Jérémie Tholomé | Essence et sérénité

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
Poète marxiste. Mangeait des macaronis jambon fromage à même le poêlon quand il apprit l’existence de l’atelier d’été organisé par François Bon. On le voit parfois essayer de trouver une place gratuite où se garer à Charleroi et aux scènes slam belges sous le blase L’Harmonica.
proposition n° 1

L’occasion était trop belle. Oui. Il avait écourté la réunion de travail. Il avait fait en sorte. De s’échapper. Amener bagnole de service et collègue à quelques kilomètres de là. Se garer sur les places de parking qui raccourcissent inlassablement les trottoirs. Qui se balade encore ? On approchait midi. Il lui avait demandé si elle avait faim. L’occasion était trop belle. De garer bagnole et collègue juste en face de la friterie. Avant. Il y a longtemps hein. Avant, c’était pas comme ça. Premièrement, il n’y avait pas de place de parking juste en face de la friterie. Il fallait se garer sur la place à une vingtaine de mètres de là. Il fallait passer devant un café — maintenant c’est un fleuriste — et avant on pouvait encore fumer bordel. Et il y avait un coiffeur aussi entre le café devenu fleuriste et la friterie. Il y avait un coiffeur. La friterie est restée — Dieu merci — la friterie. Le nom est resté le nom mais pour lui, c’était “chez Alain”. Peu importe le nom de la friterie. Peu importe. C’était “chez Alain”, c’est tout ! Mais maintenant, et c’est bien là le deuxièmement, Alain n’était plus là. Il savait — on lui avait dit - qu’Alain avait remis son commerce pour s’occuper d’un business impliquant des bagnoles et des chemises à fleurs. Ou autre chose. Devant le poids de cette nouvelle funeste, il s’était juré de ne plus aller “chez Alain” si Alain n’était plus là. Faut pas déconner.

Mais aujourd’hui, sans trop savoir pourquoi, voilà qu’il pousse la porte de la friterie qui n’avait pas changé de nom. Les tables de plastique gris étaient toujours là formant un L à l’entrée. Le corridor menant au comptoir était décoré à l’identique. Photos en noir et blanc des employés de l’époque, photos de la baraque à frites originelle qui se trouvait de l’autre côté de la rue avant qu’Alain n’emménage dans la maison d’en face quand il avait enfin eu raison du permis d’urbanisme et du locataire du haut qui s’inquiétait pour les odeurs de graillon. Le nom était déjà le même. Et Alain disait déjà “à tantôt” en guise “d’au revoir”. Les panneaux lumineux derrière le comptoir, l’écran plat qui lui faisait face, les deux frigos à boissons de part et d’autre, la baie vitrée qui donnait sur la terrasse utilisée en été. Tout était là. Tout. Sauf Alain. Il prenait toujours la même chose : grande frite, fricadelle, sauce andalouse. Alors, aujourd’hui, quand il se retrouva au comptoir et que le type qui n’était pas Alain lui demanda ce qu’il voulait, il commanda une grande frite, une fricadelle et de la sauce andalouse. La collègue qui ne savait rien de tout ça demanda une frite moyenne, sauce andalouse et un cheese burger. Il lui proposa de s’installer à l’entrée, chose qu’il n’avait jamais fait. Avant il prenait à emporter et retournait chez lui à deux rues de là. Il n’était jamais allé “chez Alain” en bagnole. De toute façon, à l’époque, il ne conduisait pas. Il parla de choses et d’autres. Elle fit de même. Et au moment de partir. De reprendre la bagnole et le chemin du travail. Au moment de partir, le type qui n’était pas Alain leur dit : “au revoir”. Lui, pensa : “on dit : à tantôt”. Faut pas déconner.

proposition n° 2

Dehors. Voitures garées en épis sur les nouvelles places de parking. Odeur d’essence et de sérénité. Juste devant la friterie. En épis. Sans doute parce que ça réduit les risques d’accident. Chaussée attenante, à deux sens. De l’autre côté de la chaussée, d’autres places de parking. En épis. En somme, deux champs en bord de route. La friterie du côté de la place. De l’autre côté, l’espace laissé vide devant la porte de voûte marron — toujours fermée — de deux mètres cinquante gardant le domaine de la Baronne. Avant. Il y a un certain temps, c’est de ce côté de la route que se trouvait la baraque à frites originelle. Sa porte coulissait. Maintenant. De l’autre côté. Passé l’autre champs d’épis, sa porte est battante. Côté Baronne, le trottoir a quasiment disparu. On y a semé les épis — et c’est dommage que le coiffeur ait fermé du coup — et, en bord de champs, côté chaussée, on a tracé une piste cyclable. Côté Baronne. Les piétons ont perdu. C’était sans doute trop risqué. Avant, en hiver, quand il gelait, les gens glissaient. Ils grimaçaient. Odeur de douleur et de “ça ne peut plus durer”. Le trottoir était, il est vrai, rudement défoncé. C’était plus vraiment. Plus vraiment plane. Plus vraiment lisse. C’était défoncé. A croire que ça. Ici. À croire qu’on n’aime pas trop ça ce qui est défoncé. C’est plus sûr du coup. Plat. Et bordé d’épis. C’est plus sûr, c’est certain.

proposition n° 3

Quelques encablures à gauche. Sur le même trottoir que la friterie à la porte battante. Avant. Deux banques se faisaient face. Celle du trottoir de la friterie avait été la première à fermer. Celle du trottoir de la Baronne avait gagné. Provisoirement. Il est bon de penser. Que sur un laps de temps suffisamment long. Les banques finissent par fermer. On ne manque pas d’argent ici. Alors. Puisque c’est comme ça. La banque côté Baronne avait mis la clé sous la porte à son tour. Mais, restons sur le trottoir de la friterie. Comme nous sommes lundi midi, il ne se passe pas grand chose. En tout cas, en rue. Ici, le taux de chômage est bas donc on peut penser qu’en tout état de cause, les actifs sont encore plus loin à gauche, là où il y a des opportunités d’aller chercher l’argent qu’il n’y a plus ici. Ni en face. Depuis que les banques sont closes. Les pensionnés sont sans doute. Pour la plupart. A l’intérieur des maisons paisibles et sereines. Devant a/ une émission de divertissement télévisuelle b/ leurs tartines de pain gris provenant de chez le boulanger se trouvant au bout de la rue côté Baronne — lui ce n’est pas comme Alain, c’est toujours le même — c/ la nécrologie parce qu’ici — comme ailleurs — c’est réjouissant de savoir qu’on est encore là tandis que d’autres ne le sont plus. Et c’est vrai qu’ici. A gauche. Le lundi à midi. On ne croise personne. Mais. Attendez. Nom de nom ! La boutique de prêt-à-porter est toujours ouverte ! Enfin, techniquement, elle est fermée car nous sommes lundi. Mais elle est toujours ouverte ! Elle a résisté au temps là où les banques, le coiffeur et le café devenu fleuriste ont rendu les armes ! Peut-être un lien direct avec la boulangerie d’en face. Côté Baronne. Qui n’a pas bougé d’un pouce à part les prix qui ont fait le ventre du boulanger un peu plus rond. Là, il n’y a personne mais peut-être qu’à d’autres moments il y a des gens. Mais nous arrivons à la fin de la rue. Côté friterie. Si l’on traverse tout droit, on longe l’ancien Café des Sports promu Taverne. Pour aller. Un peu plus loin mais il faut marcher un peu. Vers la boulangerie concurrente. Moins bien située que celle où les petits vieux et les petites vieilles se fournissent en pain gris qu’ils mangent — on ne peut que le supposer — devant leur divertissement télé quotidien ou la lecture morbide de la nécro du jour. Mais si, à la fin de la rue, on déciderait sciemment de tourner à droite on descendrait alors vers la gare. Par une rue qui lui ferait mal s’il n’était pas “chez Alain” à espérer vainement y croiser Alain. Car la rue qui mène à la gare. Avait changé du tout au tout. Pire que la prolifération des épis de parking. Pire que la fermeture des banques. Pire — et c’est dire la gravité de la chose — que le départ d’Alain.

proposition n° 4

On y rentre. Si l’on vient de l’autoroute. De la speedway comme Maman le disait. Au prix d’un virage sec à 90 degrés. On y rentre si l’on sait que c’est là. Pas possible par hasard. Épais feuillages verts qui prennent le dessus sur les bords métallisés de l’autoroute. De la speedway. Si on prenait le temps de regarder le bitume, on y verrait les traces de freinage. La gomme qui a voulu se perdre juste à l’entrée. Parce qu’elle s’est laissée surprendre. Par le virage à 90 degrés. Le virage à la gomme. Imprimée sur son bitume. Combien s’y sont laissés surprendre. Combien de “hé bien”. Grommelés. Entre les dents. Goutte de sueur à la base du cou jusque dans le creux du dos. On ne sait pas. La speedway est sans témoin. Si ce n’est. Furtifs. Comme le virage. Pas éclairé après 20 heures. Périlleux. Comme Maman le disait. On pourrait voir si on pouvait le faire. Les leviers de vitesse qui n’ont plus le temps. De traîner. De s’enrayer. Cinquième. Demi-seconde. Quatrième. Demi-seconde. Et ainsi de suite. Sur quoi ? 15 mètres. Pas le temps de penser. On fera le deuil. De la gomme. Plus tard. Quand descendu de la speedway dont personne ne sait vraiment. Ce qu’il s’y passe. Si ce n’est la prolifération des épais feuillages verts. Qui cachent le joyau et l’écrin. A ceux qui ne bifurqueront pas à 90 degrés. Pas de “hé bien”. Pas d’offrande de gomme. A ceux qui préféreront — parce qu’ils ne sont pas au courant — continuer à serpenter sur la speedway. Comme Maman le disait.

proposition n°5

Chérubins, on nous apprend qu’il est possible de calculer l’âge d’un arbre en observant les cernes d’une souche. Les anneaux ne pourraient mentir. Mais que faire quand il n’y a pas d’arbre ? Pour dire l’âge de la ville. Et qu’on ne parle pas de ces pseudo arbres que des types en chaussures de sécurité et pantalons à bandes réfléchissantes encastrent — qu’on ne parle pas de planter ! — dans un carré de terre artificielle encerclé de tous les côtés par le macadam. Peut-être. Ce serait fou. Mais peut-être serait-il possible et heureux. De s’en référer aux passages pour piétons. De sorte que. Par miracle. Nous puissions à l’aide de toute cette technologie incroyable — nous sommes quand même allé sur la lune, que diable — analyser les couches, sous-couches, sur-couches, primer, accrocheur, lasure, laque, spray, latex, résidus de solvants. Afin de dater la ville. Pour ne pas se fier aux livres fake news et aux témoignages des pseudo témoins qui connaissaient l’homme qui connaissaient l’homme qui s’était laissé dire qu’aux environs de l’an mille, la ville existait déjà. Prenons ce passage pour piétons reliant le magasin de prêt-à-porter et la boulangerie. Regardons. Nous voyons. Tout le monde en convient. Onze bandes blanches d’une longueur parfaitement identique. La largeur, idem. Onze bandes blanches de longueur et largeurs similaires. Reliant — pont suspendu à même le sol — les deux côtés de la chaussée. D’un rang d’épis à l’autre. Nous voyons. Que quelqu’un. Sans doute un homme en chaussures de sécurité et pantalons à bandes réfléchissantes. Est passé par après. Bien après l’an mille. Pour combler les espaces entre les onze bandes blanches d’un rouge-rosé terne qui s’étend également à cinquante centimètres à gauche et à droite des onze bandes blanches. Travail postérieur au tracé des onze bandes blanches originelles. Si seulement. Nous avions la chance inouïe de bénéficier de l’aide salutaire de la technologie incroyable. Pour savoir. Combien de couches ont été apposées sur ce passage pour piétons. À travers l’histoire de la ville. Si seulement. Avec cette technologie incroyable. Les bandes blanches ne pourraient mentir. Sur les onze. Il y en a bien une qui cracherait le morceau.

proposition n°6

Elle avait. La ville. Payé son tribut aux atrocités. Avant l’odeur d’essence. Avant l’odeur de sérénité. La statue du Soldat Inconnu trônait au cœur du rond-point lui-même placé au cœur du centre-ville. Le cœur. C’est quelque chose. Ce n’est pas rien. Les artères y mènent. D’ailleurs. Elle avait. La ville. Nommé les artères en mémoire de ceux dont le sang y avait coulé. Puis cessé de couler. Un instant. Le coeur battait. Puis c’était fini. Lieutenant Edmond Laffineur. Sous-lieutenant Marc Brison. Adjudant Victor Van Grootven. Maréchal des Logis Chef Achille Bauduin. Capitaine Charles Jaumotte. Soldat Joseph Dechamps. Soldat Gery Everaerst. Soldat Félicien Goossens. Soldat Alfred Haulotte. Soldat Constant Legrève. Morts pour la ville. Maintenant artères. Maintenant parties de la ville. Citoyen Arthur Hardy. Citoyenne Joséphine Rauscent. Habitaient la ville. Morts en ville. Tribut aux atrocités. Maintenant artères. Pour toujours parties de la ville. Pour toujours, parties prenantes de l’odeur d’essence — et c’est à espérer — de l’odeur de sérénité. Maintenant. Le Soldat Inconnu se trouve juste en face. Sur la place. A qui on a donné le nom d’un Roi. Né loin de la ville. Mort loin de la ville. Près de la friterie près de laquelle la bagnole de service est garée. En épis. Parce que c’est plus facile. À ce qu’on dit. Près de l’église Saint-Martin, évêque de Tours au 4ème siècle. Né loin de ville. Mort loin de la ville. A l’intérieur de l’église, si on poussait la lourde porte, on pourrait voir le nom des tributs aux atrocités. Les militaires à qui on aurait pu dire : “Les risques du métiers”. Les civils à qui on aurait pu dire : “Pas de chance”. Mais la ville en a décidé autrement. Elle qui a décidé que puisque le cœur battait. Et. L’instant d’après. Le temps du. Et. Et peut-être moins. Ceux qui ont payé le tribut par le sang deviendraient artères. Voilà ce qu’il se passe. Et voilà pourquoi on peut dire. Avec notre sang qui coule. Avec notre cœur qui bat. Qu’entre odeur d’essence et odeur de sérénité. La bagnole de service. Qui ne sait rien de tout cela. Se gare. Nécessairement en épis. Devant la friterie qui se trouve — selon le cadastre — sur la place à qui on a donné le nom d’un Roi. Né loin de la ville. Mort loin de la ville. Quelque part. Entre la rue Constant Legrève et la rue Joséphine Rauscent.

proposition n°7

Années 60. Années 60. Une poétesse parlait hier. Loin de la ville. N’y ayant jamais mis les pieds. Ne sachant même pas où c’est. Elle aurait continué sur la speedway. Comme Maman le disait. Pas de “hé bien” en raison du fameux virage à 90 degrés. Des années 60. Il existait. Dans la ville. Rue Joséphine Rauscent. Une boutique. Certains auraient dit mercerie. “Chez Sylvette”. Il était noté. Ou. “Boutique Sylvette”. Il était peut-être noté. Sur la devanture. Il ne se souvient pas de la boutique. Certains diraient mercerie. Il se souvient d’une photo. On l’y voit. Petit. Entre trois et six ans peut-être. Haut comme trois pommes. Près du comptoir. Près de la caisse. Le comptoir. Du moins c’est ce dont il se souvient. Est en verre transparent. Il se souvient peut-être d’une cabine d’essayage. Espace clos surmonté d’une tringle sur laquelle est suspendu un épais rideau en coton. Peut-être beige. Ou serait-ce vert ? Il est bon de pouvoir essayer des vêtements. Dire oui, il me plait. Ou non. Non, ce n’est pas ma taille. Non, ce n’est pas mon style. Non, il ne me définit pas en tant que personne. Il se souvient d’une mouche factice. En plastique. Une grosse mouche. Montée sur un aimant. Il adorait cette mouche. Entre trois et six ans. Haut comme trois pommes. Mais. Maintenant. Il se demande ce que ferait ce genre de babiole. Dans une boutique. Ou une mercerie. Rue Joséphine Rauscent. Ce qui est sûr, c’est qu’on y payait en francs belges. La boutique ayant fermé ses portes au début des années 90. Il se souvient des vieux livres de comptes. Et des sommes en francs belges. Ça faisait beaucoup lu comme cela. Il les avait trouvés au grenier. Plus tard. Quand le comptoir en verre avait disparu. Et la cabine d’essayage dont il pense se souvenir. Beige. Le rideau était sans doute beige. Quoique. Ce qu’il reste, c’est la maison. On y voit la friterie. A ce moment précis, Sylvette, si elle regardait par sa vitrine devenue fenêtre. Pourrait voir la bagnole de service. Qu’on n’avait jamais vue en ville auparavant. Garée en épis. Ou quelques instants plus tard. L’homme et la femme en sortir. Pour pousser la porte battante de la friterie. Quant à lui, s’il avait regardé vers la rue Joséphine Rauscent, il aurait pu apercevoir Sylvette. A sa vitrine devenue fenêtre. Mais pas l’inscription “Chez Sylvette”. Ou. “Boutique Sylvette”. Parce que. Depuis le début des années 90 ce n’est plus “Boutique Sylvette” ou “Chez Sylvette” mais simplement chez Sylvette.

