, les portes, les obstacles, les frôler,
enfourcher la rampe cirée de l’escalier, toboggan vertigineux entre mes cuisses, et caresser la boule en cristal transparent qui la termine,
éviter si possible la moustache rêche et piquante de la vieille cousine,
caresser son chat.

3

saveurs perdues-retrouvées :
griottes à l’eau de vie piquées dans le bocal caché en haut du buffet,
coupes de champagne vidées le jour de ma première communion,
avant, l’horreur de l’hostie collée sur mon palais, impossible de la déloger,
un rien de pastis dans l’eau fraîche les dimanches d’été,
soupe au pistou, la cuillère à soupe s’y tient droite, silence religieux pour la déguster,
île flottante sous ses fils de caramel blond, celle de ma grand-mère, jamais égalée,
pain perdu qui chante dans la poêle, attente qui fait saliver,
sept desserts les soirs de Noël après la messe de minuit
et l’orange qui m’est offerte par mon arrière-grand-mère le lendemain,
soupe de poissons, splendeur des girelles royales, favouilles et odeur de mer,
oursinade à Carry-le-Rouet, corail amer et sucré, une sensation fugace, divine,
panisses croustillantes savourées sur le port de l’Estaque
et chichi fregis, nulle part ailleurs ils ne seront meilleurs que là à l’Estaque.
« Nulle part ailleurs sera aussi bon qu’à l’Estaque

proposition n° 11

Malmousque, en 1975, c’est, dans la ville de Marseille, un village qui cache en son cœur un point stratégique. Là où la rue Boudouresque dévie légèrement de sa course vers la mer, s’élargit un rien, se donne l’illusion de créer une place. Une placette, plutôt. Triangulaire, cernée par quelques villas et maisons modestes, égayée l’été par le bleu d’un plumbago. Elle n’a pas de nom. Elle est, bien que modeste, investie par les habitants comme une vraie place. Car là une épicerie les accueille et autour d’elle le quartier s’anime. Tôt le matin dans l’odeur du pain chaud et des croissants dorés, tard le soir dans celle des pizzas arméniennes (sublimes !). Les clients vont et viennent. Des clients ? Non, des habitués qui deviennent des amis de la patronne, Marie-Jeanne, la prêtresse des lieux.

Ça entre, ça sort, ça parle. Quel beau temps ! On va aller piquer une tête dans la calanque. On va sortir le pointu et se faire la soupe de poissons. Ça s’énerve : la Légion, quelle horreur, elle nous abîme le quartier. Les légionnaires, ivres, bruyants, détestables, faut les virer. Devant l’épicerie, un présentoir des quotidiens, le Provençal, le Méridional, la Marseillaise et une timbale pour recevoir les sous. Ça commente les gros titres : Defferre, un homme d’action... un pourri...

Une jeune femme colle une affiche sur la devanture du magasin ; des gamins passent faire le plein de bonbons. Des pas toutes jeunes, en pantoufles et bigoudis serrés sous un fichu, sortent de l’épicerie ; la baguette de pain dépasse de leur cabas de toile cirée noire, une bouteille de lait, de gros rouge aussi. Elles lancent de grands au-revoir à l’épicière, invisible de la rue, repliée dans son antre, mais présente, oh combien. On entend sa voix chaleureuse qui leur répond joyeusement.

Les vieilles s’installent sur le muret qui, à un angle de la place, fait office de banc. Et elles parlent, elles parlent. De vraies bazarettes. Elles savent tout sur la vie du quartier, elles épluchent les naissances, les deuils, les liaisons cachées, celui qui pète plus haut que son cul au volant de son Alpine, celle-là avec ses jupes trop courtes et ses lunettes énormes...

Elles ricanent, pas méchantes juste cancanantes pour vivre encore de la vie des autres.
L’été, passent des étrangers qui jettent un œil distrait à l’épicerie, elle ne paie pas de mine. Ils s’engouffrent dans la rue Va à la Calanque. La placette, ils ne l’ont même pas remarquée. Les vieilles se marrent : où ils vont poser leurs culs bien policés ? Les étrangers n’ont rien à faire chez nous. Qu’ils restent dans leurs quartiers. Qu’ils se baignent aux Catalans, aux Prophètes, sur les roches blanches de Maldormé mais pas ici !

Malmousque comme une île tournée vers la mer et en son centre la placette qui n’a pas de nom.

proposition n° 12

Tout en haut de la Canebière, trône l’église des Réformés. Façade néogothique imposante. Escalier monumental. En son milieu, Jeanne d’Arc, statufiée en humble paysanne dévote, accueille les passants et les fidèles.

Chaque dimanche, à l’heure de la grand messe, la fillette vient chercher ses amies - deux sœurs - pour y assister. Du seuil de sa boucherie, la mère surveille les trois gamines. Jupes plissées, socquettes tirées, cheveux brossés, elles grimpent la longue volée de marches jusqu’au parvis. Des petites filles modèles, missel en main, tournées vers Dieu et ses saints et qui sourient timidement à des personnes connues. Le parvis est un lieu de rassemblement, de rencontres, d’échanges qu’elles préfèrent quitter rapidement. Elles entrent dans l’église. C’est comme un vaisseau qui aspire les croyants en son ventre, en son silence, en ses chants. La nef centrale pourrait les conduire vers les bancs de bois pour prier puis vers l’autel pour la communion, au touche-touche avec les gens pieux. Ils sont réunis en un troupeau, brebis obéissantes qui marchent vers Dieu. Le curé est leur berger.

Les fillettes esquissent une génuflexion, un signe de croix et se faufilent vers les bas-côtés de l’église, toujours sur le côté gauche ; les piliers des arcades les protègent des regards des vieilles bigotes. Elles se hâtent... des feux-follets. Elles trottent menu. Un seul objectif les anime : quitter ce lieu de repli, de sagesse. Elles se dirigent vers la lourde porte qui ouvre sur le cours Devilliers, la poussent, passent du froid et du sombre de l’église à la chaleur et à la vie du dehors. Libres pour une heure de déambulation dans les rues, de flânerie... et surtout ravies de pouvoir pratiquer leur sport favori, tirer les sonnettes des maisons, s’enfuir en courant comme des folles. Jamais attrapées. Toujours attentives au temps qui s’écoule. Un coup d’œil à la montre offerte pour leur première communion. Finie la liberté. Retour à l’église dans l’odeur d’encens. Ite missa est. Allez, c’est la mission, la messe est dite. Elles se fondent dans le flot des fidèles qui se hâtent vers la sortie, esquissent une génuflexion, bâclent un signe de croix. Face à la Canebière, elles descendent le monumental escalier, auréolées des grâces divines, sous les yeux de la mère qui guette. Et qui s’attendrit : on dirait des anges tombés du ciel.

proposition n° 13

Ite missa est. La messe est dite...

Des années plus tard, elle l’attend appuyée contre les grilles de l’église. Il a dit qu’il serait là, à 11 heures.

La vue sur le carrefour des Réformés est imprenable.
L’horloge qui marque son centre est grise, cadran énorme, lettres monstrueuses. Les voitures tournent autour d’elle ; ballet des aiguilles et des automobiles ; klaxons. Un agent de police tente de régler la circulation et agite son bâton blanc. Les rues filent en étoile vers d’autres quartiers. Vers le Chapitre et la fontaine des Danaïdes : ces nymphes (?) sont censées y remplir un tonneau sans fond pour payer leurs crimes. Vers la Plaine. Vers les Chartreux. Vers la campagne et les collines.

La rue Barbaroux grimpe raide, étroite, sombre. À l’angle, une fleuriste. Dans la vitrine, des fleurs de paradis, des fleurs perruches, des jardins japonais, des bambous, de minuscules jardins japonais, mais aussi dans des pots de zinc des anémones et des iris. En face, le kiosque à journaux : la semaine de Suzette et Lisette côtoient la Marseillaise et le Méridional. Tout contre, une barrière où sont attachés une carriole et un chien. Proche, la clinique des poupées : effrayante devanture, des corps dans tête, des têtes sans corps, des têtes aux cranes rasés, aux chevelures ébouriffées, des corps en celluloïd trop rose, en tissu trop mou, dans une coupelle des yeux de toutes les couleurs.

Détourner le regard, le laisser glisser vers la pâtisserie Plauchut. Ici, c’est bien connu, on trouve les meilleures brioches de Marseille et certaines se parent de pralines rose vif. À la sortie de la messe, les gens endimanchés s’y pressent, achètent des religieuses et des têtes de nègre, des sucres d’orge pour leurs petits-enfants. Des groupes se sont formés. Les uns parlent du gigot à l’ail de midi, les autres commentent l’homélie du curé. Les gamins sautent à pieds joints dans les caniveaux, salopent leurs bottines vernies, se font engueuler. Des gifles, des pleurs. Des « ça va, on se calme. »

Des jeunes se sont agglutinés devant la librairie Maupetit. Ils lisent ceux-là ? Avec leurs gueules de petites frappes, leurs blousons noirs, leur verbe haut.

Des familles traversent la Canebière, se dirigent vers le monument aux Morts et les allées Meilhan. Bientôt Noël, la foire aux santons attirent petits et grands. Les fillettes réclament à cor et à cris une taraillette pour leur cuisine de poupées, les garçons préfèrent un sifflet en terre, en forme d’oiseau ; pleins d’eau ils leur permettront d’imiter le chant du rossignol et de fatiguer bien vite leurs parents !

Le ciel est d’un bleu limpide au-dessus des maisons blanches. Sur la Canebière c’est un flux incessant entre les Réformés et le port. Là-bas c’est l’ouverture vers le large, l’ailleurs. C’est une foule colorée. Robes noires des dames distinguées. Jupes virevoltantes des gitanes. Boubous bariolés. Amples djellabas. Feutres borsalino à larges bords. Pompons rouges des marins et uniformes des appelés qui partent faire la sale guerre en Algérie.

Les terrasses des cafés bruissent, Un Ricard, garçon, une menthe à l’eau pour la petite. S’élèvent la mélodie d’un piano, des rires. Les soldats de l’Armée du salut chantent et font la quête pour les nécessiteux.

L’horloge affiche 12 heures. Il ne viendra pas. Le salaud ! Essuyer une larme. Partir.

proposition n° 14

Le boulanger, son ventre rond, confortable, son rire, les mains blanches de farine, au repos cinq minutes devant le magasin, il passe de la chaleur du fournil à la fraîcheur de la placette ; il replonge vers l’enfer pour l’éviter, elle, sa cliente, commère attitrée du quartier, à l’affût des ragots, des yeux de lynx, fureteurs, une mine renfrognée, égrainant les médisances avec volupté. Lorgnant vers la tenancière du bistrot plus haut dans la rue ; elle est assise au soleil, dans sa main elle tient un caméléon, elle dit aux pochetrons qu’il aime les caresses... comme nous, affirment-ils en riant. Bavassant sur Madame Paula, celle-là, on peut dire qu’elle s’est vouée corps et âme à l’ouvrage, elle a fait tous les bordels de la Méditerranée, et la voilà coulant une retraite paisible à Malmousque. Un autre retraité, en chemise hawaïenne, short déchiré, se dirige vers la calanque d’une course rapide, fier de ses jambes musclées, sûr qu’il offrira à Madame Paula une daurade ou un sar de sa pêche ; chaque jour il sort son pointu.

proposition n° 15

C’est toi ? oui, c’est bien toi... je me suis dit : c’est pas possible c’est elle quand je t’ai vue, tu étais indécise au carrefour, comme si tu cherchais ton chemin, et puis tu as marché et j’ai reconnu ta démarche, rapide, assurée et ta façon de renvoyer tes cheveux en arrière d’un coup de tête brusque, tu te dirigeais vers la mer – j’ai couru pour te rejoindre, pour que tu me parles, pour comprendre... tu vas me parler, m’expliquer... ou pas... tu sais si bien te taire, faire la moue, faire semblant de ne pas entendre, dis, tu vas enfin m’expliquer... tu avais tout pour être heureuse, et bien non, tu disais, je vais me tailler, quitter ce quartier, la ville peut-être, tout oublier, et puis tu te taisais... tu sais si bien te taire, faire le vide, et je devenais invisible, je n’existais plus, et toi soudain tu souriais, et j’étais perdue, comme là maintenant, devant toi, avec des années en plus dans nos rides et nos cheveux, mais pareille, mais différente, et capable de tout, comme soudain autrefois quitter le quartier sans un mot, sans rien me dire, sans un mot, à moi, ton amie, et putain le choc que ça m’a fait, de me trouver devant ta maison vidée, le jardin plein de cartons éventrés, de poubelles, et rien, rien, pas un mot et je me suis dit : elle va écrire, téléphoner, j’étais inquiète, je t’ai détestée, je ne comprenais pas, même si tu répétais que tu ne te supportais plus ici depuis... d’accord, d’accord, je n’en parlerai pas, ça te fait mal encore ?... d’accord, je n’attends pas de réponse, je n’attends rien de toi, mais tu es là, tu es revenue, dis, tu vas me regarder, tu vas m’expliquer, alors, tu peux bien te fendre d’un sourire, d’un bonjour sympa... mais tu pleures ?... putain, le temps n’efface rien... mais je suis là, près de toi, viens, on va boire un coup, se saouler de vin et de mots, viens, on va rire, on va pleurer, on va hurler, se retrouver.

proposition n° 16

Moi qui dis ne jamais pleurer, hier soir je suis allée jusqu’au bout de mes larmes.
C’est vrai, j’ai fui Marseille, c’est vrai que je peux me trouver encore aujourd’hui de bonnes raisons : le bruit, la saleté, les poubelles éventrées, les grèves des éboueurs, les ratonnades, les graffitis fascistes sur les murs, la mairie gangrenée, les boues rouges dans les calanques, les vols à l’arraché, les papiers gras, les feux de forêts, les dealers, les SDF — même plus de bancs pour qu’ils puissent se reposer, dormir — la pollution, les supporters fanatiques de l’O.M., les enfants qui traînent dans les rues la nuit, les embouteillages... et aussi, dans le même sac, Marseille capitale européenne de la culture, le Mucem, le clinquant, les boutiques de luxe de la gare maritime, deux millions de croisiéristes attendus en 2020... le port et le centre ripolinés et les quartiers nord pourris à l’abandon. Cette ville si différente de celle qui m’a faite, celle de mes années d’enfance et de femme. Cette ville à laquelle j’appartiens et que j’aime, celle que j’ai accusée de me dévaster.