proposition n°8

Les immenses horloges du clocher n’indiquent plus les mêmes heures. Comme dans la chanson de Tom Waits. L’entrepreneur qui avait réalisé des travaux de rénovations avait brûlé le mécanisme. Ou quelque chose comme ça. Par mégarde. C’est ce que l’on suppose. Dès lors, pour des raisons techniques, les horloges n’étaient plus synchronisées. De sorte qu’il y avait au sein même de la ville, plusieurs fuseaux horaires. Et c’est ainsi qu’il revenait. Dans la bagnole de service. Chien mouillé. Comme dans la chanson de Tom Waits. Et s’il pleut. Sur les horloges. Sur les horaires. Sur la réunion de travail écourtée. L’occasion était trop belle. Oui. Les épis aussi doivent prendre la pluie parfois. Et pour les éboueurs c’est pareil. Et ça ne change rien. Comme dans la chanson de Tom Waits. Soleil ou pluie. C’est pareil. Même que la pluie sur les ordures ménagères. Sur les canettes de soda. Sur le restant de rata. C’est peut-être même mieux. Pleuvait-il ce jour-là ? Ou plutôt. Lors de quel jour ne pleuvait-il pas ? Si l’on bifurquait vers la rue qui mène à la gare. Entre la boutique de prêt-à-porter et le Café des Sports promu Taverne. Depuis le temps. Que nous indiquerait la une chez le marchand de journaux ? N’est-ce pas exactement la même chose que la dernière fois qu’il avait pris le train ? Qu’il pleuve ou pas ? Que dit la une, qu’elle ne disait pas déjà ? Est-il possible de rester. Chien mouillé. Sous le soleil. Sous la pluie. Un chien mouillé reste un chien mouillé. Comme dans la chanson de Tom Waits. Une grande frite. Fricadelle. Sauce andalouse. Alain ou pas. Porte battante ou coulissante. D’un champ d’épis à l’autre. On peut comprendre. Ce qui pousse un homme à faire son baluchon avec l’envie. Le besoin. Le désir d’aller explorer ailleurs. D’aller chercher le soleil. D’aller chercher une autre pluie. Prendre un jour le train. Parce qu’on ne conduit pas. Et revenir. En bagnole. Sous la pluie ou pas. Parce que l’occasion était trop belle. Parce qu’on se trouve à quelques kilomètres de là. Avec une collègue qui a faim. À midi. Sous la pluie ou pas. À midi. Une collègue a toujours faim. Et il l’avait appris. Depuis le jour où il avait pris le train. Pleuvait-il ? Peut-être. Il avait appris. Cette chose. Ce fait. Et bien d’autres choses encore. Mais. Sous la pluie ou pas. Un chien mouillé peut revenir. Il ne revient jamais vraiment. Comme dans la chanson de Tom Waits. Même si l’une des immenses horloges du clocher indique midi. Et que la collègue a faim. Un chien mouillé ne revient jamais à la maison.

proposition n°9

Vroooooooooouuuuummmmmmmmm. Bruit de voiture qui se gare. Bruit silencieux des épis sur lesquels elle roule. Cri imperceptible de l’épi de macadam. Gargouillis dans le ventre de la collègue. Ceintures que l’on déclique. Bruit du mouvement des corps remis lentement en mouvement. Membres inférieurs qui pivotent et bruit du glissement de ces corps sur la mousse synthétique des sièges gris vers l’extérieur de la bagnole. Bruit de portières qui claquent précédées par loquets que l’on enfonce dans le plastique intérieur des portières. Apaisant ronronnement de sécurité factice. Bruit du ventilo de la bagnole se repaissant du ronronnement de sécurité factice. Soupir de soulagement mécanique. Soulagement (et bruit associé) de l’âme de la bagnole de service quelque part entre le pot d’échappement qui crachotait encore. Teuf. Teuf. Et l’alternateur qui faisait son bruit d’alternateur. Il y a encore un instant. Bruit de bouche. Qui dit : “Bienvenue dans mon tier-quar” et ainsi de suite. Bruit de bouche. Qui répond : “Ah oui, c’est sûr que c’est pas la même chose” ou un truc comme ça etc etc. Bruit de semelles sur épis de macadam. Agonie atone de ceux-ci. Bruit des médias qui n’en parlent pas. Bruit des médias qui n’en parlent jamais. Au loin. On entend le bruit imaginaire des hordes d’humains. Des flots d’humains ayant affronté le son abyssal des vagues au bruit aqueux et qui affrontent aujourd’hui les bruits abrutis des crétins dont les cravates font des bruits de cravates et les costards des bruits de costards. Pour leur dire d’aller retourner voir vers les bruits aqueux. Mais c’est loin. Ou pas. En attendant. Les bruits de pas reprennent après un léger arrêt pour laisser la place au bruit battant de la porte battante (très différent du bruit coulissant de la porte coulissante d’antan). Succession de bruits divers. Notamment celui des frites cramées au Xième degré. De ce génocide silencieux quotidien, de ce génocide là non plus, aucun bruit de médias. Pas même un bruissement. Rien. Succession donc. Notamment celui des dents qui tour à tour dans un bruit de balais d’émail mâchent, tranchent, lacèrent. Succession donc. Jusqu’au bruit de satisfaction venu du ventre de la collègue. Bruit des synapses qui transmettent qu’on est à nouveau tranquille jusqu’aux gargouillis du soir. Bruit d’au revoir. Absence de bruit d’à tantôt. Et cette absence-là. Elle met comme un bruit de douleur dans l’âme. Pas celle de l’alternateur. Pas celle du pot d’échappement. Comme un bruit de plaie. D’amanite. Ou de sumac. Ce genre de bruit. Voilà ce qu’on entend. Par-delà le vroooooooooouuuuummmmmmmmm.

proposition n°10

Odeur d’occasion trop belle. Cinq kilomètres de là. Quand on suit la ligne de chemin de fer. Passer un pont. Arriver le long de la rivière. Bordée de béton. Pas d’épis. Cinq kilomètres de là. Bagnole de service sagement rangée à côté d’autres voitures. Parlent du retour ? Parlent du prix du gazoil ? Parlent de l’OPEP ? De si ça se réchauffe ? Ou si c’est des fake news ? Lui. Aperçoit la carrosserie noire. Aile gauche. Rétroviseur gauche. Par la fenêtre. Premier étage. Lors de la réunion de travail. Comment atteindre nos objectifs. Etc etc. Par le biais de cet outil d’évaluation. Bla bla. Hochement de tête automatique. Éclat du soleil sur la carrosserie. Ou serait-ce un éclat de pluie ? Lui. Voit également des bouts de bouts de passage pour piétons. Bandes blanches. Qui en ont vu. Qui pourraient en dire. Cloche qui retentit onze, peut-être douze fois. Et d’un coup. Les chaises raclent le sol. Les mains se serrent. Les joues se frottent. Pas envie de rester manger ici, non. Pas envie de sortir. Marcher. Pousser une porte. Dégainer un bout de plastique. Faire le chemin inverse. Premier étage. Refaire une réunion de travail. Même sans travail. Envie d’ailleurs. Aller vers l’odeur d’occasion trop belle.

Toucher l’odeur d’occasion trop belle. Cinq kilomètres à rebours. Quitter la rivière. Passer le pont. En sens inverse. Aviser la ligne de chemin de fer. Longer un peu. Dire : “On arrive”. Ou truc du genre. Entendre : “Cool”. Ou truc du genre. Et puis, il y a le panneau. Qui dit qu’ici on roule courtois. T’as pigé ? Lui, s’était dit. Si c’était lui. Si ça ne tenait qu’à lui. Il aurait écrit. Ici on roule pour soi. Pour ça qu’il était parti. Envie de rouler pour les autres. Rouler pour soi. C’est se rouler soi-même. Il se disait. Longer vieille école primaire. Dans la parallèle de la rue de la gare. Plus rien à voir. Reste plus rien d’époque. Mais c’est l’école primaire. C’est toujours gai de le savoir. Qu’on vient de quelque part. Et si on en avait fait des champs d’épis. Hé bien. Ça resterait l’école primaire. Longer et dépasser. Encore un peu. Se rendre compte qu’on a mis des épis là où il n’y en avait pas avant. C’est peut-être plus sûr. Pourquoi pas ? Avant, on se garait sur la place. L’épi permet de toucher. Plus vite. Toucher l’odeur d’occasion trop belle.

Mastiquer la sensation de toucher l’odeur d’occasion trop belle. Six euros cinquante. Pour aller par-delà du graillon des frites. Par-delà le mystère culinaire de la fricadelle. Par-delà le miracle irrationnel de l’andalouse qui ne serait pas espagnole. Par-delà “chez Alain” sans Alain. De “Chez Sylvette” à chez Sylvette. De ces hommes et femmes morts en ville et pour la ville, désormais devenus artères. Désormais devenus la ville. Mastiquer. En apparence. Pommes de terre coupées en allumettes par machines industrielles froides. Bout de bouts de rotules de cochons. Pour faire court. Et liquide sucré et piquant et orange. Exhausteur. Mais en fait. Mastiquer. Mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Sorti du temps où il était. Près de comptoir. Haut comme trois pommes. Pour six euros cinquante. Mastiquer la sensation de toucher l’odeur d’occasion trop belle.

proposition n°11

Si possible, essayer d’être là. Dès 11h45. Parce qu’à midi, ce n’est pas comme dès 11h45. A midi c’est la file jusqu’à dehors. Tandis qu’à 11h45, ça va. Vite. Parce qu’à midi. C’est plus lent. Pieds qui tapotent légèrement le sol. Pas d’agacement, non. Mais d’envie de vitesse. Reprendre le cours frénétique des choses. Baguette tranchée pile dans la mie. Chez nous, certains disent “pain français”. “Ça me ferait mal, dit un mec à longs tifs, la farine est polonaise, c’est écrit dans la gazette”. Salade X ou Y. Verdure un peu acide. Et. Ou. Feta premier prix. Un peu rance. Faut bien se faire une marge. Faut bien. Gagner sa croûte. Comme certains disent. Dès 11h45. A midi. “C’est à qui ?”. Y a qu’ici qu’on est vraiment égaux. Chacun son tour, c’est la règle. On reçoit un sourire. Et une baguette tranchée pile dans le vif. Mais pas un peu de sauce. C’est pas possible un peu de sauce. On peut dire : “un tout petit peu de sauce s’il vous plaît”. Ça ne changera rien. Même si la serveuse souriante répond : “Oui, un tout petit peu de sauce, ça marche”. Une fois la baguette tranchée pile dans le lard, positionnée sous la pompe à sauce, avec la serveuse qui actionne le piston, “un tout petit peu de sauce”, c’est juste impossible. Newton, Doppler ou Trump n’y pourront rien. Ça aurait beau gueuler, pester et surtout tapoter du pied — d’agacement ou non — “un tout petit peu de sauce”, c’est juste impossible. L’homme est allé sur la lune, a troué la couche d’ozone, a vidé la terre de son suc, il pourra prendre autant de selfie possible, comme les deux blondes dans la file. La fameuse file de midi composée par ceux et celles qui ne pouvaient pas être là dès 11h45. L’homme aura beau aller, trouer, vider et prendre tout ce qu’il veut : “un tout petit peu de sauce”, hé bien, ça n’existe pas et n’existera jamais. Ni à 11h45, ni à midi, ni jamais ! Alors, oui, pour la forme, comme la serveuse qui sourit, pour la forme, on peut demander “un tout petit peu de sauce”, si ça fait plaisir. Bien sûr. Mais on sait ce qu’il va se passer, non ? Quand on mastiquera sur place ou quand on mastiquera au bureau. Entre deux mastications propres, avec les mastications de fond des collègues de bureau ou des inconnus sur place, on dira à qui veut l’entendre qu’on avait pourtant demandé “un tout petit peu de sauce”. Et que c’est toujours comme ça. Mais bon, on possède la carte de fidélité avec la baguette dessinée dessus (chez nous, on ne dit pas toujours comme ça). Donc, c’est sûr, on reviendra. On est obligé, on a la carte de fidélité. Donc, oui, la force de cet engagement nous obligera à revenir. Si possible dès 11h45.

proposition n°12

Pas de souvenir de la dernière fois où il a traversé l’endroit. Mais il a fermé depuis. Trop petite, on a dit. Pas assez de passage. Pas assez de traversée. Interrogation sur la nature du calcul. Sans doute charges plus importantes que profits. Sans doute. Drôle de calcul si c’est ainsi. Drôle de calcul si c’est ça. Service public. On se fout des bénéfices, non ? Entre rue et quai. « Bonjour », on disait. « Bonjour », on s’entendait dire. Ou variations sur « Bonne journée » etc etc. Désormais, il ne reste plus que l’enveloppe du bâtiment-gare à la rue de la gare. De sorte que si l’on dit “Bonjour” ou toute forme similaire de locution du genre, il n’est plus certain qu’on s’entendrait dire « Bonjour ». Ou ce genre de chose. On en a fait des bureaux d’assurance, à ce qu’il parait. De sorte que si l’on n’est pas au courant que le bâtiment-gare situé rue de la gare n’est plus une gare mais des bureaux d’assurance. Il n’est plus certain qu’on s’entendrait dire « Bonjour » en retour. Si ce n’est un « Bonjour » payant. Un « Bonjour » privé. Car il est certain que les bureaux d’assurance sis rue de la gare dans le bâtiment-gare originel (si ce n’est que les châssis ont été refaits et qu’un coup de peinture a été donné — ça fait plus propre, plus serein) génère plus de bénéfices que de charges. Ça c’est dans le meilleur des cas. Recevoir un « Bonjour » payant de la part d’un mec en costard qui occupe le bâtiment-gare qui pour les générations futures serait seulement le bâtiment-bureaux d’assurance qui serait bizarrement situé en bord de quai. Sauf si. Sauf si, selon des calculs dont on ne connaît pas la nature, quelqu’un décidait en haut de chaîne qu’il n’y a pas assez de passage, pas assez de traversée et qu’on finissait par demander à des types en bas de chaîne d’enlever les rails. Peut-être pour planter de nouveaux épis pour y mettre des bagnoles qu’elles soient ou non de service. Ça c’est dans le meilleur des cas. Parce que s’il rentrait dans le bâtiment-gare destiné à devenir — dans le futur et tant que la nature du calcul reste favorable, pour ceux qui passent par là — le bâtiment-bureaux d’assurance. S’il y rentrait en disant : « Bonjour », on pourrait lui répondre : « Je peux vous aider, Monsieur ». Mais sans aucune intention d’aider. À la place, dans le sous-texte, on pourrait comprendre : « Qu’est-ce que vous foutez là ? ». Voilà, ce qu’il se passerait, aujourd’hui, s’il décidait de traverser l’endroit à nouveau. Pour aller plus vite. De la rue au quai.