Si je regarde en arrière, ce que j’ai fui c’est ce dont je n’ai rien voulu savoir, les amis disparus, ceux à qui je n’ai pas fait une dernière visite, un dernier hommage, les amours ratés, les trahisons, les non-dits, ce rêve poursuivi dans des déménagements répétés : ah, oui, ma vie va changer, dans un autre lieu, dans un appartement plus confortable, dans une maison aimable, une autre plus belle encore, oui, notre relation de couple en sera meilleure, épanouie... non, mais quelle sottise, comme si bouger, changer de lieu, le simple fait de changer de contenant pourrait changer le contenu... le lieu nouveau serait celui d’une nouvelle relation ! Tous ces détails auxquels je n’ai pas pensé depuis des années et qui me sautent en pleine gueule, ignorer sa méchanceté douceâtre, blessante, faire face, bonne figure, être forte. Et ça vient de loin, cette idée-là, être forte, ça vient de l’enfance, ça vient des sois sage, tais-toi quand parlent les grands, tiens-toi droite, rentre le ventre, souris... Ça vient des bonnes sœurs, offre tes peines à Dieu pour le salut de ton âme, sois sage, remets ta vie entre les mains de ton créateur...

Si je regarde en arrière, je sais que ce n’est pas toi que j’ai quittée, Marseille, c’est une vie dont je ne voulais plus. Et je te retrouve, je reconnais ton ciel, ta mer, tes mouettes qui criaillent, ta population bigarrée qui est ta force vive, je me plonge en elle comme en l’eau fraîche de tes calanques. Avec volupté.

proposition n° 17

A tombeaux ouverts, je roule dans les rues de Marseille, si familières et je ne reconnais pas mon chemin, je me perds, je tourne en rond ; je peste, tous ces stop, ces sens interdits, ce manque de signalisation. Je déteste Marseille, broque, étrange, désordonnée, hostile. Je retrouve l’église de ton enfance, de la mienne, tout en haut du village de Sainte Marthe. C’est vers toi, Mère, que je courais pour te dire un dernier adieu. La cérémonie a commencé, Marseille a dressé contre moi un piège.

Minuit, la ville est vide, son silence surprend, dérange. Je me hâte vers le cours Julien, pénètre dans le parking, univers de béton, de crasse, odeurs d’urine, papiers gras. Je m’enfonce dans le noir, dévale les escaliers et derrière moi, des pas lents, sonores, qui s’adaptent aux miens. Je m’arrête, ils s’interrompent. Je repars, ils font de même, appliqués. Je me presse, les voilà rapides, toujours là derrière moi, inquiétants. Qui, pourquoi ? La peur grandit, je hais Marseille souterraine, ses entrailles dangereuses, les maniaques qui la hantent, à l’affût. Je hais cette ville qui a perdu son ciel étoilé pour grandir sous une chape de béton. Je m’enferme dans ma voiture. Les pas poursuivent leur chemin, paisibles, ailleurs.

Un soleil superbe pour ce dimanche qui sera décisif. Bien des hésitations déjà : une robe légère, une jupe froufroutante, un pantalon strict ? Le temps presse. Le tram est en retard, c’est la bousculade. A l’arrêt, impossible d’attendre la correspondance, seule solution, continuer à pied. Sous la chaleur, ah, je ne serai pas fraîche pour ce premier rendez-vous avec ce mec qui me plaît si fort ! Putain, pas facile de foncer perchée sur des talons hauts le long de ces trottoirs défoncés ; putain, l’entretien de Marseille est lamentable. Et soudain cette plaque d’égout qui vrille sous mes pas, qui coince ma chaussure, et je m’affole, je tire, je tire, la chaussure se retrouve dans ma main, le talon est resté coincé ! Me voilà, rouge et échevelée, partant clopinant vers l’homme qui pourrait être celui de ma vie et qui s’esclaffe de rire ; un bien charmant spectacle vraiment. Marseille, merci.

proposition n° 18

Silence, on tourne.
Vidéo 14 : gros plan sur un retraité en chemise hawaïenne et short déchiré : « chaque jour, il sort son pointu. »
Vidéo 4 : un homme au rire idiot ouvre son manteau et montre à la fillette « ce qu’elle appelait alors un zizi. »

C’est parti, mon kiki.

Un pointu, c’est un zizi ?
Un pointu, c’est un kiki
un kiki une quéquette
une quéquette ta zoubinette
un zob un zobi charivari
un petit oiseau un petit jésus
un robinet
un sacré bazar un braquemart

Un zizi, c’est un pointu ?
Pour les cocardiers leur coq hardi
pour les dames l’herbe qui croît dans leurs mains
le bâton qui les rend folles
pour les philosophes un roseau bandant
pour toi Paulo ton Popaul
ton pénis ton amour érigé
ton désespoir riquiqui
biroute en déroute

Un pointu ? Un zizi ?
Arrête de bégayer, sois claire dans tes explications :
un zizi, c’est le sexe de l’homme, le pénis, leur phallus, emblème du pouvoir, de la puissance, de la virilité, leur fantasme...
un pointu, c’est une barquasse, une bette, une barquette marseillaise, en bois, à fond plat et à l’avant, le quapiant en forme de phallus qui symbolisait autrefois la virilité et la force.

Plus question de bégayer et pourquoi ne pas, comme Roussel, donner de l’ampleur à cette phrase toute simple de la vidéo 14 :

Chaque jour que dieu fait, par beau temps, par tempête, (il) Paulo le sémillant retraité de Malmousque aux longues jambes musclées, avec enthousiasme, sort pour Madame Paula — qui l’attend fiévreuse — cette chose qu’il vénère, qu’il astique, qu’il brique, son pointu.

proposition n° 19

Monter à Notre-Dame de la Garde, c’est un pèlerinage, c’est fêter mes noces avec Marseille, admirer la ville qui déploie ses maisons roses et blanches, prend d’assaut les collines, s’ouvre vers la mer, vers le monde.

La mer éternelle.

Mer paisible, accueillante, se parant vers les Goudes au printemps de valériane parfumée. Mer noire, inquiétante les jours de grand vent, dans le mugissement du ressac. Ce matin-là à Propriano, j’étais fétu de paille, ballottée, aspirée vers le large, implorant grâce, à sa merci, ensorcelée. Mer/océan de Portland dont les vagues déferlent en rouleaux dans un fracas assourdissant. Mer légère qui baigne l’île de Lesbos. Méditerranée meurtrière devenue cimetière des migrants. Mer du Nord, quand elle rejoint l’Atlantique, mer des landes, des bruyères, des lochs, de la brume, au loin des îles, des falaises abruptes, des macareux : images d’autrefois en vrac dans mes souvenirs, faudrait y retourner. Mais de cela, je me souviens : dans une crique rocheuse, je me jette dans l’eau glaciale, en lien avec l’esprit du lieu, point d’orgue de ma rencontre avec l’Écosse.

C’est trop de beauté, presque une douleur. C’est intraduisible par les mots.

C’est le ciel qui à l’horizon se confond avec la mer.

Dans ce ciel trop bleu, les mouettes criaillent, les cigognes planent au-dessus de Volubilis en craquetant, un casse-noix moucheté s’active dans la forêt des pins cembro des Hautes-Alpes, la mouette de Jersey fonce en piqué sur mon sandwich qu’elle emporte dans son bec puissant et celle, rieuse, de Seattle pousse des karr perçants pour l’applaudir, du lac volcanique de l’Adamoua s’élèvent au petit matin trois flots ininterrompus de garde-bœufs qui rejoignent les troupeaux pour les débarrasser des mouches et des parasites qui les importunent.

C’est la mer toujours recommencée qui réunit tous les rivages de la terre. Le ferry-boat assure ses va et vient d’un quai à l’autre du Vieux-Port, la jonque déploie ses voiles entre les îlots de la baie d’Halong, la lanche file dans la mangrove du Banc d’Arguin, à la recherche peut-être du radeau de la Méduse qui là s’est englouti, le pointu sort de la calanque de Malmousque.

C’est la mer qui s’ouvre sur le monde.

Dans tous les bistrots du monde, les pêcheurs commentent leurs dernières sorties en mer, à Marseille ils commandent un pastis, dans le port de Mitylène ce sera un ouzo et en face dans la ville turque d’Ayvalik un raki. Pour moi qui n’aime ni pastis, ni ouzo, ni raki, ce sera un café, mais un café grec, un café turc, comment m’y retrouver ? Je sais que commandant un café turc en Grèce, un café grec en Turquie, je les vexerai... le ton monterait. Dans les pubs, c’est le va et vient incessant des hommes entre le comptoir couvert de chopes de bière et les toilettes, leurs regards torves sur les femmes, pas à leur place en ce lieu sacré. Ça mousse, ça rote, ça beugle, ça chante. Des fishs and chips, ketchup, dans leur emballage papier blanc, papier journal, beurk.

C’est comme un rumeur qui s’élève vers moi dans ma langue, celle de la foule bigarrée de Marseille, celle des autres, l’écho de voix lointaines, étrangères dans la langue, semblables dans le cœur. Elle chante, gueule, rit, invective, étonne, apaise, surprend.
C’est la voix du désert, à Tafraoute, l’appel du muezzin qui s’élève dans ce même ciel, qui embrase la même terre, qui célèbre la vie, qui m’entraîne -– moi qui dis ne croire en rien, ni en dieu, ni en diable -– vers la lumière. Un moment de temps suspendu, de grâce dans le lien parfait entre ce lieu et le ciel. Un moment inoubliable, à jamais inscrit en moi. Que je rêve universel.

C’est Marseille que, sous le regard attentif de la Bonne Mère, je retrouve, je réinvente...
Je tisse le fil de mon histoire face à la mer qui m’a bercée, enfant.

proposition n° 20

Le digicode ne fonctionne pas. La porte d’entrée de l’HLM s’ouvre en grinçant sur le hall, il est vide. Cette nuit, les vigiles ont fait circuler la bande de jeunes qui le squattent. Les vitres brisées de la porte n’ont pas été remplacées et les boites à lettres sont pour la plupart fracassées. C’est comme un trou qui aspire les habitants, il est mal éclairé par une lampe unique qui clignote au bout d’un fil fatigué et parfois par la lumière des phares d’une voiture qui passe à l’extérieur. Les autres ampoules sont pétées ou ont disparu. Ce hall est inquiétant. Un chat rôde, noir, énorme, qui apporte avec lui le malheur — c’est ce qu’on dit — c’est, pour les rats qui montent de la cave, certainement exact. Ça sent l’urine, le tabac et le hasch. Une poussette d’enfant gît dans un coin, désarticulée, au milieu de papiers gras, de canettes de bière cabossées, de mégots. Sur la porte de l’ascenseur, un écriteau : en panne, écrit en rouge, d’une écriture tremblante, collé là depuis un bon moment, le papier fripé a jauni et se désagrège sur les bords. La peinture de la cage d’escalier s’effrite en lambeaux, des tags ornent ( salopent ?) les murs. Celui-là pas mal : « Murs blancs, peuple muet ». D’autres obscènes. Une jeune femme traverse le hall, à toute vitesse, nerveuse, se retourne sans cesse. Devant elle, tous ces étages à monter, la peur au ventre.

On pourrait ici se rencontrer, parler, rire. C’est le vide, c’est sale, c’est pas humain.
C’est un immeuble des quartiers nord de Marseille.

proposition n° 21

prendre une feuille A4 dans la corbeille à papiers, qui a déjà servie, faut protéger la planète... faire le trou avec le pouce... ça résiste... c’est parti, observer par le petit bout de la lunette... réflexe : regarder l’heure, en bas, à droite de l’écran, il est 16 h 04, tout proche, un carnet d’Unicef, l’espoir est là, c’est écrit sur la couverture, alors, espérons, en quoi ?, coup d’œil vers le velux, beau soleil sur la forêt proche qui s’ébroue après la pluie, vers la cage d’escalier et là un tout petit morceau d’un tableau, les rues de Prague, du rouge, les toits, filer vers la gauche de la table... je vois quelques moutons qui se pressent sur la boite où s’accumulent les cartouches usées, à jeter, au tri sélectif, attention à la planète, à côté, deux photos des moments heureux, mon frère, Clo, moi, rieurs, eux deux là dans le souvenir, bien mis en valeur par la fente, à leurs pieds deux petites pierres ramassées au hasard des ballades, une trop jolie en forme de poulaine - moyenâgeuse, quoi - trouvée près d’un torrent, l’autre, petit bloc noir, compact, vient de loin, d’où ? et le crayon, et le taille-crayon rigolo rose pétard, et sur le carnet pour les notes apparaît une demi-silhouette qui porte un énorme chardon, et en dessous se devine le cahier rouge, bien visible l’étiquette et son annotation : F. Bon, cahier de travail estival, quoi d’autre, l’étui à lunettes, des couleurs verticales, celles des stylos feutres, et toute mignonne, la petite paysanne qui orne le coupe-papier, cadeau de ma petite-fille de retour de Thaïlande, près d’elle, le capitaine Haddock peint sur un verre de moutarde, je devine une partie du titre d’un article du Dauphiné : glissement de terrain au Pas de l’Ours - la montagne avance dans le Queyras et détruit sur son passage les prés, la route - rien que le titre et un désastre pour le pays, et à côté je reconnais mon appareil photo, alors je m’arrête, et tiens, je vais tout de suite me lancer dans l’oloé et l’envoyer.

Il est 16 h 30.

proposition n° 22

La cuisine, c’est la pièce vivante de l’appartement. Au 3ème étage du petit immeuble, sa fenêtre donne sur les toits de la maison d’en face, sur le ciel bleu. Les volets sont souvent croisés l’été pour garder un rien de la fraîcheur nocturne. Elle est blanche, elle est jaune, avec des touches de bleu, comme le ciel. Peinture jaune vif aux murs, laque scintillante, champ de boutons d’or. Rideaux de coton blanc de la fenêtre, napperons de dentelles protégeant les étagères chargées de casseroles de cuivre et d’une série de pots en faïence, farine, sucre, sel, café, thé, poivre, décorés d’une rose bordeaux aux feuilles bleues. Une boite de tôle émaillée à carreaux bleus pour les allumettes. Un moulin à café à carreaux bleus – lustucru - accroché au mur. La cafetière attend sur la gazinière. La table a un plateau comme les cases d’un jeu de dames, mais les carreaux sont de céramique jaune et blanche. Sur la table, un cendrier Ricard jaune vif et une pipe, un journal déployé et des épluchures de patates, un cahier d’écolier, un porte-plume. Autour d’elle, trois chaises paillées, une chaise haute et la girafe Sophie. Il faut tirer doucement la chaise pour ne pas déranger la voisine du dessous, vieille et fatiguée. Dans un coin une glacière pleine de pains de glace, dans l’autre un garde-manger grillagé. Bourdonnements des mouches et de la lessiveuse à champignon. Claquement du linge étendu à la fenêtre. Rires d’enfants dans la rue. Gazouillis d’hirondelles. Sifflement du mistral.

proposition n° 23

Le Pharo, son parc... Allongés dans l’herbe des amoureux, autour du monument aux marins perdus en mer la course des enfants, leurs rires, des japonais en groupe compact, des rafales de photos, une jeune femme voilée. Le vent est léger.
Le Vieux-Port, flaque blanche et bleue... Forêt des mats des voiliers, leurs voiles déployées, dans leur sillon une traînée d’écume, va et vient incessant dans le goulet du port des bateaux en partance vers les îles du Frioul, au delà la masse grisée des immeubles coupée par la trouée de la Canebière qui file vers les Réformés.