proposition n°13

D’un côté, ceux qui désirent se rendre vers la capitale ou d’autres régions du pays. De l’autre, côté gare, ceux, plus rares, qui vont vers la ville voisine, à deux arrêts ou vers l’espace intermédiaire connu pour son parc d’attraction tentaculaire dont l’impérialisme capitaliste conquiert chaque année, quelques centaines de mètres de plus. Les gamins se rendent plus généralement vers la ville voisine à des fins scolaires. Les adultes, eux, visent les autres régions ou la capitale, pour y gagner leur croûte. Pour évoluer dans la vie. Ils ont des plans de carrière ou des envies de vacances all-in à siroter des cocktails pour oublier qu’au retour, ce sera pâtes au beurre. Les gamins y fument, durant l’attente, leurs premières cigarettes, le regard dur et concentré. La première bouffée étourdit. Mais il est de bon ton de taire ce point. D’où le regard dur. Et concentré. S’ils s’ennuient, ils peuvent déposer une pièce de 5 centimes d’euro sur l’un des rails. Franchissant par là même le tracé de sécurité signalant qu’il reste 1 mètre jusqu’au bord du quai. Et au moment où la locomotive du train de marchandises roulera sur la pièce de 5 centimes à grande vitesse. À toute vapeur. À tombeau ouvert. C’est selon. La pièce sera a/agrandie b/déformée c/écrasée. Et les gamins auront trompé l’ennui le temps d’un instant. Le temps d’une locomotive et l’ensemble de ses wagons. Le passage à niveau est fermé dans les deux sens. Et si c’est le matin, on pourrait entendre pester les automobilistes en début de file parce que c’est toujours sur eux que ça tombe — c’est fou — de se taper le passage à niveau alors qu’ils sont pressés. D’aller déposer le gamin à l’école primaire. D’aller faire semblant de s’intéresser aux destinées de l’entreprise. Peut-être le bureau d’assurance. Peut-être l’agence immobilière. C’est toujours sur eux que ça tombe. Besogneux et c’est comme ça qu’on les remercie. Et puis, il y a les automobilistes en bout de file qui regardent leur montre et espèrent qu’un train ne passera pas dans l’autre sens, sinon c’est sûr qu’ils sont bons pour attendre encore entre 2 et 6 minutes. Allez. Allez, putain ! Tu vas la bouger ta caisse etc etc. Mais sur les quais qui se font face. Ce n’est guère mieux. Car c’est toujours sur eux que ça tombe. Entre 4 et 12 minutes de retard en moyenne. Heureusement, le train de la capitale attendra pour la correspondance. Pas de chances pour ceux qui vont vers ailleurs. Z’avaient qu’à. Z’avaient qu’à bosser dans la capitale. Temps pis pour eux. Z’avaient qu’à, après tout. Si c’est le matin mais un peu plus tard. Les gamins s’en cognent un peu si le train est en retard. Le matin un peu plus tard. Ils seront en retard en cours, la belle affaire. Mais comme ils viennent en train. Il est noté dans le registre. Hé bé, si le train a du retard, si les gamins sont de ce fait en retard, alors le professeur ne pourra que les accueillir le regard désapprobateur. Mais techniquement, ils n’auront pas fauté. Alors ils tirent durement et de façon concentrée sur leurs cigarettes. En y allant avec des “Frère, écoute ça” ou “Frère, t’sais bien…” etc etc. Et l’attente dure entre 15 et 30 minutes en fonction des retards. Mais pour certains d’entre eux, ça dure des années. Pull rouge le lundi, pull bleu le mardi et ainsi de suite jusqu’au vendredi pour les plus chanceux, jusqu’au samedi pour ceux qui feront un jour un burn-out. Et les trains toujours les mêmes, aux mêmes heures. Avant. Celui pour la ville voisine passait aux heures 23 et 53. Celui vers la capitale aux heures 2 et 32. Maintenant, il n’en sait plus rien. Il avait d’abord pris, durant des années, celui de 53 puis, par la suite, celui de 2. Quand il était parti, c’était avec celui de 2. Mais maintenant, il ne saurait dire si les horaires sont toujours les mêmes. Il avait cassé le cycle qui dura ainsi plus de 10 ans. Peu importe la pluie ou le soleil. Il n’était plus, ni d’un côté ni de l’autre. Ni partie de celui des gamins, ni partie des besogneux montant à la capitale. Dix années s’étaient écoulées mais on n’aurait pas pu le dire. Si ce n’est sur le prix du billet qui avait connu une flambée assez conséquente. Mais, ici, malgré l’inflation, d’un quai à l’autre, le combat opposant ceux qui vont à la capitale et ceux qui, plus modestement, se rendent dans la ville voisine ne connaissait aucun vainqueur. Et c’était rassurant. C’est la constance qui fait monde. Et qui donnait à la ville cette odeur de sérénité.

proposition n°14

La collègue avait passé sa vie plus ou moins longue exclusivement en milieu urbain. Ça se voyait à son style. À ses baskets blanches. Celles à virgules. Un style old-school et en même temps très actuel. Ça se voyait à la façon dont elle se maquille. Comme seules les filles de la ville peuvent le faire. Surtout celles qui cultivent un style old-school et actuel et qui traversent la vie les poings serrés et les pieds solidement ancrés dans des baskets blanches virgulées. Elle connaissait bien le béton et les épis à bagnole. Même si elle-même ne conduisait pas. Sans doute une bonne raison à ça. Ses grands yeux balayaient cet environnement inconnu tandis qu’elle écoutait les histoires d’avant qu’il lui racontait tandis que leurs dents mastiquaient les pommes de terre grasses coupées en allumettes. Au comptoir, un garçon brun en début d’adolescence, toujours imberbe, si ce n’est un léger duvet en guise de moustache, les cheveux coupés courts bien dégagés derrière l’oreille, la voix mal assurée, les gestes tout en retenue mais manquant atrocement de crédibilité commande la même chose que d’habitude plus un petit paquet et une autre fricadelle et deux cocas qu’une fillette un peu plus jeune, cheveux bruns également, alla chercher dans le frigo faisant face au comptoir. Elle avait les cheveux bouclés et il était clair qu’ils étaient apparentés, l’ado et elle. Ils avaient pris à emporter. La commande se retrouva bientôt emballée dans un papier grisâtre, lui-même placé dans un sachet de plastique blanc. Ils dirent au revoir très poliment. On aurait presque pu jurer avoir entendu un “à tantôt” tandis que pendant ce temps la collègue écoutait toujours les souvenirs de cette autre vie qu’il menait avant qu’ils soient collègues. Lui et ses cheveux bruns mi-longs, coiffés selon les envies de l’essuie de bain qui se mariaient bien avec une barbe de trois jours qui avait dégénéré depuis longtemps. Lui avait également ce style urbain mais, contrairement à elle, il l’avait acquis au prix de nombreuses errances en la matière, comme c’est souvent le cas dans le chef de ceux qui ont grandi dans une ville modeste. Il regarda les enfants sortir avec leur commande avec une forme d’étincelle bienveillante dans les yeux tandis qu’il achevait une autre histoire sur le thème de jadis et naguère etc etc. Elle, malgré le fait que ses grands yeux balayaient l’endroit assez méthodiquement, ne semblait pas les voir. Ou n’en fit pas trop de cas. Dans la droite lignée de ceux qui habitent dans des villes tellement peuplées qu’on a appris — paradoxalement — à ne plus voir les autres. Comme si c’était mieux ainsi. Comme si c’était une façon plus sereine de vivre la ville. De vivre sa ville. D’ailleurs. Si elle regardait, elle qui balançait ses grands yeux partout, si peu habituée à ce type d’environnement. Si elle regardait vers la rue Joséphine Rauscent. En face. Elle ne verrait pas la vieille dame à sa fenêtre. Peut-être que ses grands yeux la verraient oui. Mais elle la verrait sans vraiment la voir. Comme la grande ville lui avait appris. Depuis le temps où, dans la grande ville, elle allait aussi acheter des frites à emporter — papier grisâtre et sachet blanc — en croisant des gens mais ne les voyant pas forcément. Comme c’est l’usage. Mais ici, la vielle dame à la fenêtre, c’est un passe-temps ordinaire pour les vieilles dames du coin. Rue Joséphine Rauscent. Ou rue Edmond Laffineur. Ou ailleurs, même dans les rues où personne n’est devenu artère. Ou les noms de rue n’ont pas baigné dans le sang. Comme la rue du Petit Sart, perpendiculaire à la rue Joséphine Rauscent où la vieille dame est à sa fenêtre. Pour vérifier. Que tout est pareil qu’hier. Que personne n’a garé sa voiture trop proche de la sienne. Qu’on n’a pas jeté un mégot de cigarette sur sa pierre de porte. Pour vérifier. Que tout n’évolue pas trop vite. La vieille dame, cheveux grisonnants, légèrement courbée, mais regard toujours vif. La vieille dame perpétue. La tradition des petites villes. Être à la fenêtre. Pour vérifier.

proposition n°15

Je meurs ici depuis toujours et j’ai du mal à comprendre l’envie qu’ont les gens comme toi d’aller voir ailleurs voir si ils peuvent mourir ailleurs ou même aller jusqu’à vivre — s’il est encore possible de vivre — moi, bien sûr, comme tout le monde, il m’est arrivé de prendre le train, d’autant que je ne le payais pas cher puisqu’il travaillait pour les chemins de fer (et c’est aussi grâce à cela que j’ai une bonne mutuelle — et c’est fou ce que ça coûte de vouloir vivre, de nos jours) mais j’ai toujours pris un billet aller-retour parce qu’ici, de toute façon, il y a tout : des trottoirs, de l’asphalte — de la bonne asphalte comme on en faisait avant, pas comme maintenant — une boulangerie, une boucherie et quand le boucher prend ses vacances, on peut toujours aller chez Darche même si c’est évidemment moins bon mais de toute façon, on mange moins de viande, juste deux tartines et une jatte de café et puis il y a la gare si vraiment on a besoin d’aller quelque part mais bon, pas besoin d’aller mourir ailleurs et puis surtout partir si loin et surtout là-bas — on entend au journal, hein, on entend parler de là-bas, à quel point c’est dangereux de vouloir mourir là-bas — et tu manges bien ? tu ne voulais jamais manger à part ton chocolat, on a du bon chocolat ici : même que chez Darche ils ont un rayonnage rempli de chocolat, moi je n’en mange plus, je croque juste mon sucre tu sais mais si tu voulais tu pourrais aller chez Darche pour acheter du chocolat — il y a du chocolat là-bas ? enfin, que soit… ça fait plaisir de te voir, on ne te voit plus beaucoup, enfin, moi je sais que tu es occupé là-bas mais c’est lui, tu vois, c’est lui qui me demande toujours si je n’ai pas eu de nouvelles — et je lui dis, tu sais : tu sais bien qu’il travaille beaucoup, il viendra nous voir mais tu sais, il est occupé, enfin… il n’est pas facile tu sais, infernal, surtout depuis qu’il ne sort plus mais moi non plus je ne sors plus beaucoup, je ne connais pas ceux qui ont repris la friterie, ils ne sont pas d’ici hein, mais bon, Alain n’était pas non plus d’ici — toi tu étais d’ici je ne comprends pas pourquoi tu as voulu aller là-bas, surtout si loin et surtout là-bas — et ça va pour rouler ? ça va la route là-bas ? est-ce que c’est une route comme ici ? moi je ne sais pas, je n’y suis jamais allée, je n’avais rien à faire là-bas enfin, que soit, ça m’a fait plaisir de t’avoir vu.

proposition n°16

L’autre jour, je nettoyais ma pierre de porte. Avec un bon seau comme on en faisait avant. Et je plongeais ma loque dedans. Et je tordais ma loque, à en avoir mal aux jointures mais c’est comme ça qu’il faut faire. Un bon seau, bien choisi. Une loque de qualité. Qu’on peut tordre. Jusqu’aux jointures. C’est comme ça qu’il faut faire. Pour frotter la pierre de porte. Petite marche en pierre bleue grisée. Devant la maison. Quasiment le centre de cette petite ville, où je suis née. Des gens, ici, mangent encore sur la table où ils sont nés. Combien de fois changeons-nous de table dans une vie ? Hé, bien, ici, il est possible de ne pas le faire ! Ça coûte des sous, hein ! Je frottais ma pierre de porte et les gens passaient en rue. Il devait être dans les dix heures. Et je les ai vus arriver de loin. En bande. Casquettes. Baskets. Trainings. Avec leur musique qui allait fort. Je ne sais même pas comment c’est possible de la faire aller si fort. Alors, comme ils allaient passer devant ma pierre de porte, j’ai plongé ma loque dans le seau, comme je le fais depuis gamine quand j’aidais maman à la maison. J’ai plongé ma loque et mon regard bien au fond de mon seau. Puis j’ai tordu ma loque bien fort à mesure qu’ils arrivaient devant ma pierre de porte. J’ai senti mes jointures travailler. Puis, ils étaient devant ma pierre de porte. Moi d’un côté de la pierre de porte. Regard bien au fond du seau. Jointures tordant la loque de qualité. Eux, de l’autre côté de la pierre de porte. Musique beaucoup trop forte. Et je ne sais pas comment c’est possible de la faire aller si fort. Alors, je n’ai pas dit bonjour. Parce que, eux, ne disent jamais bonjour. Alors, je n’ai pas dit bonjour. Pourtant, avant, tout le monde disait bonjour ici. Et eux, ils ont continué leur route en s’éloignant de la pierre de porte. Sans dire bonjour. Moi, j’ai continué à nettoyer ma pierre de porte. Avec ce seau que j’ai depuis toujours. Et ma loque de qualité.

proposition n°17

Bien avant les épis. Bien avant les places de parking. Porte coulissante en face. Ou porte battante ici. Peu importe. Avant d’aller si loin. Et surtout d’aller là-bas. Il y avait ces moments où ce n’était pas possible de commander “comme d’habitude” grande frite, fricadelle et sauce andalouse. Avant qu’Alain ne parte faire du business impliquant des bagnoles et des chemises à fleurs. Ou autre chose. Ces moments qui sortaient nécessairement des habitudes et forçaient à se rabattre, essentiellement à contrecœur, sur d’autres plans culinaires. Mais bien avant les épis. Bien avant les places de parking. Y avait pas grand-chose. Descendre vers la gare, par la rue Edmond Laffineur, soldat devenu artère. Soldat devenu partie de la ville. Et se retrouver chez le boucher, bien avant le boucher actuel, ou un peu plus loin, chez Darche — qui était déjà Darche, lui — pour acheter du chocolat. Ou une lasagne. Ou une pizza. En tout cas, ce que les industriels nomment comme tel. Dans le froid relatif des étés ou la chaleur commerciale des hivers. Quand le bonheur prend place sous le sapin. Quand Alain décidait de prendre le froid ou le chaud ailleurs. Le temps d’une ou deux semaines. Et qu’il fallait nécessairement un plan B quand ça creusait tout doucement dans les boyaux réclamant leur dû. Et puis, bien après. Ce jour ou en quelque sorte. S’être radiné avec bagnole de service, collègue, odeur d’occasion trop belle, boyaux creusés par réunion de travail à cinq kilomètres de là, avoir roulé courtois — parce qu’ici c’est comme ça, soi-disant — avoir garé la bagnole en épis, magnifique brindille de métal noir, avoir poussé la porte, fait quelques pas jusqu’au comptoir et avoir du — ô cruauté de la réalité — énoncer sa commande au gérant, entité biologique non-Alain. Parce qu’on n’appartient plus à cet endroit. Parce qu’un chien mouillé ne rentre jamais vraiment à la maison. Comme dans la chanson de Tom Waits. Parce qu’une habitude, ça s’entretient. Et c’est pour ça que l’entité biologique non-Alain lui dira “au revoir”. Une fois les frites mastiquées. Il faut se le mettre dans le crâne, ça. “À tantôt”, mon gars, ça n’existe plus ! Fini ce temps-là ! Dire : “au revoir”, c’est plus réaliste. Ça cadre mieux avec le réel. Dire : “à tantôt”, c’est une vision trop romantique du monde. Et puis, on ne sait pas quand. Mais il sait que ça arrivera. Un jour. Une nuit. Peu importe. Il sait qu’il reviendra. Qu’il passera la pierre de porte, en face, rue Joséphine Rauscent. Peut-être avec des fringues rappelant la couleur de la bagnole de service. Mais sans doute avec sa propre bagnole cette fois. Qu’il ne commandera pas “comme d’habitude”, si jamais, par miracle, Alain revenait. Ou qu’il ne détaillera pas sa commande si les choses restent en l’état. Parce que ce jour. Cette nuit. Il n’y aura pas de commande. Parce qu’il ne sera pas là pour ça. Peut-être que les épis auront envahi le centre-ville. Qui sait. Et ce jour. Cette nuit. Il aura mal. Ou pas. Ce qu’il sait, c’est que la ville perdra alors son odeur de sérénité. On n’en sait rien concernant l’odeur d’essence. Mais on peut déjà envisager que l’odeur de sérénité ne sera plus là. Un jour. Une nuit. Peu importe. Quand il reviendra. Avec des fringues rappelant la couleur de la bagnole de service.

proposition n°18

Mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Si elle ne vole pas. Est-ce une mouche ? Et de quel type ? Dire : “c’est une mouche” : c’est bien beau mais, le dire, ça ne dit rien. Sur le type de mouche. La grosseur. Le poids. Mouche normale. Mouche moyenne. Grosse mouche. Tsé-tsé. À merde. Une petite mouche à merde normale. Ou bien. Une petite mouche normale à merde. Voire même. Une bonne grosse mouche pas normale à merde explosive. Et était-ce déjà de base une mouche ? Sur son dispositif aimanté dans une petite boîte en plastique sur une étagère du comptoir que l’on croit se souvenir transparent de la “Boutique Sylvette” ou “Chez Sylvette”, sis rue Joséphine Rauscent. Était-ce déjà une mouche ? Mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Puis c’est facile de dire que c’est du plastique. C’est comme quand le garagiste (pour trouver le plus proche, il faut longer ce qui était la gare dans le temps et il est voisin avec la maison qui fait coin, un restaurant italien) dit : “C’est un problème d’injection” — ça dit beaucoup et en même temps ça ne dit rien, comme toutes ces histoires de joint de culasse. Du plastique donc. Ou autre chose. On ne sait pas. On ne sait même pas. Si la mouche a existé. Surtout qu’une mouche en plastique, ça n’existe pas. En tout cas pas dans les années 60 ou les années 90. D’où l’odeur de sérénité qui planait sur le centre-ville à ces époques respectives. Parce qu’aujourd’hui, on ne peut plus affirmer qu’une chose existe ou — surtout — qu’une chose n’existe pas. À cause des progrès techniques. Des impressions 3D reliées au réseau 4G. Et ça c’est pas serein. Ne pas savoir si une chose existe ou n’existe pas. Pourtant, c’est ce qui distinguait le réel du rêve ou du cauchemar. “Ne t’inquiète pas, ça n’existe pas. Rendors-toi”. Du plastique donc. Sans doute provenant de Chine mais rien n’est sûr à ce niveau-là. Mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Dispositif aimanté. Aimant donc. Ou n’aimant pas. N’aimant personne. En cela, il va bien avec la mouche. Même si on n’en sait rien. On peut penser. Qu’une mouche qui existe ou qui n’existe pas. N’aime personne. Ça aurait été un chien, bah, on serait moins catégorique, moins tranché, au fait de savoir si un chien, en plastique ou pas, surmontant un aimant ou pas, puisse aimer. Et l’éternelle question, qui de la mouche en plastique ou qui du dispositif aimanté vint en premier ? Qui était là avant ? Qui a préséance ? Dans les débats palabres venus de toute éternité ? Mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Ou pas. Aucun moyen d’en être sûr. Ce que l’on sait. C’est que la rue Joséphine Rauscent existe. Qu’une boutique de prêt-à-porter — certains auraient dit mercerie — y existait entre les années 60 et les années 90. Que celle-ci s’appelait “Chez Sylvette” ou “Boutique Sylvette”. Quant à la mouche en plastique surmontant dispositif aimanté. Aucune certitude, c’est certain.

proposition n°19

Et dans les années 90, elle claqua tout. S’en était assez. Le tiroir-caisse posé sur le comptoir en verre, se referma une dernière fois. Peut-être après avoir encaissé 120 derniers francs pour une jupe. Ou une blouse. Ou 5 francs pour du fil. Comme le fit Alain plus de vingt ans après. Après avoir encaissé le coût de l’habituelle grande frite, fricadelle, sauce andalouse. L’occasion était trop belle. Pour Sylvette comme pour Alain. S’échapper. Prendre le jeepney qui passait vers nulle part. D’autre asphalte. Il y a toujours une rue de la gare, toujours un boucher qui en remplace un autre. Vers la rue des hôtels à 5 pesos. Il les avait vus, sous l’asphalte des autoroutes. Pas de portes. Trop cher. Pas besoin. Des briques. Sous l’asphalte des autoroutes. À flanc de marché qu’on aurait pu qualifier à tort de nocturne alors qu’il est plutôt perpétuel. Odeur de graillon. Photos de Cristiano Ronaldo. Coques de téléphones. Près de la rue des hôtels à 5 euros. Tache de sang sur le lit, WIFI qui n’en finit plus de sauter. Y a pas d’eau chaude, là, dans la douche ! Le sang, passe encore, le WIFI, voilà, mais y a pas d’eau chaude dans la douche ! Ah, si, pardonnez-moi, il fallait attendre sept minutes trente. On ne savait pas. On n’a pas toujours conscience de ces choses-là. Et on est fatigué, c’était galère pour trouver la rue des hôtels à 1500 HUF. On avait pris tout droit, tu vois, rue de la gare, longeant le garagiste, accolé au restaurant — des spécialités italiennes, à ce qu’il parait — pour arriver, ici, rue des hôtels à 10 BAM. On a pris le temps de prendre un café. On a vu. Par la fenêtre. Un européen d’âge rance, enfourcher mollement son scooter, le gras de son ventre s’écrasant contre le guidon. On a vu. Par la fenêtre, derrière l’européen rance, une locale d’âge à peine fleuri, se coller à l’encontre de ce que lui murmurait son cœur contre le dos de l’européen. On a vu. Qu’elle ne souriait que lorsqu’il la regardait. Cochon qui bave sur de la confiture. Et on a vu. Par la fenêtre. Le scooter, s’en aller, vers la rue de la gare. Celle de la mercerie. Celle de la friterie, peut-être. Vers la rue Willy Ernst. Fusillé pour la ville. Maintenant, partie de la ville. Mais il fait nuit et on a perdu la rue des hôtels et on ne sait plus par quelle devise on paye. De toute façon on paye. Quoiqu’on fasse on paye. Alors on marche dans le noir. On est sous l’autoroute — peut-être la speedway, aurait dit Maman — donc la rue des hôtels ne doit pas être loin. Et les noms de rues sont tous les mêmes et de toute façon on n’arrive pas à les lire. Il fait trop noir. Et on ne parle pas le cyrillique. Et, cherchant, avec une pointe d’inquiétude la rue des hôtels, on croise deux chiens errants. Ils n’étaient pas mouillés, pas comme l’aurait chanté Tom Waits — putain de yankee — juste recroquevillés sur eux-mêmes. Presque en boule. Quelque part entre l’autoroute et la rue des hôtels. Ils restent immobiles tandis que Sylvette, Alain, ou n’importe qui les dépasse pour continuer leur chemin. C’est après qu’ils se lèvent, pouilleux rois du quartier, pour courser le promeneur égaré. Et là tu te sens vivant, tu vis le truc. Tu vis la ville qui se refuse un peu à toi à mesure que même les chiens te rejettent. À mesure que la rue des hôtels se cache à ton sens bancal de l’orientation. À mesure que tu vois, partout, des photos de Cristiano Ronaldo et des coques de téléphones. Et juste avant que les chiens ne te rattrapent, tu sautes dans un jeepney sorti de nulle part. Allant nécessairement vers d’autre asphalte. Vers la rue de la gare. Ou vers la rue du boucher. Que soit : vers ailleurs.

proposition n°20

Il y sans doute un bourdonnement sourd là-dedans. Des bruits de frigo. L’huile qui refroidit doucement dans les bacs. Les fricadelles qui se rapprochent de la péremption. Par l’action du peu de bactéries que tolèrent les normes AFSCA. Les bactéries acceptables. On ne veut pas trop les voir, mais c’est là. Comme des zones tampons à Chypre, au Liban. Ou dans les cœurs. Dans les zones tampons du cœur. Qui n’entend pas les bruit de frigo. Mais qui néanmoins est concerné par les bactéries acceptables. Un médecin expliquerait ça très bien. C’est à espérer. La fricadelle comme zone tampon. Comme terrain de conflit entre communautés bactériennes. Qui disent : ceci est à moi. Ceci est mon bout de gras. Du moins, pourrions-nous l’interpréter comme cela. Dans un noir complet. À moins que de l’église aux fuseaux horaires multiples — du bout de quartier où elle est implantée — proviennent des rais de lumière qui frappent l’étal de la friterie en passant au préalable le checkpoint prétendument innocent de la porte vitrée séparant la terrasse de la friterie à l’intérieur de celle-ci. Frappant pile poil. Frappant chirurgicalement. Un médecin expliquerait ça très bien. Frappant les zones de guerre que constituent les fricadelles menacées de péremption à mesure que les minutes s’égrènent. Dès lors. Nous sommes libres d’imaginer. Tout. Des bactéries rebelles. Des bactéries neutres. Diverses sortes de bactéries casques bleus. Œuvrant pour une sauvegarde fricadellienne un peu illusoire. Un friturier entropiste expliquerait ça très bien. Des bactéries de toutes les sortes et de tous les genres qui s’empilent. Se côtoient. Se détestent. Dans le noir complet. Ou la pénombre, si l’église le permet. Des bactéries qui fomentent. Des coups. Des putschs magnifiques. Contre des intestins bientôt en ruine. Des estomacs qui vacilleront. Des côlons qui vont déguster. Façon de dire. À mesure que des particules de poussière. Se déposent, impérialistes qu’elles sont, absolument partout. Surtout sur le haut des frigos — zones de non-droit par excellence. Surtout sur les photos de l’ancien gérant, des anciens employés, de l’ancienne baraque à frite qu’on voyait en face : oui, celle avec la porte coulissante, tout à fait. C’est ça. Peut-être n’y a-t-il pas de bourdonnement sourd. Mais des bruits de frigo, c’est presque certain. Même si presque certain ce n’est rien. Mais de la poussière c’est évident. De fines pellicules constituant le mythe de Sisyphe de la ménagère. Même sur l’huile qui refroidi dans les bacs. Même dans des bacs remplis — ce qu’il faut, juste ce qu’il faut — d’huile, ces satanées poussières réclament leur tribut. Leur droit de flottement. On pourrait voter toutes les normes AFSCA du monde, que ça ne changerait rien. Aucun député, aucune assemblée, n’empêchera jamais le grouillement. Le remuement. L’agencement. Le va-et-vient. Des particules. Des poussières. Des bactéries. Et c’est heureux. Peut-être que les philosophes de bistrot le déploreraient. C’est comme ça. Elles seront toujours. Sur chaque haut de frigo. Dans chaque bac d’huile qui refroidit. Sur chaque fricadelle qu’on avale. Dans le halo des lumières qui passent les checkpoints. Dans cette friterie déserte. Dans les zones tampons du cœur. Qui se rapproche de la péremption. Dans le nom des rues. Humains devenus artères. Humains devenus nécessairement parties de la ville. En cela, il y a sans doute un bourdonnement sourd. C’est quasiment certain. Même dans un prétendu noir complet.

proposition n°21

métal rouge ou métal rougi plastique noir bout de plastique blanc avec des touches chiffre 3 chiffre 4 sur plastique mélangé gris tube turquoise écriture noire interrupteur de plastique noir plastique noirci interrupteur plastique creusé selon la forme du pouce rame de papier compacté enveloppé de plastique transparent feuille brune rongée par le soleil ou rongée par le temps ou rongée par le manque d’eau courbée sur elle-même nuage blanc chargé de bleu ou nuage bleu chargé de blanc tissu coton vert olive épousant la forme du dossier de la chaise bout de carrelage en marbre joint gris trace d’usure sur pied de table nappe rouge ou nappe rougie courbure des lunettes de style wayfarer courbure plastiquée d’une perforatrice stries mauves de la pochette du disque dur poils d’au moins sept pinceaux chiffon souillé Non-Sterile écrit en noir sur fond blanc fil à étendre le linge feuilles qui se balancent pelage essentiellement blanc mégots blancs oranges et cendres bateau en surimpression sur cylindre Th écrit en noir sur fond blanc tranches de bouquins carte postale légèrement penchée devant un miroir évocation d’un village à flanc de montage yeux écarquillés peints sur une toile RC:75€/an écrit au feutre noir sur tableau blanc hayon arrière plastique rouge et carrosserie grise ou carrosserie grisée bic noir bout de tas de post-it jaune amas de câbles noirs et de câbles blancs cuiller au bout courbé plongée dans une tasse de faïence blanche — kult-s-of tea noté en rouge sur trois rangées — coulée séchée brune le long de la tasse menu du traiteur chinois aimanté — l’aimant est vert et rond — au tableau blanc

proposition n°22

tapis plain saumon summum du chic bon bureau en merisier ayant appartenu à l’ancêtre bon bureau en merisier transmis le long de la branche table ronde blanche style année 70 un peu lâche sur les bords de sorte que si l’on s’appuie sur le bord du genre avec les coudes table ronde blanche style année 70 — un peu lâche — se déséquilibre boiserie neuve réalisée par menuisier de la famille ordinateur pentium II pas encore vintage à l’époque livres partout gros volumes classiques pour lui sagas familiales pour elle bandes-dessinées style Buck Danny heures passées sous le velux sur tapis plain saumon summum du chic malgré allergies aux pellicules de poussières diplôme de la super maman diplôme du super cycliste clown suspendu à la charpente apparente — donne cachet — jurant avec la nouvelle boiserie stylo Waterman offert par ancêtre toujours dans son boîtier préférence pour stylo bic de la marque Bic et ordinateur portable Vaio pour écrire entre les bugs vue imprenable sur la rue artère vue imprenable sur clocher de l’église à l’époque unique fuseau horaire avant éclatement du temps avant histoire de chien mouillé d’ailleurs quelques CD de Tom Waits dans la pièce pas encore toute la collection coussin surdimensionné pratique pour lire bandes-dessinées style Calvin & Hobbes ou passer des heures sous le velux sur tapis plain saumon malgré tout malgré pellicules malgré allergies plus tard passage de Sur la Route lu sur bonne chaise de bois marron héritée de plus haut dans la branche bonne chaise comme on n’en fait plus comme on faisait asphalte avant passage avec Old Bull, Dean et le quartier français et vue imprenable sur la rue artère vue imprenable sur le néon objet du premier poème — le premier qui a compté — télescope noir qui valait ce qu’il valait tuiles de bonne facture bel ouvrage réalisé par entreprise locale qui connaissait bien la branche trois tiroirs poignées métalliques rondes avec matériel de bureau dans le premier carnets dans le deuxième et jouets en plastique dans le troisième images de dinosaures disséminées figurine de T-Rex en polymère heures passées sur ordinateur pentium II pas encore vintage notamment sur jeu au tour par tour figurant un monde plus vaste que le tapis plain saumon bon bureau en merisier transmis le long de la branche ayant vécu sa vie de bon bureau en merisier dans trois kilomètres carrés n’ayant jamais pris la speedway comme Maman le disait alors limites du monde gouttes de pluie sur le velux nuages qui n’en finissent pas à l’époque où on ne devait pas repayer Microsoft Word tous les ans et où il était plus simple d’ajouter les numéros de page summum du chic

proposition n°23

avait vu la friterie changer de trottoir avant que les épis n’aient poussés changement de jachère urbaine de l’enfilade aux épis tradition de sérénité garanti un jour la friterie était en face l’autre jour elle était ici de sorte qu’il pouvait voir — plus distinctement — les voitures se garer d’abord en enfilade puis en épis les automobilistes jouer avec leurs identités multiples passer d’automobilistes garés en enfilade puis en épis à clients de la friterie plus distinctement passer de clients coulissants en enfilade à clients battants en épis tout cela dans la grande tradition de sérénité dans la grande lignée des bandes blanches que l’on recouvre à chaque saison pour garantir leur aspect nécessairement bandeux pour garantir leur aspect radicalement blanc et l’espace rouge-rosé qu’on y avait adjoint plus tard pour renforcer l’aspect serein de la chose blanche et bandeuse avait vu l’ancienne friterie partir un jour vers la speedway pour aller vivre ailleurs une vie de friterie ailleurs porte coulissante partie coulisser ailleurs d’abord sur la speedway comme Maman le disait laissant apercevoir le mur de la Baronne à côté de la porte de voûte marron il y avait donc un mur derrière l’ancienne friterie partie vivre ailleurs laissant une friche urbaine et apercevoir le mur de la Baronne après qu’Alain ait indiqué au chauffeur dans sa cabine le chemin vers la speedway le chemin vers une vie ailleurs non sans avoir dit : à tantôt avec une touche de fébrilité dans la voix puis l’ancienne friterie prit le chemin de la speedway le chemin d’une nouvelle vie coulissante dans une odeur d’essence et nécessairement de sérénité avait vu s’ériger au milieu de l’îlot cœur de la ville une figure de bandes-dessinées queue jaune en pompon en résine pelage blanc en résine gros nez noir en résine ouvriers communaux grattant le sol plantant plantes mauves noires jaunes renforçant l’imagerie sereine célébrant la longue tradition de sérénité près d’un hôtel à insectes rappelant que la grandeur d’une ville se mesure à l’attention qu’elle octroie aux plus faibles lui — métallique — regardant vers la figure de bandes-dessinées la figure de bandes-dessinées ne daignant pas lui jeter un regard en résine préférant veiller de toute sa résine sur les nouveaux épis figure de bandes-dessinées pas morte en ville pas devenue artère pas devenue partie de la ville mais bien statue résine placée en plein cœur de la ville ouvriers communaux grattant le sol lui mettant même une écharpe en hiver avait vu une boulangerie fermer et un bureau immobilier prendre sa place et la solitude de l’exutoire à fumée mise en jachère tube de plastique à flanc de maison d’où la fumée des machines s’échappait sereinement du temps où l’odeur d’essence des épis n’existait pas encore et où l’odeur de pain fraîchement cuit accompagnait divinement l’odeur de sérénité caractéristique après le virage à angle droit de la speedway comme Maman le disait que prenaient ceux qui savaient ce qu’ils y trouveraient en se garant en enfilade près de la boulangerie qui deviendrait plus tard un bureau immobilier avec en vitrine des photos de baraques essentiellement hors de prix surtout en francs belges et sur le côté l’exutoire de fumée en plastique à l’intérieur duquel des toiles d’araignée complexes n’ont pas manqué de se former depuis qu’aucune fumée de pain ne s’en échappe avait vu de là-haut les ouvriers communaux percer le macadam de la place à qui on avait donné le nom d’un Roi et les passants prendre une mine contrite lorsqu’ils longeaient le chantier pour se rendre chez Alain certains portant même ostensiblement les mains aux oreilles combinées à la mine contrite le temps que ça a duré le fait de percer le macadam de la place qui permettait des années durant aux voitures de se garer de façon anarchique comme autant d’épis dans la chevelure urbaine d’organiser des parties homériques de balle-pelote et qui surtout à l’ombre de l’église comportait un banc que les ouvriers communaux ont enlevé quand ils eurent fini de percer le macadam en dépit des mines contrites et des mains aux oreilles pour remplacer tout cela par des pavés sans âme se voulant vintage sans jamais se dire que ce sont les impacts des parties homériques de balle-pelote qui donnaient son côté vintage à la place et précisément à son macadam percé et emporté vers ailleurs dans un balais de camionnettes blanches roulant tout macadam chargé vers la speedway vers on ne sait où tandis que de faux pavés vintage une absence de banc et une interdiction de se garer trônent désormais sereinement sur cette place à laquelle on avait donné le nom d’un Roi comme une coupe urbaine réalisée à la va-comme-je-te-pousse