De l’autre côté de la passe, les tours, l’une carrée, l’autre ronde, du fort Saint-Jean, murailles roses dorées par le soleil, pêcheurs installés sur les pierres plates, jeunes qui plongent du haut des quais, leurs hurlements de joie.

Plus loin, les dentelles de béton du Mucem, moucharabiehs de l’ailleurs, jeux d’ombres et de lumières, passerelles hardies fendant l’espace, chenilles processionnaires des touristes. Et la mer bleu outremer, argentée quand souffle le vent. Des vagues paresseuses lèchent les bâtiments.

Plus loin encore, le port marchand, ses darses vides. Les grues de la grande digue, sentinelles au garde à vous, surveillant les ferries en partance vers la Corse, l’Algérie, la Tunisie. Momifiées, immobiles, immobilisées, on dirait de loin de gigantesques insectes carnivores aux mandibules d’acier, désireux de raconter l’activité du port d’autrefois, quand Marseille était la porte vers l’Orient, quand le port vibrait d’une vraie vie.

Le long des quais de la gare maritime, jaillissements en silhouettes monstrueuses des méga-paquebots de croisière, de gigantesques sabots allant jusqu’à vingt étages, avalant des milliers de personnes, les recrachant pour des escales trop courtes, leur faisant croire que la récréation à bord c’est le voyage... polluant l’air de Marseille.

Bien loin, dans la brume de chaleur, voilées, les collines de l’Estaque, son anse douce. Invisibles au regard, mais présents dans le souvenir, sous ses platanes les doigts poisseux autour des chichi frégi chauds et dorés, les baignades dans ses calanques, Niolon niché dans la pinède, les oursinades à Carry.

Et en fond de scène, l’infini de la mer, sa magie, l’appel du large. La ligne d’horizon n’existe plus, mer et ciel ne font qu’un. Les mouettes s’élancent dans l’espace.

proposition n° 24

Travelling sur une crique protégée par une butte, cernée de pentes douces, d’une plage de sable fin et plus loin des marais, panaches des roseaux... Le grec Protis venant de Phocée arrive en bateau dans la calanque du Lacydon, il aperçoit Gyptis, c’est la naissance d’un grand amour, la naissance de Massilia... il y a 2 600 ans.

La scène pour toi est d’une grande netteté, éclatante de lumière, on pourrait croire que tu étais présente lors de cette rencontre et des cérémonies qui ont suivi pour fêter les noces des deux amants.

La suivante est brouillée, noyée dans la grisaille froide de février 44. Tu ne sais trop de quoi il retourne, tu serres très fort les mains de tes parents, tu es apeurée, il fait sombre, triste, tu serais venue là avec eux qui voulaient voir une dernière fois le pont transbordeur, il va être dynamité par les Allemands, tu crois te souvenir de cette chose immense et noire toute de poutrelles et de filins qui rejoint les deux quais du Vieux-Port, et du côté du Panier se dressent les décombres du quartier qu’ils ont détruit. En toi résonnent des bruits de bottes.

Tu as grandi. Ton grand plaisir c’est de traverser le Vieux-Port en ferry-boat. Tu crois te rappeler que ce bateau s’appelait César et qu’il était capricieux, pas très stable, bruyant. Pour toi c’est le lien entre le quai de Rive-Neuve et le quai de la Mairie. Tu rends visite à une tante qui vient d’emménager dans un des immeubles construits par Pouillon sur les décombres des vieux quartiers. Plus de grisaille, grand soleil sur les façades modernes et toi hardie navigatrice.

Tu marches dans les pas de la jeune femme que tu as été ; tu marches en direction du palais du Pharo. C’est en février, mais un février de grand soleil et de joie, tu es enceinte jusqu’aux yeux, tu en es fière. Près de toi, ton homme. Tu t’étonnes, tu perds les eaux, le petit veut pointer son bout de nez, tu t’affoles, peut-être ? Tu ne t’en souviens pas ; ce que tu sais, c’est que ça a été un garçon, superbe !

Ça s’est passé juste devant la criée aux poissons : ils s’y vendaient en gros, à la criée, tôt le matin... Les bateaux des pêcheurs étaient amarrés le long du quai. En plein centre ville, on entendait les voix haut perchées des poissonnières, ça sentait la marée.
Des années plus tard, tu te hâtes en direction de cette criée qui est devenue un théâtre, tu te souviens des pièces proposées par Marcel Maréchal, c’est peut-être dans cette salle que tu as vu « En attendant Godot » et que tu as eu une méchante discussion avec ton mari... il était furibard, quelle absurdité, quelle connerie, tu m’as fait perdre une soirée... Ce n’est plus l’harmonie, le petit a grandi, les parents sont acerbes. Rupture.
Un grand saut dans le temps. Violence encore. Juin 2016. Tu sors d’un resto de la place aux Huiles pour entrer dans un nuage de gaz lacrymogène. C’est la folie, des cris, des bagarres, des chaises et des cannettes de bière qui volent, dans les petites rues et sur les quais du port, les Hooligans anglais et russes chargent, ils en veulent, c’est la fête du sport ! Et la charge des policiers, et merde tes yeux qui piquent, ton recul dans l’abri du restaurant. Tu pleures sur la connerie des hommes.

À nouveau la Criée, mai 2017, les rencontres littéraires autour de Oh, les beaux jours : tu es descendue à Marseille pour l’entendre, lui, Russel Banks, dont les livres parlent de violence de classe, de racisme, de la difficulté de vivre, te parlent. Tu lui donnes à dédicacer Patten à Patten et, dans ton anglais hésitant, tu lui offres le roman collectif écrit par les participants de l’atelier d’écriture que tu animes à Guillestre « Ceux de Patten ». Tu vois son étonnement, son regard, son sourire, chaleureux, tu es comme une enfant émerveillée ou une jeune femme amoureuse ! A ton âge !

Dernière étape de ton voyage autour du Vieux-Port, ce lieu magique bouillonnant d’eau, de vagues, de cris de mouettes, de rires, de crissements de haubans, de vrombissements de moteurs, ouvert sur le ciel, sur la ville, sur le vent du large : une halte au pied de la Canebière, quai de la Fraternité, sous l’ombrière, ce parasol gigantesque d’inox poli, ce miroir qui te fait regarder vers le plafond, admirer les autres là en haut, vus d’en bas, dans des reflets de mer et de bateaux à l’envers, dans ce lieu paisible, de rencontre, de fraternité, oui, c’est cela, de fraternité.

Et que peux-tu espérer d’autre pour Marseille en son avenir ? qu’elle soit une ville fraternelle.

proposition n° 25

Le corps de la ville et la ville et mon corps en elle. Le cœur de la ville son Vieux-Port. « Tu marches dans les pas de la jeune femme que tu as été... ». Voilà qui est bien tourné. Je quitte le tu pour passer au je. Mes pas alourdis par le temps qui a passé ne sont plus les pas légers de cette jeune femme. Si je regarde dans la glace mon visage ridé je le reconnais dans mon aujourd’hui mais n’apparaîtra pas celui de la jeune femme qui avait visage lisse et pas légers. Elle est comme une inconnue. Une étrangère dans mon passé perdue. Comment l’écrire cette avancée dans l’insupportable du vieillir. L’effacer, le taire, faire comme si j’étais la même ou l’écrire pour y consentir. Et inventer celle d’autrefois. Ce sont les mots qui racontent ce qu’ils devinent d’un passé loin du temps de mon écriture. Ils font silence souvent sur l’impossible à dire. De même, pour Marseille et son « Vieux-Port, ce lieu magique bouillonnant d’eau, de vagues, de cris de mouettes, de rires, de crissements de haubans, de vrombissements de moteurs, ouvert sur le ciel, sur la ville, sur le vent du large ». Voilà qui est bien tourné. Reconnaître que le Marseille où je marche aujourd’hui dans des visites rapides n’est plus la ville où je suis née et où j’ai vécu. Reconnaître que vivant en elle je lui portais une attention distraite. J’y menais ma vie entre hauts et bas trop pressée pour m’arrêter. Avec le temps, nous nous sommes éloignées l’une de l’autre. Avec le temps Avec le temps va tout s’en va On oublie le visage Et l’on oublie la voix Le cœur quand ça bat plus C’est pas la peine d’aller chercher plus loin Faut laisser faire, c’est très bien. Souvenir inoubliable de la voix de Léo Ferré. Elle me prend aux tripes en six rencontres au théâtre Toursky. Et en écoutant ses disques dans les moments de nostalgie. Avec lui, chanter La Marseillaise. Et adresser à la ville un hymne de retrouvailles. Célébrer sa beauté et sa laideur. Sa permanence et son changement. Faire advenir les souvenirs heureux et les blessures. Ô Marseille on dirait que ta voix a changé on dirait que la mer a pleuré on dirait que le vent t’a vaincue. Espérer pour elle dans l’avenir qu’elle soit une ville fraternelle.

proposition n° 26

1986, Douala, c’est le petit matin, l’air est humide, la chaleur m’enveloppe, elle monte du sol, elle descend du ciel. Les chaussées sont des flaques de lumière, au loin le fleuve Wouri miroite au soleil. Le vacarme de la rue est intense. De grands buildings modernes se dressent le long des artères, restaurants, banques, magasins de luxe, bureaux... Ce n’est plus la France, ce n’est pas encore l’Afrique telle que je l’imaginais.
Je marche, en parfaite touriste, curieuse. La circulation devient anarchique, bloquée à un grand carrefour par un camion renversé. Les feux de signalisation sont en panne, fusent invectives et klaxons rageurs. Des ouvriers, leurs outils à leurs pieds, attendent un travail improbable.

Plus loin, je traverse un marché. Des gens assis à même le sol proposent des babioles, des bassines rouillées, des trousseaux de clés, des maïs grillés sur de petits barbecues, des beignets de poissons, de farine. De jeunes garçons vendent des cigarettes au détail, une, deux, et aussi des morceaux de sucre ou des bonbons. Une petite vieille des chaussures éculées. Des boui-boui, s’échappe une musique délirante. La foule est compacte. Je dois la fendre pour avancer, j’hésite, je suis perdue. Dans ce monde noir, ma peau blanche fait tâche, je me reconnais rose, suante, autre, objet de curiosité.
Cherchant un abri, je m’engouffre dans une ruelle. Les maisons se sont resserrées les unes contre les autres, m’enserrent. Des maisons ? Je traverse une ville faite de maisons croulantes en tôles récupérées, en carton, maisons quasiment de papier, échoppes de bois enchevêtrées. Des tas de sable obstruent le passage. Des chemins de terre zigzaguent, deviennent rigoles entraînant les détritus et les eaux usées. Dans une flaque croupie, pieds nus, des enfants jouent et me sourient. Une vieille carcasse de voiture est prise d’assaut par des gamins. Un homme pousse son bétail, quelques chèvres maigres. Des poules fouillent le sol. Des chiens efflanqués rôdent. En moi, je sens monter l’angoisse, le désarroi devant cette misère. Devant ce puits où des fillettes tirent l’eau et les latrines installées tout à côté. Et plus loin, les robinets à sec, et ce ruisseau qui est devenu égout, poubelle à ciel ouvert, les ordures ménagères flottent, les moustiques, les insectes pullulent. Devant ces hommes couchés à même la terre rouge, abandonnés, ils dorment. Une ville en partie faite d’abris de fortune, qui devaient être provisoires, le temps de s’installer, de passer de la vie de la campagne à celle de la grande ville, et qui ont duré, dureront encore longtemps. Dans la ville, un monde de miséreux, de laissés pour compte. Je n’ai plus qu’un désir, fuir ce lieu de malheur, retrouver la ville moderne, je cours dans les ruelles, il me semble tourner en rond sous le regard étonné ou indifférent des habitants. Je me sauve, j’ai peur de rester prisonnière dans un taudis. J’ai honte d’être la blanche proprette, la touriste avide de sensations, la voyeuse de la misère de l’autre. Je fuis.

Enfin, une vraie rue, des voitures, une averse de pluie. Je m’engouffre dans un taxi jaune. Enfin, l’hôtel, ambiance ouatée, personnel nonchalant et souriant, clim, luxe et volupté. Sentiment de honte, d’impuissance. Haine de cette ville inconnue qui m’a lancé en pleine gueule sa richesse insolente, sa misère criante, qui s’est définie ainsi, la ville de la réussite et du désastre. Où j’aurais pu me perdre ? Non, où j’ai eu peur de me perdre. C’est ça une ville ? Un lieu où s’inscrit un destin ? Et où la pauvreté est vertu ? Dieu ou Allah ne préfère-t-il pas les pauvres aux riches ? Le riche ne laisse-t-il pas quelques miettes aux pauvres pour laver sa conscience ?

Je fuis.

proposition n° 27

Ceux des Hautes-Alpes disent « descendre à Marseille » ; comme à regret, ils quittent la montagne, plein sud glissent vers la mer.

Lorsque le T.E.R. débouche des collines et domine l’Estaque, la rade, je me colle à la fenêtre, je suis arrivée, je suis chez moi. Chez moi encore à l’arrivée dans la gare Saint-Charles. Encore que... Une grande allée centrale. Lumineuse. Des arbres factices. Pas de chants de cigales dans ces pins morts. Une envolée de notes claires. Un piano droit, noir ébène. Cohue. Les voyageurs courent, guettent, attendent, leurs valises sur roulettes les suivent comme des petits chiens. Consignes lancées par les hauts parleurs. Conseils de prudence. Brouhaha de voix, exclamations en multiples langues. Des militaires, cinq, jamais loin les uns des autres, armes au poing. Ça rassure. La gare a changé, je ne reconnais pas celle d’autrefois.

Je me précipite vers l’extérieur. C’est l’esplanade et la ville qui s’offre blanche et dorée, qui s’étale entre les collines, qui file vers la mer. C’est Marseille qui m’émerveille, on la dirait immuable, elle est changeante, on la croirait sage, elle est folle, elle est celle que j’ai fui, que je retrouve avec joie infinie. Elle, que je veux chanter avec Supervielle ; me revient en mémoire un de ses poèmes :

Marseille, écoute-moi, je t’en prie, sois attentive,
je voudrais te prendre dans un coin, te parler avec douceur,
reste donc un peu tranquille que nous nous regardions un peu
ô toi toujours en partance
et qui ne peux t’en aller,
à cause de toutes ces ancres qui te mordillent sous la mer.

Marseille, tu ne peux t’en aller, tu es face à moi, la même, différente, et je suis de retour, j’ai voulu, j’ai cru t’oublier. Dans nos retrouvailles, une certitude : tu m’habites. Ici, je suis née, j’ai vécu ici longtemps, j’ai connu mes joies d’enfant ; tiens, par exemple, quand nous grimpions en cachette sur le toit de la maison de ma meilleure amie, que nous t’avions déployée à nos pieds et que nous crions notre joie de faire corps avec toi, que tu sois notre avenir. Notre conquête. Je vis depuis vingt ans loin de toi, dans le calme de la montagne, dans sa neige et ses mélèzes dorés, une autre vie, choisie. Je suis d’ici ? Je suis d’ailleurs ? Te retrouvant, étincelante, pensant aux Hautes-Alpes, paisibles, je le sais, je suis de toi et je suis d’elles, faite.