proposition n°24

avait vu l’horodateur pousser à côté des épis parce que cela coûte cher de posséder ses propres épis de posséder des choses blanches et bandeuses cerclées de rouge-rosé parce que l’horodateur fluidifie nécessairement la circulation dans les artères parce que l’horodateur ventile tout cela donne du peps de l’allant un teint rouge-rosé qui se renouvelle plus facilement participant dès lors au sentiment individuel et collectif de sérénité renforcé par le fait que la première demi-heure est offerte par l’horodateur de sorte qu’une odeur d’occasion trop belle n’excédant pas la demi-heure permet aux clients battants anciens clients coulissants — s’il en reste — de franchir la porte battante de la friterie commander par exemple une grande frite low carb fricadelle veggie sauce andalouse 0% s’entendre dire au revoir et s’en aller avec la grande frite low carb fricadelle veggie sauce andalouse 0% dans un sachet conglomérat de fibres éco-plastiques et s’engouffrer dans leurs voitures sous le regard bienveillant de l’horodateur qui ne leur ponctionnera rien si la manœuvre n’excéda pas une demi-heure parce que l’horodateur respecte le petit commerce comprend le petit commerce et ses petites contraintes ses petites craintes le petit commerce et ses petites sueurs qui permettent de nourrir les épis constituant le substrat sur lequel on a semé les épis parce qu’on est nécessairement en marche parce qu’on va nécessairement de l’avant de sorte que la première demi-heure ne coûterait rien au clients battants de la friterie si tant est qu’ils n’envisagent pas de manger sur place si tant est qu’ils ne souhaitent pas prendre le temps dont ils sont normalement dépourvus pour discuter avec le gérant ou avec la collègue au style revival old-school ou admirer les photos de l’ancienne friterie — elle n’aurait jamais obtenu son certificat ISO98001 — des anciens employés du gérant — comment s’appelait déjà ? — et de toute façon l’horodateur a tranché et dès la semaine prochaine il faudrait raquer après un quart-d’heure parce d’autres épis ont poussés depuis et que cela coûte encore plus cher de posséder d’autres épis fraîchement poussés et cela même si l’on a supprimé tout ce qui se rapportait aux choses blanches et bandeuses parce que des études ont prouvé que ce n’était pas si serein que cela et ce malgré le cerclage rouge-rosé apposé entre le blanc bandeux des choses blanches et bandeuses et de toute façon le petit commerce auparavant toujours prompt à émettre des réserves sur le fait qu’on le comprenne le petit commerce n’a rien trouvé à redire car depuis hier il se concentre sur la livraison à domicile grâce à un système de réception électronique des commandes et des garçons et filles en uniforme mauve et serein payés à la prestation chevauchant des scooters hybrides low carb veggie 0% poly-éco-plastique vers des destinations circonscrites par le macadam de la speedway et de toute façon il n’y a plus de photos de l’ancienne friterie plus de photos des anciens employés les vestiges d’une autre époque sont interdits par les normes ISO99001 au contraire de l’horodateur qui — c’est de bon ton — évolue toujours en fonction fier épouvantail lui aussi low carb veggie 0% poly-éco-plastique allant nécessairement vers l’avant — il n’y a pas d’alternative plus sereine — trônant au milieu de son étendue urbaine d’épis bien entretenus

proposition n°25

la structure de l’épi. Alain. les pensées profondes de la collègue au style old-school mais actuel. la nature du business impliquant bagnoles et chemises à fleurs. la couleur des bagnoles. le type de fleurs sur les chemises. à tantôt. attend tôt. ah tant taux. à tante oh. attentes hautes. critique culinaire concernant le goût de la frite fricadelle sauce andalouse. alliage essence et sérénité. la Baronne son mur et sa porte de voûte marron. des avantages à être pourvu d’une porte coulissante versus d’une porte battante caractéristiques techniques et avis de consommateurs. l’espérance de vie de deux banques qui se font face. l’attitude des employés respectifs entre tension palpable fausse cordialité et course à l’épi le plus en vue. qui de la speedway ou la ville. qui a nommé la speedway speedway. le pourquoi du comment du virage à la gomme. âge de la ville. historique des passages pour piétons. détail précis des allées et venues du citoyen lambda depuis l’an mil au lac de Paladru. recensement du nombre de couche et combien ça coûte. informations sur le modèle ayant servi de modèle à la statue du Soldat Inconnu. Joséphine Rauscent et Arthur Hardy se connaissaient-ils avant de vivre leur vie d’artère. qu’en penserait la poétesse si elle y mettait les pieds. visite-t-on la ville lorsqu’on la visite sur Google Street. y a-t-il une Google Street sur Google Street. reverra-t-on Sylvette. dira-t-elle bonjour aux jeunes et à leur musique qui va trop fort. propos à propos des sept différences fondamentales et rédhibitoires différenciant la boutique de prêt-à-porter et la mercerie des rives du lac de Paladru à nos jours. l’impact de multiples fuseaux horaires sur les commandes de mazout bien avant l’hiver. celui de la musique de Tom Waits sur la perception qu’ont d’eux-mêmes les chiens mouillés. un témoignage unique d’une personne prétendant avoir pu se faire servir un petit peu de sauce seulement. mourir depuis toujours vous avez deux heures. cette histoire tenace impliquant une mouche en plastique et un dispositif aimanté qu’elle surplomberait dans un vague souvenir. Joséphine Rauscent et Willy Ernst si j’ose dire Joséphine et Willy si vous voyez ce que je veux dire. la bactérie ou la mort. tragédie inhérente à la jachère urbaine. la ville existe-t-elle lorsque tout le monde part travailler et que les petits vieux mangent leur pain gris. la ville existe-t-elle. la ville existe. la ville et ses épis. d’ailleurs et avant tout l’épi lambda rêve-t-il de repos électrique.

proposition n°26

Et puis, un jour, il avait pris la speedway comme Maman le disait. Il avait pris la speedway avec Maman qui avait sans doute dit quelque chose du genre : “On va prendre la speedway”. Et la voiture rouge de métal rouge s’élança sur la speedway, par-delà le virage à 90 degrés. Sur le macadam de la speedway. Il y avait les arbres de part et d’autre de ce qu’il apprendrait plus tard s’appeler berne centrale. Mais d’abord il y avait les arbres. Juste les arbres. Lesquels ? Il n’aurait su le dire. On lui aurait dit : “Chêne”, il aurait dit : “Chêne” et ainsi de suite. Il n’avait jamais su reconnaître et distinguer les arbres, les feuilles, les champignons. Mais nous voilà sur la speedway, à vitesse raisonnable — Maman conduisait comme ça — par-delà le virage et — de facto — par-delà la ville. Transcendant la ville à vitesse raisonnable. Et puis, d’un coup, la végétation des deux côtés de la berne centrale se fit moins dense. Et puis, d’un coup ou un peu moins que d’un coup, la végétation disparu, à vitesse raisonnable pour laisser la place à d’autres bâtiments — il aurait dit : “Des maisons ou des magasins” — qu’il n’avait jamais vu. Maman bifurqua ou plutôt sa voiture rouge de métal rouge, bifurqua à vitesse raisonnable vers la bretelle de sortie, un virage bien moins rêche que 90 degrés, bien plus facile d’accès, mais ça il s’en rendrait compte bien plus tard, il l’apprendrait sur le tas “comme tout le monde”. La voiture rouge de métal rouge avançait maintenant sur une route de macadam en longeant, à allure modérée, spécialité de Maman ça, l’allure modérée, les maisons-magasins. Maman trouva une place en enfilade où garer la voiture. Il pouvait enlever sa ceinture — il en était capable, c’est sûr — mais il pouvait le faire, avec l’assentiment express de Maman. Mais c’était elle qui avait le pouvoir de décision sur le fait d’ouvrir la portière ou pas, après qu’elle se soit assurée qu’il n’y avait pas de danger. Comprenons-nous bien, pas un danger raisonnable, non, pas non plus un danger modéré, non plus mais bien aucun danger du tout. Maman vivait sa vie comme ça. Une fois tout danger raisonnable et modéré écarté, il donna la main à Maman pour traverser le parking en enfilade et pénétrer dans la maison-magasin remplie de chaussures, de boîtes en carton et de papier de soie, remplie d’odeur et de bruits de chaussures, de boîtes en carton et de papier de soie et aussi remplie d’odeur de produit imperméabilisant. Il apprendrait plus tard qu’il faut toujours imperméabiliser ses chaussures et même qu’il faut le refaire pour bien faire. Ce qui est contradictoire avec l’envie irrépressible de les arborer directement. Mais il va sans dire que cette envie irrépressible rentrait en totale contradiction avec le point de vue de Maman à ce sujet car, du point de vue de Maman, il fallait se modérer et raisonnablement d’abord imperméabiliser puis laisser sécher puis seulement arborer les chaussures. S’ensuivit des essayages, un choix raisonnable et modéré, une réduction accordée grâce à la carte de fidélité et un retour sur le parking à condition de donner la main. Puis, cette phrase, prononcée par Maman, qui définira tout : “Mets ta ceinture, on rentre chez nous”.

proposition n°27

On aurait beau jeu. Pouce levé, sourire aux lèvres. Quelque part. Pas sur la speedway. Ça ne marcherait pas sur la speedway. Peut pas marcher sur la speedway, non. Quelque part d’autre. Genre, sur la longue ligne droite vers la ville voisine. La route provinciale qu’on l’appelle. Cette putain de route provinciale qui s’étend sur deux kilomètres trois kilomètres un truc comme ça. C’est long deux kilomètres trois kilomètres un truc comme ça. Surtout en ligne droite. Surtout sur la route provinciale. Alors, on peut se poster. Pouce levé, sourire aux lèvres. Quelque part. Sur la route provinciale. Fucking route provinciale. Pouce levé, sourire aux lèvres. Marche pas bien avec des longs cheveux. Marche pas bien non plus sans cheveux. Marche mieux avec des cheveux intermédiaires et surtout bien coiffés. Mais. On aurait beau jeu si on a une casquette ou un training ou une musique qui va trop fort. Ou les trois. On aurait beau jeu. Pouce levé, sourire aux lèvres, casquette sur cheveux mêmes bien coiffés et/ou un training et/ou une musique qui va trop fort. Ça ne marcherait pas. Autant marcher. Marche mieux aussi avec un sourire intermédiaire. Sourire trop franc cache quelque chose. Sourire tirage de gueule allez-directement-en-prison-ne-passez-pas-par-la-case-départ. Sourire intermédiaire est de bon ton. Vus les plus grands esprits de ma génération, mots-clés d’Allen, pouce levé, sourire aux lèvres, forte capillarité, forte densité de poils sur le visage, marcher le long de la route provinciale, allant d’un côté ou bien de l’autre côté de la route provinciale parce que ça ne marche pas. Après cinquante-trois bagnoles, lâcher des “…culé… …iss de …ute” à mesure que les cinquante-trois bagnoles ne s’arrêtent pas même que si les bagnoles avaient un majeur elles sembleraient le lever au ciel pour répondre au pouce levé. Même que si les mêmes bagnoles avaient un sourire ce serait un sourire tirage de gueule pour contraster avec le sourire intermédiaire du type au bord de la route provinciale. “Avez-vous un emploi, Monsieur Lebowski ?” Fucking route provinciale. Si bien que ceux qui lèvent le pouce intermédiairement parlant et souriant intermédiairement parlant, arrivent souvent en ville ou dans l’autre ville, en marchant puisque ça ne marche pas. Alors, pour aller avec l’ensemble, pour ne pas rompre le cours des choses et la sérénité ambiante. Pour être raccord avec le tout. Quand on est en bagnole de service. Le long de la mother fuckin’ route provinciale. Allant vrombissant vers une odeur d’occasion trop belle. Avec une collègue au style old-school et en même temps très actuel sur le siège passager. On se souvient qu’on a pris 1000 fois la route provinciale : 500 fois dans un sens, 500 fois dans l’autre. Mais jamais jamais jamais. Pouce levé, sourire aux lèvres. Jamais. Parce qu’on est d’ici. On n’avait pas les cheveux pour que ça marche de toute façon. Mais on aurait beau jeu de les avoir. Avec le sourire qu’il faut. Tout en intermédiarité. Ça ne marche pas. Quand on est d’ici. On le sait ça. Ceux. Pouce levé. Sourire aux lèvres. Ils ne sont pas d’ici. Ça n’a jamais été une question de cheveux. Pas le moins du monde. Alors, allant vrombissant vers une odeur d’occasion trop belle, tu ne fais pas attention à pouce levé, sourire aux lèvres. Pour être raccord avec l’ensemble. Au nom de l’odeur d’essence et de sérénité.

proposition n°28

Et puis cette impression d’être projeté en avant si on est dans le sens du bus. À chaque départ du bus. Clignotants vers la gauche. Priorité totale. Soi-disant. Être projeté en avant dans le sens du bus. Ou plaqué vers l’arrière si on est à contresens. Mouvement abrupt de recul. Mouvement d’effroi. Il faut déjà être sacrément baraqué pour ne rien ressentir. Qu’on soit. Dans le sens du bus ou à contresens. Faut être très fort de sa personne pour ne rien ressentir. De sorte que personne n’y arrive. “Je n’ai rien senti — le bus s’est projeté vers l’avant, tous clignotants clignotant — et j’te jure, j’ai rien senti”. N’importe quoi. Impossible. Impensable. De la vaste connerie. On ressent tous un truc. Sinon, on est mort. À chaque départ du bus. Projeté en avant ou pétrifié de la nuque et des épaules. Parfois, quand on arrive dans les premiers dans le bus, on peut choisir d’être dans le sens du bus ou à contresens. Si on est en début de ligne. Si on s’est levé tôt. Si les lacets n’ont pas posé problème. Si les clés de l’habitation n’ont pas posé problème. Si elles se sont rendues visibles au regard au moment de partir. Quand les lacets étaient faits sans trop de problème et que les clés se sont mises au diapason. Mais parfois, on ne peut pas choisir d’être dans le sens du bus ou à contresens. Quand c’est bondé. Quand c’est noir de monde. Quand c’est souvent gris de monde, tôt le matin ou à la sortie de l’école ou à la sortie du travail. Quand c’est noir de monde et gris de monde. Bien sûr, on peut dire : “Moi je dois absolument être dans le sens du bus, sinon je suis malade. Oui. Oh merci, monsieur, c’est bien aimable, oui, vraiment, c’est très gentil. Excusez-moi, oui, voilà. Merci encore”. Comme si ce n’était pas physiquement possible de vivre un trajet encadré par deux bonnes tonnes de métal métalliques encadrées par des clignotants clignotant à contresens. Ça rend malade de vivre la vie à contresens. Même si comme pour tout dans la vie, hé bien, la vie y a pensé et la vie a créé des pilules pour les gens qui ne peuvent pas vivre la vie à contresens pour leur permettre de vivre la vie à contresens. En bus clignotant. Comme dans tout. On n’a jamais entendu parler de quelqu’un qui demandait expressément d’être à contresens du bus. Personne n’a jamais dit : “Moi, moi, il faut que je sois à contresens, quand les clignotants clignotent, excusez-moi, sinon je serai malade”. Jamais entendu parler de ça. Pas besoin que la vie pourvoie en pilule pour aller dans le bon sens. Pas besoin. Le bon sens va de soi. Au début de la rue Joséphine Rauscent, il y a deux arrêts de bus qui se font face. Et quand le bus est bondé de gens dans le sens du bus, de gens à contresens et de gens debout, un peu de biais parfois ou se mettant dans le sens du bus ou à contresens. Quand on voit la ville défiler à 35 kilomètres heure de moyenne par les grosse vitres bien épaisses du bus, un peu sales du bus, un peu grasses du bus. Dans un bus clignotant bondé, noir de monde, gris de monde. Projeté vers l’avant ou plaqué au siège, tension dans les épaules et la nuque, on a parfois une légère crainte. Celle de ne pas pouvoir se frayer un chemin vers la sortie. Sortir à temps, à l’arrêt prévu. Rater la rue Joséphine Rauscent parce que c’est noir de monde et gris de monde. Rater sa sortie. Après avoir subi chaque arrêt précédent dans les épaules et dans la nuque ou avoir fait tout comme il faut et se projeter vers l’avant avec le bus qui se projette vers l’avant. Goutte de sueur rue Joséphine Rauscent. Goutte de sueur dans le creux du dos. Goutte de sueur qui coule le long du long du dos. Surtout avec un gros cartable. Ou quand il faut se frayer un chemin dans une rivière de cartables. À coup de : “Excusez-moi” un peu secs à force que la porte du bus est ouverte et que la sirène va retentir. Fendre l’air moite du bus, prisonnier des vitres du bus, un peu sales du bus, un peu grasses du bus, fendre l’air et la rivière de cartables à coup de “Excusez-moi” insistants. Mais ce n’est pas simple de laisser passer avec un cartable sur le dos. C’est le cartable qui décide. Rue Joséphine Rauscent, quand on se projette vers l’avant, quand on veut reprendre le cours de la marche.

proposition n°29

Et alors il l’avait vu débouler à toute berzingue dans une auto très chère et très sale. À toute berzingue se garer en épis. Tranchant avec l’odeur de sérénité. La cinquantaine, légèrement dégarni, légèrement bedonnant. Allant à toute berzingue, parlant à toute berzingue. Finissant à peine sa phrase pour passer à la suivante. Comme Jack Kerouac martelant sa machine à écrire Underwood sous bière et benzedrine. Et lui, parlant, à toute berzingue saturé de sucre et de tristesse. Plus de bière, non. Au-delà de la bière. Vivant à toute berzingue. “Ah tiens, je ne connais pas ça” avait-il dit, avisant la collègue solidement ancrée dans ses baskets blanches virgulées. Ne se présentant pas. Ne disant pas bonjour. Étant au-delà du bonjour. Lui, solidement ancré dans des bottes pleines de boue et de crottin. “T’as été voir le père ?” avait-il dit et tutti quanti. À toute berzingue. Le sucre saturant l’ennui. Ne demandant pas comment ça va pour ne pas qu’on lui demande. “Et untel est tellement con qu’il en faudrait bien deux pour en faire un !” avait-il dit en riant à son propre trait d’esprit. À toute berzingue. La tristesse saturant les mots. “J’ai des pigeons que j’ai mis à Soissons qui doivent tomber” avait-il dit. À toute berzingue, ils doivent tomber. Comme des cracks, ils doivent tomber. Directement dans le pigeonnier, ils doivent tomber. En ligne droite, à tout berzingue. Si le voisin ne tond pas sa pelouse. S’il ne pend pas son linge sur le fil à linge. De sorte que les voyant arriver haut dans le ciel, vent de Soissons dans le dos dans le ciel, il n’aurait qu’à se contenter d’un sifflement répété mille fois pour que les oiseaux filent à toute berzingue retrouver leurs femelles restées confinées dans le pigeonnier en plastique et contre-plaqué. Saturé de plumes et de poussières. Étouffant l’ennui. Et alors, à toute berzingue il faudra s’emparer des animaux, un à un, s’emparer de leurs bagues et les mettre dans le constateur “pour constater” comme on dit et ainsi connaître la vitesse moyenne pour savoir si les animaux ont “bien volés” ou si les animaux ont “mal volés”. Et puis “Allez !” avait-il dit. Filant à toute berzingue dans son auto très chère et très sale. Les pigeons doivent tomber. Tranchant avec l’odeur de sérénité.

proposition n°30

Il est de bon ton de sortir sans regarder. Sur ce petit bout de trottoir qui ne nous appartient pas mais qui nous appartient quand même un peu. Psychologiquement parlant. Un petit bout à nous pas à nous. Qu’on peut regarder. Qu’on peut fixer fixement. Tandis que l’on sort la poubelle. Sac blanc et opaque. Pourvu d’une mention officielle. Qui prouve qu’on a payé. Qu’on a le droit de déposer le sac blanc et opaque. Sans regarder. Sur ce petit bout de trottoir qui ne nous appartient pas mais quand même un peu. Attention, on ne regarde pas ce qui ne nous appartient pas ! Interdiction informelle de jeter un œil aux petits bouts de trottoir qui ne nous appartiennent pas. Et pas que psychologiquement. Ceux qui appartiennent aux autres même s’ils ne leur appartiennent pas. Il est de bon ton de ne pas y jeter un œil. À ces bouts de trottoir qui n’appartiennent à personne si ce n’est psychologiquement. Sur lesquels sont posées une fois par semaine, des sacs blancs et opaques, pourvus d’une mention officielle. Qui témoigne qu’on est éligible au ramassage de déchets. Des excédents de la maison dont on ne veut plus. Que l’on dépose sur un bout de trottoir ad hoc. Généralement le bout de trottoir ad hoc le plus éloigné géographiquement de la maison mais assez proche psychologiquement pour qu’on puisse se dire, tandis que l’on sort le sac blanc opaque officiel : “Ceci est mon bout de trottoir qui ne m’appartient pas”. Pas celui du voisin. Celui qu’il est bon ton de ne pas regarder. Il est de bon ton. Que chacun se débrouille avec ce qu’il ne lui appartient pas. Et les sacs blancs opaques officiels seront bien gardés. Chacun son lot qui ne lui appartient pas. Chacun son petit lot squatté pour y poser son petit sac blanc opaque officiel préalablement acheté pour être jeté. Tout ceci renforçant la sacro-sainte odeur de sérénité. À laquelle s’adjoindra le lendemain matin la non moins sacrée odeur d’essence générée par le balais ordonné et minuté des camions poubelles allant de parcelle pirate en parcelle pirate pour y récolter les sacs blancs opaques officiels prouvant que l’on vit honnêtement comme il est de bon ton et sans regarder en achetant pour jeter. Comme tout le monde. Il est de bon ton de déposer son sac blanc opaque officiel après 18h sur la parcelle de trottoir se prenant pour les eaux internationales mais pas vraiment après 22h si on veut le déposer à grand renfort de bruit. Grand renfort de bruit se fait entre 18h et 22h mais plus proche des 18h quand même et il est même de bon ton de faire grand renfort de bruit sans vraiment le faire à grand renfort de bruit. Faire du bruit sans bruit. Et surtout surtout sans regarder, c’est important. Agripper le sac d’une main ferme, ouvrir grand sa porte d’entrée, se retrouver — sans regarder c’est important — sur le trottoir, aviser le bout de trottoir qui nous concerne et y déposer le sac d’une main leste. Éprouver la sensation profonde d’un grand soulagement intérieur qu’un bon nombre d’habitants de ce petit bout de terre subdivisé en trottoirs et en routes asphaltées ressentiront à leur tour, quelque part entre 18h et 22h. Et repartir prestement. Sans rien trop regarder. Ça ne nous appartient plus. Ce petit sac blanc opaque officiel acheté expressément pour jeter. Plus à nous ! Déposé sur cette zone à nous pas à nous. Et si, par malheur, lors des nuits d’automne particulièrement venteuses, le petit sac se retrouve sur l’asphalte asphaltée de la route. À cause du vent. Hé bien, ce n’est plus notre problème. C’est peut-être le problème de quelqu’un mais plus le nôtre ! On a déposé, comme tout le monde, entre 18h et 22h, “encore bien gentil”, un sac blanc opaque officiel acheté “cher et vilain” pour jeter. On a poussé le ouf de soulagement intérieur. Qu’on a partagé avec tous les membres de la communauté ayant fait de même, comme il est de bon ton, entre 18h et 22h, sans regarder outre mesure. On a poussé le ouf de soulagement. Où va le sac par après. Sur la route ou soi-disant recyclé en électricité. Plus notre problème. Non. Rien à cirer.

proposition n°31

C’est l’une de ces villes où l’on meurt. Parfois. On n’y naît plus, depuis que naître c’est compliqué. L’une de ces villes où l’on habite. L’une de ces villes d’où on apprend à être. L’hôpital est dans une ville voisine. Et de toute façon, naître sur la table de la cuisine ça rend difficile le fait de la refourguer par la suite à un quidam qui l’achèterait sur un site d’enchère ou en brocante. Quand la table de la cuisine est passée de mode. Qu’on l’a trop vue. Et ce n’est pas qu’une histoire de nappe. Naître entre deux mies de pain. On n’y penserait plus. Naître sur la rubrique nécrologique des journaux placés sur la nappe pour ne salir ni la nappe ni la table. Avec l’eau chaude qui bouillonne sur la gazinière. Et la voisine, et l’autre voisine, et la grand-mère qui, si ça se trouve, avait elle-même accouché sur cette table. Quand ça se faisait encore comme ça. Quand la ville donnait vie et récoltait les derniers souffles. Quand on vivait sa vie sur un timbre-poste de dix kilomètres carrés. Maintenant, c’est juste une question de derniers souffles épars — on n’y meurt plus énormément à vrai dire. Juste une question de nécrologie dans les journaux. Et de rares messes — on n’y prie guère plus non plus, à vrai dire. Les tables sont suédoises et on en change au fil des saisons. Même s’il n’y a plus de saisons. Et même que dans une dizaine d’entre-elles, y aurait plus énormément de gens nés sur la table de la cuisine.

proposition n° 32

Alors, tandis qu’il gare bagnole de service, collègue au style old-school et actuel, souvenirs en cascade, le tout nécessairement en épis. Devant ce qui était avant “chez Alain”. Avançant bille en tête vers la porte battante, rempart de PVC blanc entre lui et l’odeur d’occasion trop belle. Rempart de PVC blanc entre le moment et la foultitude de moments passés dans cet endroit circonscrit géographiquement. Cet endroit qu’il trouvait, étant jeune, trop étroit, trop circonscrit. Trop petit oui. Cet endroit délimité par des panneaux routiers comme autant de frontières symboliques, invisibles et froides entre “chez nous” et “là-bas”. Cet endroit qu’il avait voulu quitter parce qu’il “avait fait le tour”, parce qu’il en avait trop arpenté les rues, trop vu les mêmes têtes. Et que “chez nous”, ça ne peut s’apprécier sur la durée que lorsque l’on se confronte à “là-bas”. À l’âpreté de “là-bas”. La violence de “là-bas”. Voir si l’odeur de sérénité persiste lorsque l’on est “là-bas” — elle n’y persiste pas, et c’est heureux. Sinon, comment comprendre l’odeur de sérénité. Si l’on n’en est pas privé. L’odeur d’essence, par contre, est la même partout. Et c’est bien aussi. Un peu de stabilité. Elle disparaîtra un jour, quand on roulera à l’électrique. Sans âme ni passion. Quand la bagnole de service ne fera plus aucun bruit. Et qu’on roulera vers la mort. Sans bruit. Mais sans sérénité. Quand la bagnole de service électrique et muette roulera toute seule. Avalera des kilomètres dans tout un tas de recoins de villes électriques et mortuaires, pleines d’épis et d’horodateurs, tuant le petit commerce. Et qu’on ne pourra plus fumer dedans. Parce que même ça on nous le retirera. Entre les panneaux routiers frontières. Barbelés invisibles. Entre la route provinciale et la speedway, comme Maman le disait. Cet espace qu’il avait jugé, étant jeune, trop petit. Trop prévisible. Pas assez granuleux. Pas assez nourrissant. En somme, trop pas assez. Oui, trop pas assez. Même Alain avait fini par renoncer. Quand la semaine devient un long dimanche d’hiver. Quand, à force, on ne peut plus décrire la couleur du ciel, parce que c’est toujours la même. Et qu’on a connu que ça. On ne peut pas décrire quelque chose sans comparaison. De sorte que si l’on ne se projette pas dans un autre ciel — un ciel de “là-bas” — on ne peut qualifier le sien. Baleine en vue ! Un ciel serein. De texture sereine. Crachant parfois de la pluie ordonnée. Ruisselant sur les tuiles, de plus en plus recouvertes de panneaux solaires, de façon tout à fait ordonnée. Un ciel de “chez nous”. Voilà ce qu’on peut en dire. Un ciel du bleu et serein de “chez nous”. Un ciel qui lui fait penser à Alain. Pas le Alain actuel, qu’il ne pourrait sans doute pas retrouver, mais le Alain de son enfance, chez qui il faisait coulisser la porte, quand la friterie était en face, les mercredis après l’école, quand il allait acheter une grande frite fricadelle sauce andalouse “à emporter” avec sa petite sœur, avant de remonter la rue pour manger tout cela tranquillement assis à la table de la cuisine ou dans le salon, devant la télévision, les frites posées sur un tabouret. Un ciel qui contient tout cela. Un ciel qui semblait murmurer : “À tantôt.” Un ciel qui lui faisait penser à tout cela. Un ciel qui lui faisait penser à Alain. Un ciel à souvenirs heureux.

proposition n° 33

Avait donc avalé les quatre kilomètres séparant le lieu de la réunion de travail et la ville. La bagnole de service et son chargement de souvenirs et de discussions avec la collègue au style old-school et actuel. Avalant l’asphalte. Carlingue au vent. Fendant l’odeur de sérénité, d’essence et d’occasion trop belle. Fendant les rêves d’épis. Les portes coulissantes. Celles qui sont battantes. Celles qui grincent. Celles surmontées d’une sonnette. Comme à la mercerie. Ou la boutique Sylvette. On y achetait du fil. Des robes. Du rêve. Des sourires qu’on nous décocherait. Quand reviendraient le mois de mai et la kermesse. Les manèges envahissant le centre-ville. Envahissant les épis et leurs rêves épouvantables d’horodateur épouvantail. La kermesse. Se contrefichant complètement de la circulation. Du sens giratoire. De l’odeur d’essence. Mais pas de l’odeur de sérénité. Renforçant même l’odeur de sérénité. Quand les petites vieilles à leurs fenêtres se souviennent qu’elles avaient eu 17 ans. Et qu’elles paradaient près des auto-scooters comme autant d’Olivia Newton John en moins aguicheuses pour voir les jeunes hommes de 17 ans se tamponner comme autant de John Travolta moins laqués jetant des regards aux jeunes femmes de 17 ans. La floche attrapée, un tour gratuit. Et le forain qui d’un geste leste tire sur une corde, remontant la balle en plastique à laquelle est accrochée la floche pour t’empêcher de l’attraper trois fois de suite. Parce que tu grandis. Parce que tu vieillis. Et qu’ici c’est place aux jeunes. Place aux nouveaux de l’année. Ceux qui n’ont pas connu Alain et appellent donc l’entité biologique non-Alain qui sert les frites fricadelle et sauce andalouse par son prénom. Ceux qui ne tiquent pas lorsque celui-ci leur dit : “Au revoir”. Ceux qui ne savent pas que la vraie friterie était en face et que sa porte était nécessairement coulissante. Alain était cool et disait : “À tantôt”. Sa porte coulissante. Sa conversation cool. Sa porte coulissante. Sa deux-chevaux orange cool. La porte coulissante. Celle de la friterie. Battante. Celle de la deux-chevaux orange cool. Les jeunes devenus trop vieux, accablés par l’odeur de sérénité ont fini par aller voir d’autres bouts de ciels. Ceux de là-bas. Pour savoir décrire le ciel de “chez nous”. Ne restent que les vieux vieux. Ceux que les souvenirs de la guerre et des humains devenus artères, devenus nécessairement parties de la ville ont immunisés contre l’accablement de l’odeur de sérénité. Alors, garant, chien mouillé comme l’aurait chanté Tom Waits, la bagnole de service en épis devant l’ersatz de friterie et son ersatz de porte battante, lui, qui avait voulu voir le ciel de là-bas, prenait le risque de se faire dévisager sérieusement par les petites vieilles à leurs fenêtres. Les années avaient filé droit devant, dans ce mélange d’odeur d’essence, de sérénité et de barbe à papa quand c’est le temps de la kermesse. Il était devenu un chien mouillé, comme l’aurait chanté Tom Waits. Et au moment où il mettrait le pied en dehors de la bagnole de service, les petites vieilles feraient ce qu’elles avaient à faire. Ça dévisagerait sec ! Ça enverrait du dévisagement, mon ami ! Voilà comment ça marche ici. Depuis toujours. Et pour un long moment encore, j’espère.