Je pars à ta rencontre. Devant moi, l’escalier monumental. Le dévaler entre ses pylônes qui me parlent d’Orient, ses statues qui chantent l’Afrique et l’Asie, le soleil et la mer, rejoindre la Canebière, la Plaine. Reste tranquille, je te parlerai avec douceur.

proposition n° 28

« Station Palais Longchamp ». Brève attente. Le tram, bleu et blanc, aux couleurs de la ville, s’approche tel un navire qui glisserait silencieux dans l’espoir de la mer. Je m’installe dans le bleu de son intérieur et la fraîcheur de ses persiennes. Un coup d’œil rapide au Château d’eau, à ses statues, ses fontaines, celles d’autrefois — enfant, le plaisir de rendre visite à l’éléphante Poupoule dans sa cage du zoo. Impression de glisser le long du boulevard, pareil, différent, devenu en son centre le domaine des rails. Quelques vélos. Je regarde défiler les maisons bourgeoises sans vraiment les voir, j’imagine la vie nouvelle du quartier qui s’embourgeoise, non, il l’a toujours été, bourgeois, mais d’autre manière aujourd’hui. Des poubelles débordantes sur le trottoir et des tags sur une façade, série de mitraillettes, noires, menaçantes. Mes yeux piquent, se ferment, le monde devient flou. Entre les cimes des arbres, du bleu, des nuages, brouillés. « Le Chapitre » : -– autrefois le départ du tram 31 vers la campagne, ouvert à tous les vents, des grappes d’hommes agglutinés à ses plateformes, le receveur qui criait : « poussez vers l’avant. -– « Réformés-Canebière » : circulation automobile réduite, des arbres, des tables de bistrot sous les micocouliers – disparus les platanes ? Lieux de rencontre ? Qu’est devenue la Canebière ? Domestiquée. Avec ses voies de circulation plantées d’arbustes, ses immeubles ravalés, ses cinémas disparus – celui-là tout en bas face à la Bourse où mon père me menait voir des films de cape et d’épée, le rcorsaire rouge et aussi Laurel et Hardy. — Des piétons qui déambulent. Des touristes debout sur des segways. Modernité. Des voitures de police. Sécurité. Dans le tram, une conversation animée autour d’un article du Canard enchaîné : « les poissonniers qui vendent leur marchandise sur le Vieux-Port ont l’obligation d’afficher le nom scientifique des poissons en latin. » C’est une galéjade, s’écrie un vieil homme. « Cours Belsunce » : je quitte le tram, je continue à pied, je file vers les étals des marchandes, je veux vérifier si maquereau est bien nommé scomber scombrus.

proposition n° 29
Ouvrez les yeux, regardez, ne regardez plus... Rompez avec les habitudes. Les rues que vous arpentez chaque jour, les magasins dans lesquels vous entrez sans plus y faire attention, les trajets que vous accomplissez sans réfléchir : voyez tout cela d’un œil neuf. Laissez-vous gagner par le « sentiment du merveilleux quotidien ». Telle est la ligne de conduite de ce « paysan de Paris » (admirez l’oxymore !) que les enseignes des boutiques étonnent, que les devantures ravissent et que les lacis des Buttes-Chaumont dépaysent. Soyez éveillé : rêvez...

Elle a marché autour du Vieux-Port ; en elle grandit le désir de retrouver Malmousque, flâner dans ce quartier où elle a connu de belles années et de grandes amitiés. Un bus l’y conduit. Elle s’engage dans la rue principale, s’égare dans les ruelles, voit d’un œil neuf la calanque. Elle s’étonne, des cabanons ont été démolis, de petits immeubles rupins les ont remplacés, le petit port est domestiqué. Elle est face à la réalité d’aujourd’hui, le lieu a changé, différent de ce qu’elle en savait, elle cherche des traces du passé, elles ont été effacées. Le merveilleux a disparu, pour faire place à la propreté, à des murs qui cachent les jardins minuscules et les maisons ravalées, à des jardinières fleuries sur la petite place qui maintenant a un nom, à un café rutilant. Elle interroge le bistrotier : « Vous connaissez Paula ? Elle habite près de la batterie des Lions. » L’homme ne peut lui répondre : il est ici depuis peu. « Et puis, vous savez, ma clientèle est faite de touristes curieux de pittoresque. Les vieux habitants boudent mon établissement, trop moderne. » Oui, pittoresque bien léché, aseptisé !
Là, miracle, passe Paulo et son immuable short déchiré qui fait tâche dans le décor. Paulo, toujours svelte, un rien voûté, même sourire lumineux. Ce sont des embrassades sans fin.
— Toi, ici ?
— Toi, toujours là ! Tu pêches toujours ?

Questions, réponses fusent. Souvenirs, nostalgiques souvent.
— Paula, ah, Paula ! Elle a quitté Malmousque, depuis que le quartier a été ravalé, elle supportait plus d’avoir l’étiquette de la pute, les nouveaux venus — des bobos — l’appelaient ainsi. S’est retirée à la campagne chez sa sœur, celle-là une vraie grenouille de bénitier, elle s’en fout, Paula, elle a le vivre et le couvert assurés, ça vaut bien quelques prières ! Moi, je la regrette, je vais la voir de temps en temps, en tout bien, tout honneur, fini les parties de jambes en l’air, la Paula elle est clouée sur un fauteuil roulant, elle était bonne pour la bagatelle, et bonne tout simplement, attentive aux autres, on l’aimait dans le quartier, même les bigotes lui parlaient, enfin la suppliaient de prier Dieu pour le salut de son âme !

Tout ça, du passé, ça n’appartient plus au présent. Des rues peuplées de fantômes. Des bulldozers en action. Un désert.
— Oui, un désert, comme la mer qui se vide de ses poissons, comme le quartier qui se vide de ses vieux habitants. Oui, bientôt, je vendrai le pointu, le cabanon, à un bon prix, ça spécule ferme ici. Je chercherai un coin tranquille.
— Reste le bleu, présent partout ici, le bleu de la mer et celui du ciel confondus, des volets entrebâillés, des fleurs du plumbago, de tes yeux, Paulo. Et Marseille, bleue et blanche sous le soleil. Fascinante.

proposition n° 30
Que deviennent les choses après l’adieu ?
Elles deviennent le temps qui passe.
Vie secrète, Pascal Quignard.

Il y a dix ans, sa mère est morte. L’année suivante, son père a organisé une réunion pour honorer la disparue et convié famille et amis à une messe en l’église de Sainte-Marthe. Depuis, chaque année, la même cérémonie et lui abîmé dans sa tristesse.

Et elle, la première fois, folle de rage. Le prêtre, en chaire, s’était déchaîné, glorifiant avec emphase les qualités chrétiennes de la défunte. Joséphine, épouse aimante -– Joséphine, fille respectueuse –- Joséphine, mère attentive -– Joséphine, Joséphine, Joséphine... Sa mère se prénommait Lucienne, n’était pas une pratiquante assidue, et certainement pas une mère attentive mais mère lointaine. Il ne savait rien d’elle, incapable de lui donner le prénom qui lui revenait. Elle l’avait vivement tancé en fin de cérémonie, vieux con, « ma mère s’appelait Lucienne. »

L’année suivante, il avait fait gaffe et orné l’autel des fleurs blanches qu’elle aimait. Des lys, avait exigé le père. Chaque année, elle portait un tailleur noir sur un chemisier de soie grège, strict, sévère. Parfois, elle se demandait si cette cérémonie n’était pas pour le père un prétexte pour l’obliger à quitter son village et lui rendre visite. Sur le parvis, le père saluait les participants, notant mentalement les absents. Il s’appuyait sur elle, géant brisé, ou la retenait, dans un désir d’aide ou de possession, elle ne savait qu’en penser. Elle, près de lui, comme absente, son regard parfois dirigé vers la mer au loin, veillant à son confort : « ton manteau, ton écharpe, tes gants ». Les mêmes mots, toujours. Le vide. C’était sous le ciel maussade de novembre, dans le bruit des feuilles mortes écrasées sous leurs pas dans l’aller vers le cimetière. Puis la halte devant la tombe. Des gerbes de fleurs déposées. Le silence, chape de plomb. Le murmure d’aurevoirs discrets à ceux qu’on ne reverrait plus d’une année. Jusqu’à la prochaine rencontre dans l’église glacée, devant le tombeau de cette femme qui peu à peu quittait leur mémoire, rejoignait le domaine des morts en dépit de l’obstination du père à la vouloir présente encore parmi eux. Au fil du temps, de moins en moins de participants.

Aujourd’hui, ils sont réunis, en plein été, c’est l’enterrement du père. Le prêtre a certifié qu’il rejoignait l’épouse aimée au royaume de Dieu. Elle, elle savait qu’il n’en était rien, que le néant les avait happés. Comme elle bientôt... Elle se réjouissait, avec la mort du père, plus question de rituel. Elle ne mettrait plus les pieds dans cette église. Peut-être viendrait-elle parfois déposer des fleurs sur leur tombe. Peut-être.

proposition n° 31

Cérémonie funèbre : crémation de Maurice, son oncle. En sourdine, les chansons de Brassens qu’il aimait. Recueillement autour du cercueil. Condoléances du professionnel. Quelques mots des présents sur le défunt, leur tristesse. Des larmes. Des fleurs. Sa tante, Aimée, presque souriante, hôtesse attentive. Près d’elle, ses fils, mutiques. L’aîné récupérera l’urne. Elle pense à lui : il avait une belle voix de baryton. Il lui a fait découvrir, ado, les opéras d’Othello de Verdi à la Bohème de Puccini. C’étaient leurs sorties à eux deux, souvent au poulailler de l’Opéra de Marseille, sa main dans la sienne.

Coup de téléphone d’Aimée : lui demandant si Maurice peut être enterré dans le caveau familial de Sainte-Marthe. Elle s’étonne : Maurice n’a-t-il pas demandé que ses cendres soient dispersées dans le Queyras ?

Embarras d’Aimée. Ses deux fils ne supportent pas l’idée que leur père n’ait pas une sépulture chrétienne dans un cimetière. Alors, la mère et les enfants se sont réunis. Ils ont fait trois petits tas de ses cendres, un pour chacun. Les garçons mettront dans le tombeau ce qui leur revient. Les deux tiers de Maurice rejoindront les ancêtres ad vitam æternam. Aimée, elle, selon sa promesse, ira aux beaux jours répandre le dernier tiers dans ce coin du Queyras où ils se sont rencontrés, il y a quarante ans.

Elle imagine la scène, le mari/père divisé en trois, pesé peut-être pour plus de justice dans le partage… imagine les précautions prises pour ne pas en perdre une miette… imagine la délicate opération… sur la table de cuisine où autrefois, sa grand-mère la faisait jouer, lui offrait crêpes et îles flottantes !

Elle donne son accord à cette femme qui est foldingue — ça elle le savait — les 2/3 de son oncle rejoindront ses parents, sa mère aura près d’elle les 2/3 de son frère ! Elle raccroche abruptement. Elle en rit, elle en crie de rage.

OK, elle se souvient avoir lu dans un sondage Ipsos que 51% des Français disent préférer, pour eux-mêmes, la crémation à l’inhumation. Elle peut comprendre. Mais bon dieu, les dérives, celle-là dans sa famille, ce manque de respect, jouer avec ses cendres... c’est son oncle qui est ainsi écartelé.

Elle a besoin de savoir comment s’organise la mort aujourd’hui. Sur Google elle trouve la loi du 19 décembre 2008 et cet article :

« Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence  ».

Maurice méritait respect, dignité, décence. Elle pleure, sur sa mort, sur la bêtise humaine.

proposition n° 32

Ciels, ma ville. Ciels de Marseille. Délavés, transparents. Oubliés.

Les retrouver, kaléidoscope de ciels en morceaux, fragments éclatés.

Rondeur du ciel de l’enfance –- les arbres piliers du ciel –- carré minuscule au-dessus du jardinet clos de grands murs –- en rayures sombres et lumineuses à travers les persiennes entrebâillées –- ciel tu joues à cache-cache –- ta couleur aigue-marine est celle de ses yeux -– je veux m’y noyer -– tu es infini d’étoiles et moi blottie dans ses bras, en paix –- tu es ciel-chape de plomb un jour de colère –- tu siffles ta rage, balafré par le mistral –- ta rage les jours de tempête –- tu es pluie douce sur mon visage -– tu te confonds avec la mer, jamais l’un sans l’autre -– tu es ciel-victoire, celui des calanques, des falaises blanches, des cistes et des bruyères -– tu es lumière aveuglante

et dans ton ciel retrouvé, un vol d’oiseaux en partance vers l’ailleurs.

proposition n° 33

Les hauts-alpins « descendaient » à Marseille. Elle, qui habitait la Plaine, « descendait » de son quartier vers le centre-ville pour se balader, faire ses courses. Ville d’hier, ville d’aujourd’hui. Elle descend.

Première étape : les Réformés. La boucherie Calixte, tenue par un des ces hauts alpins descendus de leur montagne — c’était avant la guerre de 14 — poussé par la misère, d’ouvrier boucher devenu à force de travail patron et riche. Elle l’a bien connu, ses petites filles étaient ses amies de classe. Un homme froid, rigide, sévère qui l’effrayait. La boucherie n’existe plus, mais à côté la pâtisserie Plauchut – immuable — aujourd’hui encore prépare les meilleures brioches de Marseille ; c’est ce qu’on dit.