proposition n° 34

Au sud. Les auditoires. Les intellectuels devenus salles de classe. Morts emplis de connaissances. Nécessairement devenus connaissance. Des millions d’hectolitres de béton pour y garer des bagnoles invisibles. Pas la moindre trace d’épis. Pas le moindre vestige des champs. Ville miel. Ville sucre. Des gens, globalement tous du même âge. Des gens ne vieillissant pas. À chaque fois que la ville prend une année de plus. Ville fontaine de jouvence au cœur des millions d’hectolitres de béton. Mecs qui pissent en rue à la fin de la période de location de la bière. Musique de plus en plus merdique. Hectolitres de pisse irriguant les pavés. Sous les pavés la plage. Sur les pavés la pisse. Les rêves. Les espoirs. Manque d’air dans les soirées. Chaleur humaine. Sueur de cerveau. Course au bout de papier cacheté. Course contre le temps de s’intégrer. De se ranger. De se caser. Avant la maison de rangée, il y a la maison superposée. La maison les uns sur les autres. Les casiers de bière qu’on y ramène en fauchant le caddie du supermarché. Apprendre la haine du supermarché. À l’ombre de la nouvelle artère commerçante. Apprendre les valeurs qu’on oubliera quand on se sera rangé. Quand on se sera casé. Les mecs et les nanas aux écharpes à carreaux sortant du Leclercq et du Montesquieu. Les types en chemises à carreau qui sortent du Sainte-Barbe. Et gueule en terre, bleu ! Dans les hectolitres de pisse, les hectolitres de rêves. Irriguant la ville miel. Nourrissant la ville sucre. Jusqu’à overdose. Au nord. Ciel bleu. Tristement bleu. Désespérément bleu. Rues étroites où l’on roule pour soi. En faisant la gueule. En tenant bien son sac. C’est de bon ton. Épicentre de l’odeur de sérénité. Ville devenue dortoir. Magasins désertés. Cinéma enterré. Ville triste réalité. Ville œillère. Ville mythe de la caverne. Pas savoir. Pas besoin. Pas dire. Ville singe. Premier bouquin de Michaux acheté dans une librairie fermée depuis. Faudrait pas que ça pense. Faudrait pas que ça sache. Hôtel de ville triste. Formol de sérénité. Ciel bleu. Bleu. Et même la Dyle semble faire la gueule. À l’ouest. Ciel noir. Ciel de bottes. Ciel de grilles. “Qu’à pas venir ici !” qu’on leur dit. Balançoire encerclée par les barbelés. “Qu’à pas venir ici, c’est tout !” qu’on leur avait pourtant répété. Avions qui atterrissent et qui décollent. Pas de plan de survol. Pas d’association de défense des locataires. Pas de comité de quartier. Des champs en bord de route. Et des grilles au milieu du champs. Ville désert de sentiment. Ville désert d’humanité. Ville checkpoint. Ville viande avariée. Ville racisme d’état invariable. “Qu’à pas venir ici !” qu’on leur matraque. “Qu’à pas venir ici !” qu’on leur coussin. Ville “qu’à pas venir ici !”. Ciel sans couleur. Ciel de honte. Ciel mort. À l’est. Ciel remplit d’étoiles. On s’en fout si on ne les voit pas. La bagnole file mais pas trop vite vers sa destination. Vers la gare où plus aucun train ne passe. La gare où aucun pas ne se perdent. À l’est. On lit l’est en mouvement. Traverse l’est en mouvement. Assis dans la bagnole. Flèche d’argent à moteur tout en pistons et en odeur d’essence. On parle des rêves de la ville et de comment on la vit. Des familles qui s’éparpillent. De comment on va s’arranger pour empêcher la mort du ciel. À gauche et à droite, on croise des vaches qui vivent leurs vies de vaches. Leurs trucs de vaches. Se meuglant des trucs de vaches. La bagnole file. Mais pas trop vite. On parle de la jeunesse. Celle qu’on aime alors qu’on n’a presque pas trente ans. Et le plus beau, c’est quand on ne parle pas. Quand les secondes s’étirent. Quand elles prennent le temps de nous dire des trucs de secondes. Quand le cœur se tend pour de les comprendre. À l’est. Sous le ciel remplit d’étoiles. On s’en fout si on ne les voit pas. Quand on va — pas trop vite et c’est heureux — vers la gare où plus rien ne passe. Mais où tout, absolument tout, se passe.

proposition n° 35

Au sud. Les millions d’hectolitres de savoir. Résumés sur des bouts de papier cachetés. Qui permettent d’obtenir des bouts de papier monnaie. Après avoir signé en deux exemplaires des bouts de papier contrat. Quand on en vient à accepter d’oublier ce qui nous révoltait. Pour plonger dedans. Droit dedans. Plein dedans. Quand on envisage les écharpes à carreaux. Même si on n’est jamais sorti du Leclercq et du Montesquieu. Quand on regarde les écharpes à carreaux qu’on nous vend le long de l’artère commerçante. Dans les magasins spacieux. Plus ils sont spacieux, plus l’écharpe est chère. Quand on a tellement de bouts de papier monnaie qu’on ne sait plus qu’en faire. Quand on a quitté la maison de rangée pour une maison loin des autres. Une maison quatre murs. Loin des autres. Quand on a bu tous les hectolitres de rêves. Qu’on a vomi les hectolitres de rêves. Quand on s’est assis sur les hectolitres d’idéaux. Crachés sur les hectolitres d’idéaux. Au nord. Ciel bleu. Joliment bleu. Délicieusement bleu. Mignonnes petites rues. Ville caméra. Bouffée de sérénité. Ville refuge. Le bouquin de Michaux revendu en brocante. Jolie brocante familiale, d’ailleurs. Délicieux moment en famille. Petit pull posé négligemment sur les épaules. Les manches du pull négligemment croisées contre le torse. Hésiter entre le contre-filet et l’entrecôte. Dire : “Comme le disait Charles, vous connaissez Charles, bien sûr ?” et patati et patata. Négligemment. Quand on brunche, le dimanche, le long de la Dyle. Le long de la sérénité de la Dyle. À l’ouest. Ciel banal. La balançoire avait été démontée, les barbelés remballés. Plus besoin. Ne restent que les champs. Et l’aéroport duquel le balai frénétique des avions n’avait de cesse. Tout le monde s’envoie en l’air à coups d’avions et de papiers monnaie. “Qu’à pas venir ici !” qu’on leur avait dit. Ils ont fini par comprendre. Ciel content de lui. Ciel mort. À l’est. Ciel remplit d’étoiles. Même si on ne les voit pas. Ça fait longtemps qu’on ne les voit plus. La bagnole trace. Vers nulle part. Y a pas de destination pour la bagnole. Personne qui attend la bagnole et ses occupants. À l’est. On ne sait pas si on parle. Ni de quoi on parle. Homme et femme aux pensées éparpillées. Le ciel est mort. Le ciel est mort. Trente ans à peine mais combien de siècles. Combien de route parcourue à toute berzingue. Combien de vache, toujours la même. À l’est. Sous les étoiles. “T’en as vu une, t’en as vu cent, tu vois ?” comme on dit. La bagnole trace vers nulle part. Absolument nulle part. À l’est. Tout est pareil de toute façon.

proposition n° 36

Et alors. Tandis que la bagnole file plein est en empruntant des routes en zigzag datant du temps où les bonnes gens craignaient le Diable. Tandis que l’on échange des vues sur des choses et d’autres en écoutant du reggae de bonne facture. En croisant des vaches racontant des trucs de vaches. Se meuglant des trucs de vaches. Sous un ciel étoilé. Il est forcément étoilé quelque part. La passion des échanges, dans cette bagnole en métal métallique semble étirer les secondes. Le temps se dilate. À mesure que la route se déroule, nécessairement zigzaguante, comme c’est le cas à l’est, nécessairement chaloupée. À mesure que le reggae de bonne facture emplit la carlingue de toutes ses rastaman vibrations. À mesure que le shaman appelle sans que l’on sache si cela provient de dedans la carlingue ou de dehors la carlingue à honorer la vie. À l’accepter. Parce que sur un laps de temps suffisamment long, il ne reste que la ville et la ville est tout ce qui importe. L’expérience de la ville. Délabrée ou neuve. Bâtie sur des hectolitres de béton, de rêves, de pisse. Cerclée de panneaux routiers de bon ton proclamant qu’ici on roule courtois, de barbelés de mêmes couleurs que les avions qui décollent et atterrissent. Où l’on interdit les bouquins de Michaux parce que ce n’est ni productif ni inscrit dans une démarche visant à honorer la ville. Expérience de la ville sous sédatif. Tandis que la bagnole file plein est pour être à l’heure à la distribution d’odeur de sérénité, que l’on a importée de l’épicentre même. La bagnole n’est plus la bienvenue au sud et même ses occupants sont devenus personae non gratae au sud. Porteurs d’idées à contre-courant. Au sud, on aime les personnes sans histoire qui “ne font pas de vagues”. Amassant les connaissances recommandées par le shaman. Les connaissances acceptées comme justes. Les connaissances qui ont mené à l’enfermement des balançoires à l’ouest et la rhétorique scandée jusqu’à la transe. Scandée jusqu’à plus soif. “Qu’à pas venir ici !” qu’on se tue à leur dire. Donc, plus de place pour eux, assis dans la bagnole, dans la ville sucre, non ! Plus les bienvenus non plus au nord, loin de là ! Si on est pris. Au nord. Avec un bouquin de Michaux, alors “il y aura du joli”. Et de toute façon, au nord, les horodateurs sont formels. Faut cracher au bassinet. Faut lâcher du papier monnaie. Pour se garer en épis. Ou tout droit. Façon diable. Se garer tout droit, à la diable. Se garer de façon fractale dans tout un tas de villes fractales, comme celles du nord. Des villes sans histoires. Sans culture. Avec des connaissances acceptables. Des trucs appris par cœur. Des trucs radotés. Des trucs ânonnés. Parce qu’il est de bon ton d’apprendre sans penser. Parce qu’on aurait beau jeu d’essayer de penser. Celui qui se met à penser. Se retrouve dans une bagnole. Filant à toute berzingue. Sans aucune destination. Sans épis pour garer la bagnole. Sans papier monnaie pour l’horodateur, épouvantail serein, veillant sur les passages piétons ancestraux et les champs d’épis à la diable. Alors, on roule. Creusant les sillons de notre destin avec les quatre roues striées de la bagnole. Un destin pareil à des milliards d’autres. Un destin où seule la ville subsiste à la fin. Sur un temps plus ou moins long. Un destin identique. Comme le rappelle sereinement le shaman. Tandis que l’on roule, inlassablement, vers la distribution droite et diablesque de l’indéfectible odeur de sérénité. Tandis que l’on roule vers nos villes timbre-poste. Dans nos vies timbre-poste. Accompagnés par des accords de reggae de bonne facture.

proposition n° 37

Et puis toutes les discussions dans la bagnole de service métallique de métal noir avec la collègue au style old-school et actuel quand on suit ou non les odeurs d’occasions trop belles quand on se laisse happer ou pas par les odeurs d’essence et de sérénité quand la pluie frappe le carreau et que l’essuie-glace unique et fier n’en a cure et rejette violemment l’eau vers l’extérieur de son bras de plastique vengeur parce qu’elle n’est pas d’ici la pluie et “qu’on lui a dit” et qu’elle le sait. Et toutes les grandes frites fricadelle sauce andalouse qui transitent des frigos croulant sous le poids de la poussière impérialiste aux bacs remplis d’huile brûlant toute forme de poussière de n’importe quel bord géopolitique et brûlant tout le reste et s’en foutant de toute façon au sachet poly-écoplastique low carb et tutti quanti. Bon à aller manger ailleurs. À remplir les estomacs ailleurs. Qu’on dise au revoir ou à tantôt. Et c’est comme tous ces après-midis sans fin à écouter Roy Orbison en regardant par la fenêtre regardant le ciel désespérément serein pathétiquement bleu et désespérément serein comme les grandes étendues neigeuses que l’on retrouve dans les comic-strips de Bill Watterson. Et la salle à manger nécessairement multifonctions nécessairement flexible comme il de bon ton où tour à tour on est né, on a mangé, surtout ce gâteau à la crème fraîche — le même depuis 30 ans, fait nos devoirs, lu le journal, surtout la nécrologie, joué aux dés, en fixant le lustre qui descend très bas, en respirant les odeurs d’étain et de produits faisant ressortir les odeurs d’étain, fixant parfois impatiemment l’horloge surplombée par un personnage faisant sonner la cloche quand il est cinq heures ou n’importe quelle autre heure et que Maman ne tardera pas “à venir nous chercher” pour s’en aller tenter de dompter le BMX noir dont on s’éjecte à la Starsky juste avant le muret, le copain Ludovic nécessairement Hutch ou l’inverse. Et prenant le temps de changer la poupée, chaque matin et chaque soir, passer ses petits bras dans les petites manches, ses petites jambes dans les petites jambes, qu’on lui brosse bien les cheveux, plusieurs fois et pas trop vite car toute la famille s’y était mise pour pouvoir obtenir cette poupée qui parle. La poupée de la chance. Alors on l’honore en lui brossant consciencieusement les cheveux, malgré ce que ça nous coûte, nous qui ne sommes pas consciencieux d’habitude, nous qui avions coupé les cheveux plus que de raison à toutes les autres poupées, en prenant le temps de l’habiller, la poupée qui parle, bras par bras, jambe par jambe, dans notre chambre d’enfant avec les draps qui sentent le frais du produit de lessive de Maman. Et le coca qu’il fallait aller chercher dans le garage lugubre et froid en descendant une marche, s’agrippant à la poignée de la porte de couleur brune caractéristique de la maison de sorte que si l’on en rêve on peut arguer que le rêve se passe dans cette maison où le coca était à aller chercher dans ce garage froid avec des espaces de rangement dans un meuble en carton aggloméré datant de bien avant l’invasion suédoise ou un truc du genre. Et puis dans le salon, il y a parfois Platon, un bouc mâle de 6 mois et demi qui vient réclamer sa part de caresse et à qui ce serait vain d’expliquer qu’à 6 mois et demi, il est un peu trop grand pour le canapé que la femelle Jack Russel finirait par dégommer pour y faire un nid pour continuer sa grossesse non-désirée dans une ambiance folle et joyeuse comme seuls les hauts plafonds peuvent le permettre. Et la chambre d’hôtel dans ce quartier minable mais tellement vrai, quasiment ultra-vrai, dans cette ville ultra-polluée par l’ultra-essence et l’ultra-sérénité où l’on peine à fermer l’œil, dérangés par les chutes d’ultra-cafards du haut de la mezzanine. Et les applaudissements plissés provenant de la salle pleine de pénombre et de gens aux yeux plissés à mesure que les poètes défilent pour y cracher leurs tripes et leurs mots maladroits où l’on tient des commentaires nécessairement dithyrambiquement plissés sur la poésie plissée que l’on vient d’entendre doux mélange de bric et de broc d’odeur d’essence et de sérénité.

proposition n° 38

Un bouquin sur la triste fin de vie du Docteur Villers, pauvre diable atteint de camptocormie et qui marchait péniblement tremblant même appuyé sur sa canne sa main pleine de tremblement ou sur Raymond, vieux garçon à la veste brune qui déposait des petites voitures en plastique dans la boîte aux lettres et qui collectionnait les tickets de caisse de chez Darche parce qu’il y était inscrit le prénom des caissières. Un bouquin sur les fantômes rôdant dans le cinéma que tenait Adèle dans le temps situé derrière l’ancienne librairie et que plus personne n’a visité depuis “au moins tout ça”. Un bouquin reprenant la liste de tous les chiens mouillés comme les aurait chantés Tom Waits, traîtres à la ville ayant un jour pris le train pris par l’envie d’aller voir ailleurs si jamais ils n’y étaient pas et qui ne mouraient jamais en ville, pour la ville et ne méritant pas — c’est de bon ton — de devenir autant d’artères de la ville, revenant simplement “de temps en temps” quand se présente une occasionnelle odeur d’occasion trop belle. Un bouquin sur Laurence, Miss Belgique 96 et son ressenti lors de son dernier jour de mandat quand on couronne nécessairement la suivante en l’aidant à passer l’écharpe noire jaune rouge autour de l’épaule. Un bouquin sur la romance présumée entre Joséphine Rauscent et Willy Ernst, morts en ville, à jamais partie de la ville. Un bouquin contant à qui veut l’entendre les aventures d’Alain dans son nouveau business : bagnoles, chemises à fleurs et tutti quanti. Un bouquin sur l’élection de Sylvette comme Miss locale durant la kermesse et comment elle aurait fait la nique à toutes les Olivia Newton-John du monde et aurait fait couler d’un simple regard toute la gomina de tous les John Travolta de mes deux trainant leurs poses faussement nonchalantes près des autos-tamponneuses. Un bouquin détaillant toutes les infractions aux normes AFSCA se passant durant la nuit, quand personne ne regarde, sur les étendues fricadelliennes, zones de combats atones et prêtes de toute éternité entre bactéries diamétralement ennemies. Un bouquin genre trilogie sur Marie-José qui ne disait pas “à tantôt” en guise de salut mais “comme on a dit” même quand on n’avait rien dit. Un bouquin style chanson de geste sur tous ces mecs et toutes ces nanas qui vivent leurs vies dans cinq kilomètres carrés parce qu’ils ont compris qu’en somme, un timbre-poste ne sera jamais plus grand qu’un timbre-poste. Un bouquin comme un bouquin de gare parlant d’une histoire d’amour naissante entre un voyageur regardant fébrilement sa montre sur le quai visant le sud et une voyageuse debout de l’autre côté des voies fumant sa cigarette d’un air triste allant vers le nord priant tous deux pour que leurs trains respectifs aient du retard. Un bouquin sur le temps où le facteur pouvait encore “entrer boire une petite goutte” et donner un peu de son temps et de sa compagnie aux petits vieux pris entre café du matin tartines de pains gris et soap opera de début d’après-midi. Un bouquin sur l’implantation d’une maison de passe en face là même où l’ancienne friterie coulissait et dont la plomberie fuit de façon chronique de sorte que la femme du plombier lui pique des crises de plus en plus rapprochées de plus en plus cinglantes et tout le bordel. Un bouquin sur l’extension de la speedway comme Maman le disait sur un cimetière indien chevalier de la langue française et puissant lobby des tenants de “la voie rapide” se la ramenant à mort et hantant les utilisateurs des anglicismes routiers tellement “in”. Un bouquin sur un petit patelin tranquille de la région la plus bleue du noir Royaume de Belgique où depuis août 2018 on enferme à nouveau des enfants pour des raisons purement administratives. Le tout dans une enivrante odeur de sérénité.