Pour descendre la Canebière vers le Vieux-Port, ATTENTION, toujours elle se tenait / se tient sur le trottoir de gauche. Ribambelle de librairies, Maupetit - la seule existant encore - : elle s’adressait à un vieil employé qui lui a fait découvrir des auteurs inconnus, Cortazar, Steinbeck et Nabokov... Et Taccussel, Flammarion, d’autres peut-être ? : fermées. Ribambelle de cinémas, l’Odéon, le Capitole, le Pathé, devant les caisses d’alors des queues importantes, agitées, rieuses. Elle patientait, discutait avec ses voisins. Elle aimait dans le noir suivre le filet de lumière lancé par la lampe de l’ouvreuse. Seul reste ouvert, il lui semble, l’Odéon : théâtre, concerts, opérettes, lieu mythique. Chaude ambiance. Et c’était selon les saisons : les marchands de jujubes, elle achetait un cornet de ces fruits, c’était âpre sous la langue et le noyau à recracher, et ceux qui chantaient « chauds, les marrons, chauds », ça brûlait la langue, ça réchauffait les mains l’hiver. Et les minuscules échoppes-vitrines proposant des mini-croissants, des mini-brioches, des mini-pains au chocolat, ça fondait dans la bouche, c’était chaud et doux. Disparues aujourd’hui, remplacées par celles des marchands de kebab qui l’appellent à grands cris et lui préparent dans un pain rond la viande grillée à la broche et ses tomates, ça pique, ça réveille ses papilles. Le kebab, c’est le repas du pauvre. Ici, c’est un quartier populaire (encore). Elle sait le plan anti-kebab de la Mairie qui veut nettoyer le centre, l’ouvrir aseptisé aux touristes, aux croisiéristes. Et témoin de la campagne-propreté, sur sa gauche le marché de Noailles nouvelles normes, propret. Fruits et légumes encore bon marché. Appels des forains. Bousculade. Les faiseurs de pizzas ont remplacé les cuiseurs de panisses. Elle aimerait tant avoir dans les mains un cornet de panisses dorées, dégoulinantes d’huile, craquantes. Elle pense : c’était le bon vieux temps. Elle s’enfonce dans les ruelles, elles sont celles de son souvenir, piles de légumes, de fruits, produits orientaux, épices. Elles présentent des nouveautés, des coiffeurs ethniques, des étals chinois, des nems, des sushis. Elle discute avec une femme en boubou des bienfaits des herbes de son étal : « ça c’est le djansan, c’est bon pour le poulet rôti, le poisson, tu achètes des bananes plantains, du riz, je te donne la recette de ma sauce », elles rient. Elle est heureuse, elle repart avec un peu du Cameroun dans son panier. Elle retrouve les rues correctes, aux façades blanchies.

Dernière étape : du côté de la nostalgie, retrouver quelques monuments de la Marseille d’autrefois, la quincaillerie Lempereur entre tradition et innovation, l’herboristerie du Père Blaize, depuis 1815 ! « le médecin soigne, la nature guérit », c’est la devise de la maison, elle ne l’a pas oubliée, c’est un lieu chaleureux, les vendeuses sont souriantes, elle achète une tisane maison. Elle n’a plus qu’à décider du resto, elle hésite entre deux qu’elle fréquente depuis toujours : la pizzeria chez Sauveur, c’est complet, dommage, on se croirait en Sicile. Ce sera cours Saint-Louis chez Toinou : fruits de mer à gogo. Elle espère qu’il y aura des oursins.

proposition n° 34
NORD

Qui dit Nord de Marseille, pense quartiers Nord, 13e, 14e, 15e, 16e arrondissements, un tiers de la ville, pense vastes cités où se trament trafics en tous genres et où se concentrent la majorité des règlements de comptes, pense précarité, misère.

Les approcher à partir de la porte d’Aix. L’autoroute a reculé. Il a été détourné pour que la porte d’Aix et son étonnant arc de triomphe fassent peau neuve, afin que, de goulet où piaffaient les voitures, noyées sous les gaz d’échappement, de marchés aux puces sauvages, aux vendeurs de tout et de pas grand chose, de piétons envahissant la chaussée, ils laissent place à un campus d’étudiants, un centre d’affaires, un poumon vert dans la ville. Misère et immigration reléguées ailleurs, où ? On réaménage.

Quartiers nord, en balcon sur les ports maritimes, sur la Méditerranée, vue splendide sur la rade, cernés par les collines, balafrés par l’autoroute A7. Surprenant mélange de genres. Autour des églises des villages anciens, aux toits de tuiles rouge passé, quelques anciennes bastides, des réservoirs d’eau, des campagnes encore cultivées... Des grands ensembles, – c’était, dans les années 60, rayer de la carte les bidonvilles dressés par les immigrés, accueillir les rapatriés d’Algérie — des cités faites de barres et de tours... Des lotissements fermés, protégés, privatisés, ghettos autres policés... Des maisons individuelles comme égarées dans ce désordre, avec leurs minuscules jardins et leurs mini piscines hors sol, tâches bleues... Proches d’une friche, d’une casse, voitures désossées, montagnes de pneus, grillages, clôtures, rues cabossées, chemins vaseux, ruines industrielles, peu de vert dans ce décor, le blanc, le gris, le sale des façades dégradées, les traînées de bitume, les bretelles de l’autoroute, les voies de chemins de fer... Des zones industrielles. Des usines qui ont résisté parce que proches des installations du port. On reconnaît à sa rougeur la tuilerie de Saint-Henri, la seule qui ait survécu. Les raffineries de sucre Saint-Louis : elles ne raffinent plus, elles conditionnent, en perte de vitesse. Des savonneries, les dernières de Marseille. À Sainte-Marthe, le siège de Ricard... Déclin d’un Marseille industriel, perte d’emplois pour les ouvriers, moyens de transports en commun difficiles vers le centre ville, enclavement, isolement, pas de lien entre les communautés, confrontations violentes avec la police, scores excellents du FN, difficultés scolaires, taux de chômage élevé pour les jeunes, avenir barré... et la voix de Akhenaton qui chante l’injustice sociale, la dureté de la vie pour ces ados des quartiers :
Petit frère n’a qu’un souhait devenir grand

C’est pourquoi il s’obstine à jouer les sauvages dès l’âge de 10 ans

Devenir adulte, avec les infos comme mentor

C’est éclater les tronches de ceux qui ne sont pas d’accord.

Retour vers le centre, vers la Canebière, ligne de partage entre le nord et le sud de Marseille.

OUEST

Des quartiers nord, filer nord-ouest vers l’Estaque, puis plein ouest vers la côte bleue.

Estaca : lien, attache, appontement.

L’Estaque, entre le butoir du massif de la Nerthe et l’infini de la mer. Le rocher et l’eau.

Estaque-plage, le port des anciens pêcheurs, le port de plaisance policé, les jetées, les allées de platanes et les baraques où acheter panisses et chichi frégi, et la butte avec l’église, nichées autour d’elle les maisons anciennes, les ruelles... Estaque-gare, tout en haut, et du train une vue fascinante... Estaque-Riaux, des viaducs, des tunnels, des carrières, des restes industriels, interdits d’accès, à dépolluer, à réhabiliter, comment ? Friche de l’usine des ciments Lafarge, quel avenir ? C’est une place fantastique en balcon sur la rade ; lieu rêvé pour les investisseurs dans l’immobilier de luxe. Un chaos. La garrigue, des chênes rabougris, des romarins, des chèvres. C’est laid et splendide tout à la fois. Une nature blessée par l’homme, par les industries, par la disparition des industries. Entailles des carrières. Une nature superbe, forte de lumière et de contrastes. Magnifiée par Cézanne : un ciel trop bleu, des rochers trop ocres, des pins trop sombres, sous un soleil effrayant. Racontée par René Allio : la vieille dame indigne trottine sur le chemin de la Nerthe. Par Guédiguian : Marius garde l’usine en démolition, Jeannette l’attend dans sa petite maison. C’est l’Estaque des petites gens.

C’est, plein ouest, en suivant la mer, la côte bleue, celle des routes étroites, montagnes russes sautant d’une calanque à l’autre (à ne pas fréquenter l’été, embouteillages assurés, manœuvres délicates, agacement, non, pire que ça, rage d’être là coincé dans les gaz d’échappement), du sentier des douaniers, des pins parasols, du chant des cigales, des falaises, des calanques profondes, de l’eau turquoise et fraîche, des cabanons devenus maisons élégantes. On pense à La Villa de Guédiguian (encore) : il a filmé sous un soleil d’hiver une calanque (Méjean, sans doute ?) comme un décor de théâtre, sévère avec le viaduc ferroviaire qui la surplombe... C’est la farandole des noms joyeux qui rappellent baignades, plongées, farniente au soleil : Le Rove, Niolon, Méjean, Ensues la Redonne... Jusqu’où Marseille ?... Allez, continuer vers Carry, Sausset et pourquoi pas Martigues ! Au diable les limites du plan de la ville ! Ou décider de rentrer vers le centre par le train bleu, qui domine plages et criques, la mer immense et doucement s’approcher de Marseille qui rosit au soleil.

EST

On dit perdre le nord, être troublé, désorienté. Moi, là, j’ai perdu l’est de Marseille, sais pas où il se perche, me faudrait une boussole, un GPS, un fil où me raccrocher, qui me montrerait le chemin, et pourquoi pas, tiens, un fil qui serait d’Ariane, pourquoi pas celui d’un cours d’eau... l’Huveaune ?

L’Huveaune — fleuve dit côtier — va sa course tranquille du massif de la Sainte-Beaume, sur une cinquantaine de kilomètres — je crois — à la mer, se jette à la plage du Prado, presque sous le nez ou les couilles (au choix) du David qui trône lance-pierres en main. Le David des marseillais, souvent tagué par des plaisantins, ses bijoux de famille peinturlurés en rouge. Statue point de ralliement des rencontres de l’été.
Bien, la plage, le parc Borély longé par la dite Huveaune : souvenirs d’enfance, lancer du pain aux canards du lac, taper le ballon, faire du vélo, louer à plusieurs une voiture à pédales en bois – c’était un Ulysse – pour des courses folles dans les allées, ado trouver un coin tranquille pour échanger des bécots avec son amoureux, admirer les roses, aujourd’hui s’étonner de l’arrivée des perruches vertes à collier, aux becs rouges, bruyantes. « Elles nous colonisent, disent certains marseillais. Elles viennent d’Afrique ou d’Asie, elles aussi. »

La vallée de l’Huveaune, les autoroutes, les routes saturées, pourries, la voie ferrée vers Toulon, des usines, agroalimentaires, qui poussèrent comme des champignons, qui ont fermées, laissant des friches, maintenant des zones commerciales énormes, la Valentine avec la FNAC et IKEA, des immeubles, des tours, des villages encore, des villas et les bastides d’autrefois, les châteaux de Marcel Pagnol, les canaux de son enfance, le massif du Garlaban, couronné de chèvres au temps des derniers chevriers, terrain de jeu de ses vacances, il le raconte dans « la gloire de mon père. »

J’oubliai : l’arlésienne de Marseille, la L2 qui doit permettre le contournement de Marseille. Le premier plan est daté de 1933, elle a été inaugurée pour sa partie Est par François Hollande en 2016 ; elle devrait ouvrir intégralement mi-octobre 2018, reliant les autoroutes Est et Nord. Marseille recevra-t-elle Macron en ce jour historique ? Plus personne n’y croyait, ça devenait une galéjade, l’enjeu étant le passage journalier de 100 000 véhicules. Non, je n’apprécie pas Gaudin mais j’ai rigolé en l’entendant en 2016 déclarer : « c’est le chantier le plus long du monde, à peu près aussi long que la construction de Notre-Dame de Paris ou Saint-Pierre de Rome. »

SUD

Cap au sud, cap vers la mer : vers le port — salut à Marius qui officie au bar de la Marine –, vers le château d’If — salut à Edmond Dantès –, vers les îles du Frioul... et l’infini de la Méditerranée.
Retrouver le plaisir de parcourir la Corniche : admirer d’un côté la mer, de l’autre les villas... la plage des Catalans – souvenir des bains d’enfance avec ma tante, baleine bleue qui sur son dos m’emmenait vers la digue, vers le large —, le vallon des Auffes, dire avec l’accent ce fond de vallon et son petit port de pêche, la bouillabaisse chez Fonfon, chez Jeannot la pizza des soirs d’été avec un rosé bien frais, l’air y est léger, la ville n’existe plus, on entre dans une carte postale, on voudrait ne jamais la quitter. « J’y suis pas allée depuis l’an pèbre. » En moi le désir d’y retourner.
Être fascinée par le soleil couchant dont les derniers rayons brillent sous l’arche du monument qu’on appelle La Porte de l’Orient et des Terres Lointaines, qui est mémoire des combattants tombés dans l’ancienne Indochine et en Afrique du Nord.

Là me questionner : Porte de l’Orient ? Pour moi, Marseille est la porte du Sud, de tous les suds, dans une histoire liée aux voyages, aux commerces, aux richesses de quelques-uns, aux guerres, aux colonies, au sang. J’ai perdu le nord avec l’est, je vais encore le perdre avec le sud ?
C’est que, à écrire Marseille, je m’aperçois qu’elle est impossible à écrire, non, elle se donne à voir, et qu’on doit choisir, être pour elle, être contre elle, l’aimer ou pas. Je suis pour elle, dans sa beauté, dans sa laideur.

Je poursuis ma route, en passant par Endoume et Malmousque, par le parc Valmer, et la plage du Prophète, étroite, une bande de sable prise d’assaut l’été, le soir elle résonne du son des djembés, et la plage du Prado construite sur la mer par Defferre – j’ai souvenir du rivage ancien, dans les années 60, une bande de sable, les vagues les jours de mistral la balayant, balayant aussi les quelques tables de bistrot, la rue et les serveurs faisant la navette pour servir leurs clients –, la Pointe-rouge, puis la corniche version sauvage vers, tiens, la Calanque de Podestat, avec sa minuscule plage de sable fin, vers le village des Goudes, au loin l’île Maire et blotti derrière elle, le tiboulen de Maire, « la tortue ». J’aime réciter le nom de ces îles qui animent la rade : Jarre, Riou, Planier... son phare célébré par Albert Londres : « Il est un phare à deux milles de la côte. Tous les soirs, on le voit qui balaye de sa lumière et le large et la rive. Ce phare est illustre dans le monde ; il s’appelle le Planier... »
Enfin, Callelongue, village de pêcheurs, ses anciens cabanons transformés en lieux d’habitation, et sur le quai le fantôme de Jean-claude Izzo qui rôde. C’est le bout du monde. Mais c’est le bout du monde à éviter l’été, les week-ends, les soirs de matches de l’OM, la petite route côtière est saturée.

C’est le bout du monde civilisé qui s’ouvre sur le massif des Calanques, de moins en moins sauvage, de plus en plus fréquenté, mais toujours face à elles, les calanques, Sormiou, Morgiou, Sugiton et leurs sœurs, le même émerveillement, devant la mer, éternelle, c’est trop de beauté, c’est une douleur, la Méditerranée est devenue cimetière de migrants, l’Aquarius stationne chargé d’hommes, de femmes, d’enfants que l’Europe refuse d’accueillir dans le déni du droit international. Là-bas, après l’horizon.

proposition n° 35
NORD

Qui dit Nord de Marseille, pense quartiers Nord, un tiers de la ville, vastes cités, trafics en tous genres, règlements de comptes, précarité, misère. Voilà son image véhiculée par les médias depuis longtemps. Elle sait aussi par les journaux que la ville de Marseille a lancé une nouvelle politique, dans les textes plus sociale, plus soucieuse des habitants en difficulté. Elle décide de suivre le même périple qu’il y a cinq années.

Oui l’autoroute a reculé, laissant place à un campus d’étudiants, un centre d’affaires, un poumon vert dans la ville. Des étudiants friqués, des cadres reconnaissables à leurs costumes noirs sur chemises blanches, des enfants qui jouent sous les jets d’eaux. Misère et immigration reléguées ailleurs, où ? C’est la question qu’elle se pose, devant le résultat de ce réaménagement : ça donne peau neuve pour le centre-ville, immeubles vidés de leurs occupants anciens – locataires fauchés ou squatteurs —, ravalés, réinvestis par des bobos.
Elle file sur l’autoroute A7, dégagé, les bouchons ont disparu, la ville est libérée. Le paysage alentour a changé. Des arbres le long des voies. Des éclairages. D’aimables aires de repos. Les quartiers nord, enfin les plus sordides, ont été entourés de hautes murailles, les murs sont à la mode ici — comme ailleurs, en Israël, au Mexique, entre les Corées... –, ils sont la réponse à nos peurs, ça rassure les bonnes gens, ça cache, ça ne règle rien des problèmes qu’on voudrait oublier. Reste, par delà des murs, la vue splendide sur la Méditerranée, sur les ports maritimes. Surprenantes frontières. Églises des villages anciens, toits de tuiles rouge passé, anciennes bastides, réservoirs d’eau, des campagnes encore cultivées... Des grands ensembles. Au bistrot de Saint-Henri, elle questionne des habitués qui ont suivi des réunions publiques : fallait-il restructurer, ou démolir et reconstruire des logements différents de ceux qui existent ? Nombreux sont ceux qui, mal logés dans les cités, ont peur du changement... préfèrent vivre dans leurs appartements pourris... dans leurs lotissements fermés, protégés, privatisés, ghettos autres policés... Pour les plus fortunés, dans des maisons individuelles comme égarées dans ce désordre, avec leurs minuscules jardins et leurs mini piscines hors sol, tâches bleues — et le soir vérifier les fermetures des portes, des volets, ne pas oublier d’enclencher l’alarme –, elles sont proches d’une friche, d’une casse, voitures désossées, montagnes de pneus, grillages, clôtures, rues cabossées, chemins vaseux, ruines industrielles... Cependant dans ce décor fracassé est apparu du vert, des jardins partagés ont été créés, des enfants y jouent, des familles se réunissent. Cerné par le blanc, le gris, le sale des façades dégradées, les traînées de bitume, les bretelles de l’autoroute, les voies de chemins de fer, les zones industrielles. Usines proches des installations du port. Tuilerie de Saint-Henri, la seule qui ait survécu. Raffineries de sucre Saint-Louis : elles ne raffinent plus, elles conditionnent, en perte de vitesse. Savonneries, les dernières de Marseille. À Sainte-Marthe, le siège de Ricard... Elles fermeront elles aussi. L’avenir de la région s’est déplacé vers l’étang de Berre, la Mède, les raffineries. Déclin d’un Marseille industriel... Les problèmes restent entiers. La colère de Akhenaton devant l’avenir barré des jeunes des quartiers est là encore :

Petit frère n’a qu’un souhait devenir grand
C’est pourquoi il s’obstine à jouer les sauvages dès l’âge de 10 ans
Devenir adulte, avec les infos comme mentor
C’est éclater les tronches de ceux qui ne sont pas d’accord.

Colère étouffée, rien n’a vraiment bougé dans Marseille pour les quartiers nord.
Michel Sardou donnera ce soir sa dernière danse – promis, juré, c’est la dernière – ; le Dôme sera plein à craquer.

OUEST

Des quartiers nord, filer nord-ouest vers l’Estaque, puis plein ouest vers la côte bleue.

Estaca : lien, attache, appontement.

l’Estaque, entre le butoir du massif de la Nerthe et l’infini de la mer. Le rocher et l’eau.

Estaque-plage, le port des anciens pêcheurs, le port de plaisance policé, les jetées, les allées de platanes et les baraques qui débitent des pizzas, des sodas, du coca-cola, panisses et chichi frégi ne sont plus proposés, du passé, et la butte avec l’église, nichées autour d’elle les maisons anciennes, rénovées, pimpantes, les ruelles propres, sans âme... Estaque-gare, tout en haut, une vue fascinante, les maghrébins ont quitté ce lieu... les chats aussi... Estaque-Riaux, des viaducs, des tunnels, des carrières, des restes industriels, interdits d’accès. Il y a cinq ans, la question se posait : comment dépolluer, réhabiliter ? Quel avenir pour la friche de l’usine des ciments Lafarge ? Balcon fantastique sur la rade, lieu rêvé pour les investisseurs dans l’immobilier de luxe, des immeubles petits, standings, avec piscines décorées de lauriers-roses, des terrasses immenses, arborées, les étrangers, les parisiens s’y prélasseraient jouissant de leur fric, et pourquoi pas de la vue, protégés par des grilles, un nouveau ghetto. Cela n’a pas été réalisé. Dépollution difficile du sol. Amiante, arsenic, amiante... Projet en attente : des tentes s’accrochent aux pentes. Des tentes pour des migrants arrivés à Marseille après la dernière sortie de l’Aquarius. Ils sont confinés là, en attente eux aussi. C’est provisoire, ils ne risquent rien, ou peu, ils ne resteront pas. Les mieux lotis ont un toit de toile, les derniers arrivés de carton, de tôle. Mais un toit, des points d’eau derrière des grillages. Un chaos. On les accueille. Plus haut, la garrigue, des chênes rabougris, des romarins, des chèvres. C’est laid et splendide tout à la fois. Une nature blessée par l’homme, par les industries, par la disparition des industries. Entailles des carrières. Une nature superbe, forte de lumière et de contrastes. Magnifiée par Cézanne, racontée par René Allio, par Guédiguian. Ce sont les images qui lui restent en mémoire de l’Estaque des petites gens.

C’est, plein ouest, en suivant la mer... Elle croit rêver, elle n’en croit pas ses yeux et pourtant, la route vers la côte bleue est interdite. Ont été dressées une barrière, une guérite. Un gardien en strict uniforme lui explique : « la route a été privatisée, ouverte aux seuls propriétaires des calanques. Les cabanons ont été tous rachetés, souvent par des chinois — susurre le cerbère en plissant les yeux — méconnaissables, des forteresses fermées. » Elle croit rêver, c’est un cauchemar : pour eux, ces richards, ces connards, le sentier des douaniers, les pins parasols, le chant des cigales, les falaises, les calanques profondes, l’eau turquoise et fraîche. « Vous, – il est plein de dédain, il parle au petit peuple —, allons, ne vous plaignez pas, vous avez le train bleu, les navettes maritimes, vous pourrez vous arrêter dans ces calanques, enfin aux heures réglementées, de 10 heures à 18 heures. » La farandole des noms joyeux qui lui rappellent baignades, plongées, farniente au soleil, le Rove, Niolon, Méjean, Ensues la Redonne, fait sarabande dans sa tête... Au diable Estaca ! Au diable les miettes qui lui sont accordées. Elle décide de rentrer vers le centre par le bus, vers Marseille qui rosit au soleil.

EST

On dit perdre le nord, être troublé, désorienté. L’ouest pour moi n’existe plus. On ne m’y verra plus. C’est devenu une banlieue chinoise à l’abri de sa muraille. Alors, à l’est, rien de nouveau ? L’est de Marseille m’attend, autour de son cours d’eau... l’Huveaune.

L’Huveaune continue sa course tranquille ; proprette vers Saint-Zacharie, elle devient douteuse quand elle se jette à la mer, plage du Prado — surtout aujourd’hui, où de violents orages ont éclaté, elle a débordé, entraînant déchets et bactéries. Elle comptait se baigner, « pas question » lui dit son amie. Déception. D’ailleurs des secouristes l’interpellent, pas de baignade aujourd’hui, fermeture temporaire de la plage. Drapeau violet hissé. David, bien que de marbre, s’en désespère ; ce matin, ses couilles sont peintes en vert fluo, peut-être pour imiter les perruches en colonies de plus en plus importantes dans le parc Borély, les riverains les trouvent dérangeantes, ils ne les nourrissent plus. « Elles nous colonisent, qu’elles retournent en Afrique ou en Asie, elles aussi, chez elles. »

Contrariée, elle remonte la vallée de l’Huveaune, autoroutes, routes saturées, pourries, voies ferrées enchevêtrées, usines fermées, laissant des friches, maintenant conquises par des zones commerciales énormes : les grandes surfaces ont proliféré, scintillent de lumière, ouvertes 7 jours sur 7, 24 h sur 24, des complexes de cinémas reçoivent les spectateurs en continu, des restos-cuisine du monde entier, des salles de sports, des magasins cocooning d’esthétique, des boutiques bio ont chassé les villas et les bastides d’autrefois, les châteaux de Marcel Pagnol. Un gigantesque mur d’escalade enjambe l’Huveaune ; une musique New age l’enveloppe, murmure du vent dans les arbres, chant du torrent, déferlement des vagues, soupirs de l’espace, pieds coincés sur les prises des falaises de béton, tête dans les étoiles. C’est du délire ! vite fuir !

Dernier effort : s’intéresser à la L2. Rappel rapide : elle doit permettre le contournement de Marseille par un passage journalier de 100 000 véhicules. Le premier plan est daté de 1933. Elle a été inaugurée pour sa partie Est par François Hollande en 2016 ; elle devait ouvrir intégralement mi-octobre 2018, reliant les autoroutes Est et Nord. Question : Marseille recevrait-t-elle Macron en ce jour historique ? Plus personne n’y croyait, ça devenait une galéjade qui s’est terminée par la venue de Macron en 2020. Souriant, il était accompagné de Brigitte, vêtue de blanc et bleu, aux couleurs de Marseille. Le Canard enchaîné a publié d’elle une charmante caricature, drapée dans des voiles blancs et bleus, couronnée d’or, telle notre Bonne Mère, elle présente au bon peuple l’enfant messie Emmanuel, oui, Dieu est avec nous. En écho à Gaudin qui en 2016 ironisait : « c’est le chantier le plus long du monde, à peu près aussi long que la construction de Notre-Dame de Paris ou Saint-Pierre de Rome. », Macron s’est autorisé à complimenter Marseille pour sa persévérance dans la construction de la L2.

SUD

Cap au sud, cap vers la mer : vers le port , vers le château d’If , vers les îles du Frioul... et l’infini de la Méditerranée.

Elle retrouve le plaisir de parcourir la Corniche : admirer la mer, les villas, la plage des Catalans — mais trop de gens entassés, odeur d’huile solaire et de graillons, elle n’a pas du tout aimé être bousculée par un jeune au crâne rasé, et encore moins son ricanement : « hé, bouge ton cul, mémé. », ni les cris, les injures de mecs alcoolisés, elle a apprécié les concours de plongeons depuis le pont de jeunes éphèbes dorés par le soleil et, cerise sur le gâteau, le passage régulier de la police... Poursuivi vers le vallon des Auffes, un œil sur la carte de Chez Jeannot, plus de pizzas pour elle, elles se vendent à leur poids en or ! Le succès, les touristes, elle n’entre plus dans une carte postale légère, mais dans la réalité du business... Marseille, Porte de l’Orient ? Encore ? Quels mystères derrière l’horizon ? Nostalgie. Ça a changé, mais plus les choses changent, plus elles restent les mêmes, et la ville impossible à écrire, elle se donne à voir, elle doit choisir, être pour elle, être contre elle, l’aimer ou pas. Elle est pour elle, dans sa beauté, dans sa laideur...

Elle poursuit sa route, Endoume, Malmousque, parc Valmer, plage du Prophète, celle du Prado qui a développé les activités nautiques et terrestres, des voiliers, des kayaks et même, admirable ou démonstratif (?), des embarcations à roulettes pour les handicapés, et des gars qui roulent des mécaniques, des tatouages sur les corps dénudés, des familles paisibles, des femmes voilées et les petites filles encore libres de leurs mouvements, des raies torpilles qui s’approchent de la côte, c’est une nouveauté !...

La Pointe-rouge, la corniche version sauvage, la Calanque de Podestat, avec sa minuscule plage de sable fin, le village des Goudes, Callelongue, village de pêcheurs, quelques cabanons transformés en lieux d’habitation, et sur le quai le fantôme de Jean-claude Izzo qui rôde... Depuis la Pointe-Rouge, lui explique son amie : les habitants se sont organisés en comités de défense de l’environnement, ils disent non à l’urbanisation galopante, non à la destruction des maisons modestes, non au littoral bousillé, ils veulent rester le bout du monde. Et tant pis si ce bout du monde est à éviter l’été, les week-ends, les soirs de matches de l’OM, la petite route côtière étant saturée.

C’est ce bout du monde qui s’ouvre sur le massif des Calanques — de moins en moins sauvage, de plus en plus fréquenté — mais toujours en elle le même émerveillement, face aux calanques, Sormiou, Morgiou, Sugiton et leurs sœurs, devant la mer, éternelle, son écume d’infini, c’est trop de beauté... de l’autre côté l’inconnu, elle en rêve, elle pourrait l’atteindre... c’est une douleur, en hommage à ceux que la mer a engloutis, dont les os blanchis s’entassent en Méditerranée, devenue cimetière de migrants... peut-elle encore se baigner dans son eau claire quand elle y pense, à tant de laideur ?

Le rire des mouettes... Un navire en partance. Vers le Sud.

proposition n° 36

Un temps lointain, ici, était établie une ville, on la nommait Marseille. Elle a disparu, étouffée par les sables venus du Sahara, elle a été minée par les eaux qui enflèrent avec le réchauffement climatique. Dévastée par un tremblement de terre. Elle n’est plus.

À son emplacement, une île aux multiples collines blanches sous un ciel toujours gris. On l’appelle Massalia en souvenir de l’ancienne –- ce nom était resté dans les mémoires —. Massalia est difficile à trouver ; elle divague au gré des vagues et du vent.

Dans sa partie nord, se dressent quelques ruines anciennes, on ignore ce qu’elles furent, leurs usages... Là vivent des êtres étranges dans des huttes de bois ou dans les grottes des collines. Les hommes chassent dans la garrigue, les femmes élèvent des chèvres, elles brassent leur lait, elles échangent ces brousses contre du miel, des fruits. Ensemble ils chantonnent des airs venus d’autrefois – comment ? c’est un mystère, des ancêtres sans doute, des aèdes ? –, tout aussi bien Akhenaton que Michel Sardou ; ils ne s’intéressent pas aux paroles, uniquement à la musique qui les réunit le soir à la veillée. Parfois, quand ils creusent la terre pour planter des légumes, surgit une carcasse de tôle rouillée, étonnante, qui devient terrain de jeu pour les enfants. Les enfants sont leurs biens les plus précieux, ils apportent tous leurs soins à leur éducation, ils ne veulent pas qu’ils jouent aux sauvages dès l’âge de dix ans.

Rarement, ils se risquent vers la crique minuscule d’Estaca. La mer les effraie, elle bute sur l’horizon et le vide qui pourrait les aspirer. Ils s’étonnent. Les riverains semblent l’avoir apprivoisée, ils voguent sur de longues barques, la proue de leurs embarcations est peinte d’une croix d’argent à la croix d’azur ; ils portent des colliers de coquillages et vivent du produit de leur pêche.

Quelques tentes s’accrochent à la butte qui domine le port. Des hommes au visage sombre, des femmes voilées se rassemblent autour d’un point d’eau. Des murs élevés grâce aux pierres des carrières retiennent la terre. Une source jaillit dans un bosquet de chênes rabougris, de romarins, de cistes et dans ce sec fulgure l’éclat d’un laurier-rose. C’est une nature superbe, forte de lumières et de contrastes, mais inhospitalière.

En suivant la mer, ce sont des falaises élevées, surplombée par une forêt de pins parasols, animée par le chant des cigales ; la mer est inaccessible, pas de sentiers, ni de criques ou baies pour accoster, pas de plages de sable fin, le roc à perte de vue, le vertical qui donne le vertige. D’énormes lézards rampent sur les rochers. Ceux de l’Estaca ne s’y aventurent pas. À partir de là, par voie de terre, c’est l’inconnu.

Vers l’est, ceux du Nord et de l’ouest se hasardent peu. Ils sont troublés, désorientés, hésitent à traverser les marécages, la Caneberia envahie par le chanvre. S’effraient devant l’Uvelne, souvent dévastatrice. Quand de violents orages éclatent, elle déborde, entraînant hommes, bêtes et arbres dans sa crue, se mêle à la mer en flots boueux. Des vols de perruches effrayées quittent leurs abris et remontent la vallée. L’Uvelne est de terre bonne, maraîchère, les femmes travaillent dans les champs à longueur de journée. Elle est enjambée en son milieu par un mur gigantesque, d’une matière inconnue, avec des saillies en relief, les enfants s’amusent à grimper de prise en prise cette chose dont tous ignorent l’origine et l’intérêt. Près d’elle, on est enveloppé par une musique qui étonne, on dirait le murmure du vent dans les arbres, le chant du ruisseau, le déferlement des vaques, des soupirs. Autre surprise des gens de l’est : la découverte dans un ravin d’un objet étrange, une femme de pierre drapée dans des voiles blancs et bleus, couronnée d’or et dans ses bras un enfant nu. En parfait état, préservée par la terre, elle a été dressée sur la place du village ; les femmes, en désir de maternité, lui adressent des invocations.

S’y rendent en procession les femmes du sud de Massalia, joignant leurs suppliques à celles de l’est.

S’enfonçant dans les terres, elles s’éloignent du littoral, du Lacydoun où leurs hommes créent un port dans son anse profonde, de la Cornice qui surplombe la mer, des rochers blancs d’où plongent de jeunes éphèbes dorés par le soleil, des minuscules plages où sont installées des familles paisibles, des femmes voilées, des petites filles encore libres de leurs mouvements. Elles arrivent de la Cornice version sauvage, du village des Goudes, de Callelongue, des villages de pêcheurs, les derniers lieux habités.

Au delà, s’ouvre le massif des Calanques — sauvage, inhospitalier – que tous évitent, pleins de crainte devant les falaises effrayantes, la mer, éternelle, son écume d’infini, c’est trop de beauté... Certains cependant rêvent de cet inconnu, qu’un jour ils espèrent connaître... C’est une douleur, en hommage à ceux qui ont tenté l’aventure, que la mer a englouti, dont les os blanchis s’entassent en Méditerranée.

Les mouettes tourbillonnent, quittent Massalia qui continue sa dérive, ne sachant où cela va la conduire. Les mouettes s’élancent vers le Sud, l’ailleurs. Elles rient.

proposition n° 37

Maisons anciennes, chaleur autour de la cuisinière à bois, la cuisine est la seule pièce chauffée, dans le placard rangées de pots de confitures des fruits et du coulis de tomates du jardin, fauteuils sous housses blanches, le salon est toujours fermé, lits de noyer, édredons rouges, l’hiver une bouillotte pour pieds glacés... Appartements plus récents, persiennes croisées, tomettes rouges au sol, la crèche sur le buffet modern style, au mur une marine – le port de Martigues —, la chaise haute et la girafe Sophie, tresses d’ail et bouquets d’herbes aromatiques, table et chaises de formica jaune vif... Le toit-terrasse entre ciel et terre de la cité radieuse, les couleurs éclatantes des loggias, rouge, vert, jaune, le béton brut, les couloirs interminables et les galopades des minots, le jeu des ascenseurs, la cabine-douche, on vogue dans un bateau... La maison du bord de mer, la treille où boire un rosé bien frais, les carrelages glissants, l’escalier biscornu, la blancheur des pièces, le reflet de la mer sur leurs murs, le fracas du mistral, les rires des enfants, les pittosporum du jardin et leur parfum d’oranger... L’immense sous-sol de cette maison, accumulation de choses, souvent oubliées, qui étonnent à les retrouver, le premier filet à papillons, des albums de Bécassine aux pages cornées, un immense chapeau orné de plumes d’autruche, des galets – bretons sans doute –, une cage à oiseaux – on se souvient d’une merlette blessée et soignée quelque temps avant de la libérer –, une pile de valises qui attendent des voyages improbables, près d’elles des guides touristiques d’un autre temps – les frontières ont bougé dans ces pays d’Afrique ou d’Asie centrale –, un carton bourré de cartes postales qui à travers elles racontent les missions d’un ancêtre Père blanc, soignant les lépreux, enseignant les enfants, ou encore dans la brousse de Madagascar propageant sa foi, un autre filet, à crevettes celui-là, souvenir de Bretagne — on cherche dans ses mailles l’odeur de l’iode, du varech, du sel —, et en vrac des boules de pétanque, certaines cabossées, d’autres brillantes dans l’attente de flirter avec le cochonnet, des tapettes désaffectées – le bout de fromage a depuis bien longtemps disparu, et les souris dansent certains soirs d’hiver –, une série de pots de peinture et les pinceaux aux poils durcis, irrécupérables mais conservés précieusement dans des vases ébréchés, d’horribles assiettes décorées de hiboux, de chatons, de coccinelles, de poules – on avait peur d’abîmer avec nos coups de fourchettes ces dessins formidables, on se disputait pour avoir la chèvre de Monsieur Seguin –, un coffre empli de tissus fanés, de rideaux de dentelle troués, de châles mités, et un miroir magique devant lequel se pavaner drapés dans une de ces vieilleries poussiéreuses, mais fascinantes pour les enfants que nous étions, souvenirs du passé, rêves d’ailleurs, inventer des histoires merveilleuses, devenir d’un coup de baguette magique divine princesse et prince charmant, à l’appel des parents, quitter la caverne d’Ali Baba pour retrouver la mer, le mistral, le ciel bleu.

proposition n° 38

1. Douces saveurs. Une vieille dame excentrique descend des H.A. à Marseille à la recherche des saveurs de l’enfance : jujubes, figues, petits croissants, navettes, panisses, chichi frégi, bâtons pommes d’amour, chiques et suce-miel, roudoudous. Elle se heurte au plan anti-kebab de la ville.

2. Claire retourne à Marseille, qu’elle a quittée il y a une vingtaine d’années. À la recherche du passé, retourner en arrière pour avancer. Pourquoi ce départ ? Elle ne sait plus, le temps est devenu incertain. Était-ce une fuite ? Quelle différence entre la fuite et le courage quand il s’agit de transformer sa vie ? Questionnement.

3. Marseille propre. Au Nord, on détruit.... au sud, on protège... à l’est, on regarde des photos anciennes, on regrette le temps ancien... à l’ouest, on se barricade… au centre, on fait la chasse aux SDF, aux migrants... La mairie donne la ville aux touristes... Certains applaudissent, d’autres résistent.

4. Marseille : ville propre, blanche // ville ouverte, métissée

5. Un pécheur, aux Goudes, le poisson se fait rare, les boues rouges
Des défenseurs de l’environnement portent plainte contre "X" pour mise en danger de la vie d’autrui afin de faire cesser les rejets de l’usine d’alumine Altéo de Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône, qui a répandu des " boues rouges " pendant des décennies dans le Parc national des Calanques.

6. Malmousque, un village dans Marseille : les pêcheurs, les bobos, les touristes, les légionnaires, les putes... la mer, le soleil, le mistral.

7. Zulma, de Reims à Marseille : inventer l’histoire de vie de cette grand-mère paternelle, dont je sais peu de choses – des albums photo, des cartes postales, une recherche dans l’est avec mon frère, un tombeau de famille là-bas –
Elle est évacuée de Reims sous les bombes en 1918 et se retrouve à Marseille avec ses trois premiers enfants, (mon père est l’aîné de six). Le silence est total dans la famille.

8. Meurtre au pensionnat : on retrouve dans le parc du pensionnat fréquenté par la bourgeoisie marseillaise le corps d’une fillette. Sont suspectés le jardinier simplet, un ouvrier maghrébin, l’aumônier...

9. Un homme bien sous tous rapports : au dessus de tout soupçon, surface sociale parfaite, un homme pervers détruit sa famille.

10. Territoire : écrire à partir de Guillevic – l’art poétique – NRF – p. 312, autour de la recherche d’un lieu où avoir envie de rester...

Je n’irai pas / A la recherche d’un paysage / Pour le découvrir ou le revoir. J’irai là / Où les hasards, la nécessité / M’amèneront.
Et parfois je rencontrerai un lieu / Où avoir envie de rester / Le temps de l’oublier
Pour un lui-même / encore plus cher à qui / Ne demande rien

11. Partir : Marseille, son port, la mer, appel de l’ailleurs, partir, une quête, des carnets de voyage.

+ !!! : Des textes écrits déjà, à revoir, à reprendre, des notes, qui pourraient entrer dans le Manuel de la Bibliographie des livres jamais publiés ni même écrits dont parle Cendrars :

12. A tombeaux ouverts : des fragments courts sur des scènes, des souvenirs autour de la mort, son approche sous le soleil de Marseille... « Tous ces morts autour de nous, où les enterrer, sinon dans le langage ? » (Adonis)

13. Chambres : fragments sur le thème des chambres qui ont accueilli, dans la joie et la peine, des personnages inventés, des proches, l’auteur... D’un lieu à un autre, des vies.

14. Marie Pastor  : un cadavre de femme découvert près du lac du Parc Borely, un autre au lac d’Eygliers, un modus operandi semblable ; l’enquête se déroule entre Marseille et les Hautes-Alpes.

15. N’oubliez pas de donner à manger au chat : théâtre / monologues :
mai 1968, en fond les cigales, le chant des vagues, le mistral, les slogans de 68, les infos à la télé... une famille se déchire cherchant qui est responsable de la mort de Léa. Elle s’est jetée sous un train, laissant un mot à ses enfants : n’oubliez pas de donner à manger au chat.

proposition n° 40

Chantier 39, au travail. Pas simple car ces dernières années ma vision de Marseille est partielle, j’y suis de passage, je ne suis pas les mouvements de la ville qui change, qui bouge, se déconstruit, se construit, autre. J’en ai parlé dans les propositions précédentes : la rocade L2 qui semblait ne devoir jamais finir, la transformation autour de la gare Saint-Charles et la place d’Aix, les travaux qui frappent les barres d’immeubles et les friches industrielles des quartiers déshérités. Du Mucem et du Vieux-Port, je n’ai rien dit, ou peu, ils sont là pour attirer les touristes. Pour ce chantier 39, j’aurais pu choisir le chantier du stade Orange-vélodrome qui a surgi tel un champignon phalloïde vénéneux des ruines de l’ancien. Une verrue blanche et sa compagne, en céramique orange éblouissante — genre amanite tue-mouches — qui sera une future clinique. Pouah !... Des chantiers énormes qui bouleversent les quartiers, les modifient, sont censés les faire passer à la modernité, qui chassent les pauvres, installent les riches.

Je préfère me diriger vers le centre-ville, cours Belsunce, en chemin rêvant de l’Alcazar, qui fut café-concert, music-hall. Je me souviens des repas de fête ; mon père aimait imiter Maurice Chevalier, il fredonnait : « Prosper yop la boum / c’est le chéri de ces dames/ Prosper yop la boum / C’est le roi du macadam. » Il chantait faux mais de bon cœur. Il racontait le beau temps de l’Alcazar, ses revues, ses opérettes marseillaises, avoir écouté Tino Rossi, Fernandel. Il était comme fou quand il parlait des bonne blagues de Pierre Dac, de Mistinguett, de Joséphine Baker, de sa ceinture de bananes autour de la taille. Ma mère faisait la moue. Toute jeune j’avais pu décider mon père à m’inviter au tour de chant de Sacha Distel et j’avais vibré pour lui qui fredonnait « Scou bi Dou ». Je me rappelle de la rogne paternelle devant le crooner, beau gosse romantique et séducteur. C’était, dans les années 60, avant le déclin et la fermeture de cet établissement.

Ce fut pour les marseillais une grande tristesse de voir l’Alcazar fermé et à la place de ce lieu de gaieté s’installer un dépôt de meubles minables coincé entre des échoppes misérables. Et ensuite la débâcle : faute d’entretien, le bâtiment démoli, seul subsiste la vieille entrée, avec sa marquise de fer forgé et ses boiseries. Je m’en souviens car je passais souvent par là pour des réunions de travail dans ce quartier chaud de Marseille et je pensais à mon père. Je gagnais la rue du Baignoir, la rue des Petites Maries, les rues des putes, des échoppes de prêt à porter, de quincaillerie, de produits orientaux, de tissus bariolés, des magasins de vinyles, des rues où éclataient la musique arabe et andalouse, le raï... C’était le vieux Marseille. Un lieu de transit, d’accueil des migrants, de commerce de gros et de prostitution mais aussi un lieu où vivaient des familles qui ne voulaient pas s’installer dans des cités éloignées du cœur de la ville, qui se reconnaissaient dans un quartier riche de leur mémoire, celle de l’exil, et qui à leur manière étaient intégrées socialement.

En 1997, grande décision de la Mairie : sur le site de l’Alcazar sera implantée la Bibliothèque Municipale à vocation régionale. L’emplacement, dans ce quartier où le public proche semble peu concerné par la lecture, est d’importance. Les journaux de l’époque – j’en ai relu des extraits — disent l’ambition municipale de faire de la bibliothèque un outil culturel au service des politiques sociales. Cette ambition « illustre avec bonheur une idée toute simple mais qui fait peu consensus selon laquelle il ne saurait jamais être dommage d’installer un équipement neuf et coûteux, ambitieux donc, dans un quartier déshérité ou considéré comme tel. Que des populations par ailleurs soumises à de nombreuses difficultés d’emploi, de logement, de formation, de santé, sauront reconnaître un investissement de qualité fait pour elles. Ou à tout le moins, pour tout le monde et pour elles comprises. Le choix de construire une bibliothèque à cet endroit est bien plus qu’une solution culturelle apportée à une situation sociale tendue. C’est bien davantage une incitation à l’appropriation collective du patrimoine comme forme d’intégration sociale. »

Les travaux commencent, traînent, le chantier est difficile. C’est la démolition des immeubles insalubres de l’îlot Alcazar. Reste debout la façade de l’ancien théâtre, son architecture baroque s’expose au milieu du chantier. La marquise art nouveau est démontée, restaurée, plutôt reproduite à l’identique parce que atteinte par la rouille en profondeur. Cette partie du bâtiment ancien du 17ème siècle, avec sa porte d’origine en bois peint, ses ferronneries, ses masques de la comédie dorés, est intégrée dans la façade très étroite qui présente un rez-de-chaussée entièrement vitré et se continue en un rideau de marbre blanc. Elle donne une impression de force, de modernité, d’audace. Une verrière couvre l’ensemble, la lumière naturelle inonde la rue intérieure.

En 2004 la bibliothèque est inaugurée. On dit qu’elle possède près d’un million de documents consultables et des manuscrits anciens ; c’est un lieu d’étude, de recherche, de calme, un lieu sûr qui réunit les accros aux bouquins et les autres. Une réussite dans la volonté de changer le centre-ville de Marseille.

proposition n° 40

A Malmousque, il est une crique minuscule, celle de la batterie des Lions, au sud de la presqu’île. Elle est de galets, on l’atteint par des escaliers cachés entre les murs des ruelles. On a laissé derrière soi sa maison, le quartier qui est comme un village dans la ville, la ville déjà lointaine qui mène sa course folle vers les collines, dans son besoin d’occuper l’espace, de s’étaler, de grandir. On n’entend plus sa rumeur, mais celle des enfants qui jouent, des pêcheurs qui tirent leurs barques, du vent dans les tamaris autour des cabanons, on est dans l’odeur des bougainvilliers des jardins voisins. On tourne le dos à la cité, d’un regard on entre dans la mer, l’horizon se déploie, on trouve un rocher où s’asseoir, on ferme les yeux, on est envahi par l’odeur du sel, de l’iode. La calanque se mérite, il faut choisir les moments tranquilles de la journée, tôt le matin, elle est déserte, calme en début de soirée, pour l’avoir à soi paisible. Pour être au bout du monde habité, dans le chant des galets roulés par les vagues. On plonge les pieds dans l’eau fraîche, c’est l’eau de l’ailleurs, celle qui nous réunit à d’autres rivages, d’autres gens, d’autres vies. C’est la ville encore, ce n’est plus la ville. Ce sont des rochers à fleur d’eau, celui des Pendus, on se transporte dans le passé, le roi d’Aragon est passé par là, a mis à sac le pays. On s’étonne devant l’île Degaby, ce petit fortin construit sous Louis XIV et qu’un riche industriel offrit à sa femme, une artiste de la Belle époque. C’était l’île aux fêtes. C’est l’archipel d’Endoume. C’est magique ce mot, « archipel », il nous entraîne vers celui du Frioul, tout proche, vers d’autres lointains, les Baléares, les Canaries, les Seychelles, celui des Perles et des Marquises, des Bahamas, des Philippines ; il nous fait rêver d’un ailleurs mystérieux à découvrir. Il suffit d’entrer dans l’eau, sentir sa fraîcheur sur notre corps, sa force les jours de tempête, on ne sait plus si la ville existe encore, elle s’arrêterait à la lisière du rivage, là où se cassent les vagues, là où finit la terre, où commence l’infini de la Méditerranée. On quitte le vieux monde.

proposition n° 41

Au risque de me faire écraser – les conducteurs marseillais se prennent pour des Fangio au volant de leurs guimbardes ou de leurs 4X4 [1] – à reculons je traverse la rue qui longe la place côté nord [2] et me plante pour l’avoir toute entière sous mon regard.

Qui glisse vers la gauche : la pâtisserie renommée du quartier a été remplacée par un club vidéo... Je me serais bien offert un de ses Paris Brest fameux, j’aurais aimé retrouver sa forme rigolote en roue de vélo, miam, enfouir mon nez dans la crème pralinée, croquer les amandes effilées, un rêve...

Je ne veux pas me retourner, peur d’être déçue, ne pas retrouver mes repères.[ Mes repères, je les ai perdus. Je ne me reconnais plus dans Marseille, enfin dans la ville, pas au bord de mer. Je suis comme étrangère, observatrice d’un changement qui s’est effectué en mon absence, parce qu’un jour j’ai désiré autre chose, un horizon nouveau. Des montagnes, du vertical, le silence.]] Oui, je crois sentir l’odeur du pain du boulanger d’autrefois, celui qui parfois me glissait dans la main un réglisse en me disant : t’es une brave petiote. Je le croquais vite, ma mère disait que ça me salissait les dents. [3]

Cette rue que je pourrais reconquérir si je m’avançais vers elle.

Son nom était si drôle : elle s’appelait rue du Loisir. [4] Et mon père toujours disait : moi, je vais au charbon. [5]

proposition n° 42

entre 2 et 3

« e peccato », dit la vieille dame vêtue de noir... Est péché de se pourlécher les babines en dévorant un chichi frégi, en savourant un paris-brest, en suçant un réglisse, est péché d’aimer les choses simples de la vie, est péché de rire, d’aimer la vie... Ainsi disent les bonnes (pas bonnes du tout) sœurs au pensionnat : « mes douces agnelles, aimez Dieu, vos parents et gardez-vous du mal, du pire, celui de la chair, restez chastes et pures, restez sages, attendez celui que Dieu vous a réservé et qui saura vous protéger. C’est le prince charmant, ce n’est pas le vilain monsieur qui au coin de la rue vous montre son zizi en ricanant.

entre 30 et 31

« Et si nous regardions la vie / Par les interstices de la mort »
Jules Supervielle

introduire ce terme « interstice » sur lequel nous réfléchissons ; tenter de le définir : petits intervalles de temps ou d’espace entre des choses... un hiatus... regard sur la mort, la mienne à venir, mes morts, leur vie, la mienne, comme un hiatus... Je ne sais pas grand chose d’eux, il faudrait creuser, les approcher, entendre leurs voix, celle de Maurice qui chantait dans la solitude, celle de ma mère, autre, – celle, je peux l’espérer –- d’une mère aimante. Retrouver celle du père fredonnant dans ses moments de lâcher prise : « Prosper yop la boum / c’est le chéri de ces dames/ Prosper yop la boum / C’est le roi du macadam. ». Oublier celle du père fait de rigueur. Regarder leur vie d’autre manière « par les interstices de la mort »

entre 35 et 36, à propos d’Est :

En 35, topo sur la rocade L2. J’entendais souvent parler, rire de ce projet de jonction entre autoroutes entamé dans les années 30. Je la connaissais peu, simplement du côté de Saint-Barnabé où habitent mes enfants. La semaine dernière, de visite à Marseille, j’ai emprunté la rocade pour filer vers Toulon. Et j’ai été étonnée par les fresques, les graffitis qui parent ses murs de soutènement et ses murs anti-bruits de couleurs, de formes étranges, de visages, d’images fractionnées comme si un miroir avait été brisé. La L2 est un espace d’exposition à ciel ouvert d’œuvres de street-artistes. C’est un chantier énorme, magnifique, qui cohabite avec celui du percement de la rocade. C’est l’art qui s’installe dans un territoire déshérité et ce avec le soutien de la société qui gère les travaux de cette artère. C’est un bel environnement visuel pour la L2.

Ce sera une autre surprise pour les gens de l’est qui ont récemment découvert dans un ravin une femme de pierre drapée dans des voiles blancs et bleus, portant dans ses bras un enfant nu. A qui les femmes, en désir de maternité, adressent des invocations. Défrichant un bosquet, les bûcherons viennent de buter sur un mur couvert d’étranges peintures, des insectes monstrueux, des fourmis en colonnes serrées prêtes à envahir le terrain, une libellule géante aux yeux globuleux, mandibules avides de déchiqueter l’ennemi. Ils sont terrifiés, ces bêtes sont gigantesques, elles pourraient retrouver vie, ils décident de détruire le mur et d’éparpiller ses morceaux.

proposition n° 43

Tout pourrait partir de la dernière phrase de la première proposition : « et la Plaine d’aujourd’hui s’appelle place Jean Jaurès. »

Une femme revient à Marseille qu’elle a quittée il y a quinze ans ; depuis elle y a fait de courts séjours, surtout des visites à sa famille, à ses amis, sans s’intéresser à la ville.

Elle traverse la ville du nord au sud, de l’est à l’ouest.

Son regard sur la ville qui a changé, a pris d’assaut les collines ; la campagne a disparu. Ces dernières années, la municipalité a voulu une ville propre, ouverte à la culture, au tourisme, enfin le centre-ville et les quartiers déjà privilégiés. Créant une fracture entre la ville rénovée et la ville défavorisée.

Son regard sur la ville éveille ses souvenirs, bien qu’elle soit en perte de repères. Les souvenirs agréables lui viennent facilement à l’esprit ( nostalgie de l’enfance chez sa grand-mère comme un paradis perdu.) Elle voudrait ne s’intéresser qu’à ceux-là ( de la même manière, dans un album on ne colle que les photos des moments heureux ), occulter les moments douloureux, les ruptures, les trahisons, les ratés, oublier la mort qui efface les êtres. Elle dit n’en rien savoir, elle se demande si elle veut n’en rien savoir.

Elle devine qu’il va falloir affronter tout ça. Revisiter son passé pour vivre son futur. Accepter de revenir en arrière. Revoir les explications qu’elle donne sur son départ : quitter Marseille pour passer du bruit au calme de la montagne. Est-ce si simple ? Bien sur elle a désiré un autre horizon, nouveau, changer d’habitudes, de routine. Une question la dérange : et si c’était une fuite ? Une façon de ne pas transformer sa vie ? Le courage aurait-il été de rester, de bouger là avant de partir ?

Situer sa recherche dans le quartier de Malmousque serait intéressant ; elle en aurait des choses à dire — qu’elle a tues durant 42 propositions — :

Dans ce cadre, elle retrouvera ce qui fait Marseille pour elle : la mer.

Dans ce cadre, elle pourra revisiter des temps importants de sa vie.

Dans ce cadre, son regard sur Marseille s’apaisera. Une ville ouverte sur la mer et l’ailleurs, une ville qu’elle espère ville fraternelle en son avenir.

Oui, La Plaine aujourd’hui s’appelle place Jean Jaurès. Oui, une ville bouge, change, c’est un être vivant qui fait jaillir d’elle des artères nouvelles, une dynamique.

Elle se reconstruit en racontant sa vie, en passant par la force des mots. Elle écrit :

« Je vis depuis quinze ans loin de toi, dans le calme de la montagne, dans sa neige et ses mélèzes dorés, une autre vie, choisie. Je suis d’ici ? Je suis d’ailleurs ? Te retrouvant, étincelante, pensant aux Hautes-Alpes, paisibles, je le sais, je suis de toi et je suis d’elles, faite. »

« Si je regarde en arrière, je sais que ce n’est pas toi que j’ai quittée, Marseille, c’est une vie dont je ne voulais plus. Et je te retrouve, je reconnais ton ciel, ta mer, tes mouettes qui criaillent, ta population bigarrée qui est ta force vive, je me plonge en toi comme en l’eau fraîche de tes calanques. Avec ivresse. »

proposition n° 44

Écrire sur une ville du passé, sur un visage perdu. Être né, avoir vécu dans cette ville sans vraiment la regarder, sans lui prêter attention, dans une nécessité, la ville comme lieu de vie. Ce retour en arrière raconte la ville d’avant l’écriture. Les mots qui la racontent décrivent la ville connue autrefois, que l’auteur a quittée, dans laquelle il déambule comme étranger. Dans cette tentative : le passé éclairerait le présent, le présent éclairerait le passé. Comment faire en sorte que le temps d’autrefois et celui d’aujourd’hui se rencontrent ? En écrivant ce qui est tu ?

Pour les points d’interrogation qui animent les textes. Parce que l’auteur dérange par ses questions, en demandant d’entrer dans son récit... Il y a eu un disparu en mer. Comment faire pour enterrer l’absence ? Le lecteur a-t-il envie d’y réfléchir ?... Ou encore, c’est nous qui changeons la ville ? C’est elle qui nous change ? ces questions ont-elles été abordées dans ses écrits sur la ville ? ... En écho, cette phrase : la ville avait fini par avaler le port. Est-ce ce qui se passe pour la sienne – de ville ? Un dialogue s’ouvre.

Construire avec des mots la même ville. Cette ville est la même, elle est autre, d’un texte à l’autre, elle est vivante. Dire les mêmes odeurs, les mêmes couleurs, les mêmes plaisirs. Décrire ses lumières, son ciel, ses gens. Dans son texte, retrouver la recette du caviar d’aubergines et le goût des panisses et un possible : au cours Julien dîner chez « ce cher Arwell », un ami cher disparu. Sa voix : jeune, étonnante, parlant de l’étirement des mots dans l’étirement du temps. Phrase retenue comme ce passage – tenter de le donner de mémoire (c’est à propos de la rocade qui balafre la ville ) : un jour, les voitures rouleront sur les cigales, elles se tairont, elles deviendront fresques sur les murs. Une écriture en force. Lisant ses textes, j’entends sa voix.



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1ère mise en ligne 12 juin 2018 et dernière modification le 2 octobre 2018.
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[1Les 4X4, à Marseille, ça me tue. Les mères qui attendent leurs petiots à la sortie de l’école, le gros chien à l’arrière qui grogne. Faut méchamment les taxer, ces fainéantes, qu’elles marchent et avec elles leurs rejetons.

[2Regarder La Plaine une fois encore, avant qu’il soit trop tard. Elle va changer, des travaux sont lancés. Les uns parlent de rénovation, de requalification de la place, d’une ambition : en faire une place métropolitaine. Les autres assurent : La Plaine va perdre son âme, la bobo attitude arrive. Dialogue de sourds.

[3Elle en disait des choses, ma mère. Et désagréables. Elles sont incrustées en moi, impossible à oublier et toujours douloureuses, le temps ne change rien.

J’ai peur de me retourner, je verrais la rue toute proche où nous habitions, une rue sombre aux maisons trop hautes qui cachaient le soleil, une rue que je descendais quand j’étais seule toujours en courant. J’avais peur. Une fin d’après midi d’hiver, je m’étais retrouvée face à un homme qui avait ouvert son manteau pour me montrer ce que j’appelais alors un zizi, et pouah, je n’avais pas aimé du tout ce spectacle, et le rire idiot de l’homme, et ma fuite rapide, et mon impossibilité à le raconter à ma mère.[[ Et si j’avais pu lui parler, m’aurait-elle écoutée, entendue ? Ou grondée, me traitant de menteuse, histoire de me faire remarquer ?

[4Le nom ne pouvait pas être plus mal choisi. Pas de loisir dans la maison, pas de rires, du travail, du sérieux, du silence pour ne pas déranger les parents.

[5Ben oui, il allait au charbon, il se dépensait sans compter pour nous nourrir, il en attendait reconnaissance.