proposition n° 39

Et donc les deux banques qui se faisaient face non loin de “chez Alain” et dont les employés se disputaient les places de parking fussent-elles droites, à la diable ou en épis, les deux banques avaient mis leurs clés respectives sous le paillasson. Sylvette pourrait sans doute expliquer laquelle avait fermé avant l’autre et tous les tenants et tous les aboutissants liés à l’affaire. Mais il se fait qu’une troisième banque avait été historiquement présente dans le quartier, sur le même trottoir que chez Sylvette justement, rue Joséphine Rauscent, à une trentaine de pas de bonne facture de chez Sylvette, à un jet de pierre pourrions-nous dire même s’il est de bon ton de ne pas jeter de pierre ou quoi que ce soit en cela que le jet jure de facto avec l’odeur de sérénité caractéristique de la ville. Il y avait donc une banque sur ce trottoir, banque ayant pignon sur rue et Sylvette comme cliente. Il avait souvenir, enfant, d’y être allé. De s’être assis sur une chaise austère mélange austère de métal et de revêtement en skaï tandis que cela discutait de part et d’autre de la vitre en verre renforcé séparant client et banquier de la façon dont le cours des choses montait ou descendait le banquier expliquant que tel placement serait plus judicieux et patati et patata. Il y avait à l’intérieur de la banque à proximité des chaises austères un présentoir à dépliants guère plus joyeux qu’il aimait feuilleter. L’odeur de sérénité était bien plus forte à l’intérieur de la banque. Bien plus concentrée en sérénité. Au guichet, juste devant la vitre en verre renforcé, il y avait un bic attaché à une chaînette attachée à un monticule de plastique rond haut de cinq centimètres tout au plus, troué en son milieu, trou destiné à faire reposer la pointe du bic. Et puis, du jour au lendemain, la banque a fermé, embarquant la vitre en verre renforcé, les chaises austères en métal et skaï mélangés, présentoir et dépliants, bic, chaînette et monticule de plastique, le tout filant par la speedway, comme Maman le disait, vers nulle part, vers le siège, vers n’importe quelle décharge chimérique. Sylvette pourrait sans doute expliquer la destination du mobilier de la banque. Et donc, la fermeture de la banque sise rue Joséphine Rauscent marquait le début de l’exode bancaire que connaîtrait la ville par la suite. Par la suite, un magasin de nuit de type night-shop ouvrit ses portes, les mêmes portes que celles de la banque. L’ultra-odeur de sérénité était partie remplacée par des odeurs de DVD de location, de viande séchée emballée dans du plastique et de bouteilles d’alcool vendues trois fois le prix de chez Darche. L’arrivée du magasin de nuit de type night-shop ne se fit pas sans heurt dans le quartier. Où l’on n’était pas habitué à ce que des bagnoles circulent après 22h, se garent rue Joséphine Rauscent après 22h, se garent tout droit après 22h, à la diable après 22h, voire pire, en double file après 22h pour que les occupants puissent aller acheter de la viande séchée et des bouteilles d’alcool qui jurent vachement avec l’odeur de sérénité de l’ensemble. Même que ça n’a pas pris bien longtemps pour que rue Joséphine Rauscent et n’importe quelle autre rue par ailleurs pour qu’on en vienne à dire qu’il y avait des histoires de drogue derrière tout cela. Que ce n’était pas normal de circuler après 22h, en bagnole, carreau semi-ouvert et musique trop forte, se garant — “c’est fort de café” — en double file pour aller acheter de la viande séchée emballée dans du plastique et des bouteilles d’alcool vendues trois fois le prix de chez Darche. Et donc, il va sans dire que cette histoire de magasin de nuit de type night-shop fit long feu tellement cet endroit jurait avec les normes de sérénité urbanistique locale. Et donc, au moment où l’on pousse la porte battante de la friterie, guidé par l’odeur d’occasion trop belle, sans trop savoir pourquoi, le magasin de nuit de type night-shop avait fermé “depuis au moins deux ans” dirait Maman au téléphone “même que le bâtiment est à vendre”. L’odeur de sérénité reprenant lentement possession du lieu, à mesure que plus aucune bagnole ne se gare en double file.

proposition n° 40

Et parce que l’occasion était trop belle, il s’était radiné à la mi-journée avec la collègue au style old-school et actuel, la bagnole de service de métal noir métallique par l’entrée sud, une route qui passe alternativement de 50 à 70 puis à nouveau 50 kilomètres à l’heure, solidement ancrée entre la voie ferrée surélevée à gauche et une plaine style marécage à droite. Une plaine sans doute marécageuse sinon la ville s’y serait sans doute déjà étendue, accueillant ceux qui pourraient allonger plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires de papier monnaie pour y poser brique tuile valise djônes clebs adoucisseurs d’eau carport et tutti quanti pour s’y barricader et attendre le dimanche pour bruncher branché en bord de Dyle devisant sur ce qu’à dit Charles “vous connaissez Charles” et blablabla. Il avait réussi à écourter la réunion de travail en usant de techniques développées avec le temps et à la diable dans l’enfer de la vie professionnelle consistant à dire en somme que “tout ceci me semble clair” ou “que nous avons l’air sur la même longueur d’onde” ou encore “je ne vous ferai pas l’injure de vous expliquer de quoi il retourne, vous le savez très bien” etc etc. De sorte que peu avant l’heure de midi, ils étaient libres et pouvaient subodorer une odeur d’occasion trop belle à cinq kilomètres à peine, à quelques encablures, à un jet de pierre qu’on ne jette pas mais qu’on parcoure facile en bagnole de service quand les estomacs sont creusés et que le café nécessairement fadasse que l’on écluse pourtant par hectolitres lors des réunions de travail ne suffit plus. Depuis qu’ils travaillaient ensemble, il lui avait souvent parlé de son quartier, à quel point c’était différent, entre l’urbain et le campagnard, “beaucoup moins… beaucoup moins… enfin, ça se visite”. Et l’occasion était donc trop belle. “Il y a une bonne friterie dans mon tieks, si ça te dit… enfin, avant elle était bonne, maintenant je ne sais pas”. Ils étaient donc sur cette longue ligne droite de macadam asphalté gentiment située entre la voie ferrée et la plaine marécageuse “et le plus fou, c’est qu’Alain disait invariablement : “À tantôt” même s’il devait bien se douter que tu ne reviendrais pas plus tard dans la journée et ses frites étaient délicieuses” lui disait-il en passant alternativement de 50 à 70 pour revenir à 50 quand ils croisèrent le panneau indiquant qu’ici on roule courtois “même si tu comprends très vite, qu’ici, on roule surtout pour soi” ajoutait-il, bien fier de son trait d’esprit, qu’il rabâcherait sans doute à chaque fois qu’il passerait sur cette route coincée entre train et marais qu’il soit ou non accompagné de quelqu’un. Un peu plus loin, c’était le passage à niveau, avec ses deux barrières relevées, les feux blancs clignotant sereinement. Plus loin encore, on apercevait le restaurant italien “qui fait le coin”, à côté du garage spécialisé dans les pneus et les jantes en alu, tellement essentiels pour certains conducteurs de bagnoles. Et au loin, tandis que l’on se met véritablement en position de conduite courtoise, finissant d’arriver par l’entrée sud de la ville, le ventre qui crie famine, même qu’on nous avait rabâché dans les innombrables repas de famille que “c’est une bonne maladie”, au loin, on pouvait voir le clocher de l’église aux fuseaux horaires distendus depuis l’erreur humaine commise par l’entrepreneur chargé de l’entretien de cette machinerie complexe et vieillotte. “Bienvenue dans mon tier-quar” avait-il lâché.

proposition n° 41

On y rentre. Si l’on vient de l’autoroute. [1] De la speedway comme Maman le disait. Au prix d’un virage sec à 90 degrés. [2] On y rentre si l’on sait que c’est là. Pas possible par hasard. Épais feuillages verts qui prennent le dessus sur les bords métallisés de l’autoroute. [3] De la speedway. Si on prenait le temps de regarder le bitume, on y verrait les traces de freinage. La gomme qui a voulu se perdre juste à l’entrée. [4] Parce qu’elle s’est laissée surprendre. Par le virage à 90 degrés. Le virage à la gomme. Imprimée sur son bitume [5]. Combien s’y sont laissés surprendre. Combien de “hé bien”. Grommelés. [6] Entre les dents. Goutte de sueur à la base du cou jusque dans le creux du dos. On ne sait pas. La speedway est sans témoin. [7] Si ce n’est. Furtifs. [8] Comme le virage. Pas éclairé après 20 heures. Périlleux. Comme Maman le disait [9] On pourrait voir si on pouvait le faire. Les leviers de vitesse qui n’ont plus le temps. De traîner. De s’enrayer. Cinquième. Demi-seconde. Quatrième. Demi-seconde. Et ainsi de suite. Sur quoi ? 15 mètres. [10] Pas le temps de penser. On fera le deuil. De la gomme. [11] Plus tard. Quand descendu de la speedway dont personne ne sait vraiment. Ce qu’il s’y passe. [12] Si ce n’est la prolifération des épais feuillages verts. Qui cachent le joyau et l’écrin. [13] À ceux qui ne bifurqueront pas à 90 degrés. [14] Pas de “hé bien”. Pas d’offrande de gomme. A ceux qui préféreront — parce qu’ils ne sont pas au courant — continuer à serpenter sur la speedway. Comme Maman le disait. [15]

proposition n° 42

Entre 7 et 8.

Et il se trouve que par le plus grand des hasards, Sylvette était précisément à sa fenêtre, à mesure que l’homme et la femme sortaient de la bagnole de métal noir métallique. Elle se disait qu’elle n’avait jamais vu cette voiture auparavant. Celle garée en épis. Jamais vue auparavant. À cette heure de la journée. À cette période de l’année. Jamais vue auparavant, non. La femme, au style old-school et actuel — bien que Sylvette ne sache pas ce qu’est un style old-school, ne sachant pas non plus ce que signifie “old-school”, mais ayant néanmoins une bonne vision de ce que se doit d’être un style “actuel” — elle ne l’avait jamais vue en ville. Ça c’était certain. Quant à l’homme, il avait un “je-ne-sais-quoi” de familier pour Sylvette mais elle aurait également dit qu’elle ne l’avait jamais vu même si un “je-ne-sais-quoi” la poussait à penser que ce n’était peut-être pas le cas. Il faut dire que sa vue déclinait avec les années et que des gens, elle en avait vus défiler “par paquets de 100” depuis qu’elle était née et a fortiori depuis que la “Boutique Sylvette” avait pignon sur rue et “avait fait autorité en matière de mode et d’articles de mercerie”. Quand la ville n’était pas vitesse mais était plutôt lenteur. Quand le temps n’était pas un “je-ne-sais-quoi” qui file mais était plutôt un “je-ne-sais-quoi” qui reste. Quelque chose de beaucoup plus étiré. Qu’on ne devait pas rattraper ou organiser. Quelque chose datant du temps où il y avait un banc, place Albert Ier, en face, à l’ombre de l’église. L’église St-Martin, évêque de Tours. Qui avait su gérer son temps. Qui avait su “mener sa barque” et avait résisté, elle, au bombardement du 20 avril 1944. Peut-être que ce jour-là, tandis que Sylvette observait cet homme et cette femme passer la porte battante de la friterie, elle repensait à ce banc, à l’ombre de l’église, que le maître d’œuvre des travaux de rénovation de la place avait jugé bon d’enlever.

Entre 8 et 9.

Et ce n’est pas parce qu’on revient à la maison que l’on y revient véritablement. Tout au plus pouvons-nous y revenir furtivement, le temps de déguster une odeur d’occasion trop belle ou d’aller embrasser la grand-mère. La collègue au style old-school et actuel aurait sans doute parlé de la “Nonna” ou elle aurait plutôt dit : “Ma Nonn’”. Et elle aurait parlé de la lasagne “de ma Nonn’” et tutti quanti. De sorte qu’il n’y a qu’en restant à la maison que l’on peut dire que l’on revient à la maison. Véritablement. Car à la minute où l’on se choisit, disons, une autre maison, on perd la possibilité de revenir véritablement à la maison initiale. Tandis que la nouvelle maison. La maison de substitution. La maison métallique. Celle que l’on nourrit. Celle pour laquelle on se saigne. Celle du crédit et des emmerdes. Celle où l’on pend la crémaillère. Cette maison. Celle-là. L’autre. La nouvelle maison. Ne sera jamais la maison. Véritablement. Voilà à quoi l’on pense. À mesure que le moteur fait son bruit de moteur et que la carlingue avance à bon rythme. Avalant les cinq kilomètres entre la réunion de travail et la maison qui n’est plus la maison. La maison-laine. La maison-doudou. Entre bruit de moteur et bruit de collègues qui se parlent. Des lasagnes de la Nonn’ ou d’un tas d’autres trucs.

Entre 36 et 37.

Et sans qu’on le perçoive, l’auto-radio ne diffuse plus de reggae ni quoi que ce soit d’autre. Le chaos de la route fait parfois sauter l’auto-radio. Les casses-vitesse n’étant pas sensibles aux accords de reggae de bonne facture. Mais qu’importe. On parle. Comme on parle vraiment sur les routes sinueuses à la diable. À mesure que la bagnole avale les kilomètres de serpenteries zigzaguantes et que les discussions semblent la porter plus que les pistons les rouages l’injection et l’huile qui lubrifie tout ça. Quand il est une heure de matin et que la lumière des phares est tout ce qui perce l’iceberg routier dans cet amas de terre noire. De ville noire. De ville néant. Quand on passe les vitesses sans regarder le compteur comme on ne peut le faire qu’après quelques années de conduite au travers de toutes les routes qui nous rassemblent et nous divisent. Quand on ne voit plus le blanc de nos yeux mais que nos cœurs y sont scotchés. Quand on ne se souvient plus de la teneur des discussions mais qu’on sait juste qu’elles étaient belles. Belles et de bonne facture. Belles et pleines de rêves de justice. Les casses-vitesse n’y pouvant rien. Ne pouvant mettre un stop à tout cela. Quand on tient des discussions insensibles aux odeurs d’essence de sérénité dégueulasse qui viennent de l’ouest et son ciel de bottes. Là où ils ont enfermé les balançoires. Là où ils ont vendu leur humanité. Pour de la fausse sérénité. Ça en ferait des trucs à raconter, sur le chemin de la réunion de travail. Quand on parlera du week-end. Qu’on dira à la collègue au style old-school et actuel comment on a vaincu les casses-vitesse. Sur une route à la diable. Quand l’auto-radio s’éteint et qu’on ne l’a pas remarqué.

proposition n° 43

Odeur d’essence et de sérénité. Oui, ça je pense qu’on a compris, hein ! Mais si tu nous parlais plutôt des bruits d’essence et de sérénité ? De ce que ça produit comme sons, ces affaires-là ? Et tant que tu y es, tu pourrais nous faire voir ce que ça peut faire au toucher ? Puis, comme tu es lancé, la couleur de la couleur de ces machins-là, non ? Et si la bagnole de métal métallique, tu la garais à la sauvage ? Et si un flic passait par-là ? Il dirait quoi ? C’est quoi un flic qui bosse dans l’épicentre de la sérénité ? Et tu crois vraiment que Sylvette ne t’aurait pas reconnu, même de loin, même avec la vue qui baisse comme tu l’écris dans la 42 — qui se place entre 7 et 8 ? Et la friterie à la porte coulissante : c’est bien, sa porte coulisse, mais à l’intérieur c’était comment ? Odeur. Bruit. Couleur. Les petites fourchettes en plastique, elles avaient 3 ou 4 dents de plastique ? Y avait quoi comme équipement, tu te souviens ? Et Alain, il ressemblait à quoi ? Et tu l’as noté, que durant toutes ces années, il n’avait pas l’air de vieillir ? Que tu ne saurais même pas donner son âge ? Le virage de la speedway, y a des choses à en dire, non ? Juste après le virage, décrire les premières maisons, quand on tourne à droite et qu’on arrive au pont sous lequel on passe. Et l’école maternelle et primaire où tu as passé neuf ans, c’est du vent ? En retournant chaque midi bouffer chez Sylvette. Le même chocolat, la même tartine. Et la ville, tu ne lui donnerais pas un nom ? Tu lui donnerais son vrai nom ou tu lui inventerais un blaze comme le fait Sybille ? Quel blaze tu lui donnerais, même si tu lui donnes son vrai nom au final ? Et la collègue au style old-school et actuel, tu ne la décrirais pas un peu plus ? Et si tu n’attendais pas la 42 pour la faire parler ? Et à elle, tu ne donnerais pas un prénom ? Il est joli son prénom, Lula, pourquoi tu ne le partagerais pas avec les millions de gens qui te lisent ? Et puisqu’on va par-là, qu’est-ce que la ville à de toutes les villes que tu as bien connues ? Qu’est-ce que ça a de Tubize, de La Louvière, d’Anderlues et de Charleroi ? Y a combien d’hommes et de femmes dans ton bazar ? Est-ce qu’il faudrait d’autres personnages ? Est-ce qu’on ne devrait pas croiser Alain quelque part ? Est-ce que Sylvette doit traverser les lignes blanches et pousser la porte de la friterie ? Est-ce que l’action se passe durant la kermesse et sa brocante ultra-connue ? Qu’est-ce que ça a de Jack Kerouac tout ça ? Est-ce que Tom Waits serait client de la friterie dans une scène à la “Coffee & cigarettes” ? Est-ce que la 40 ferait un bon début d’histoire comme te l’a suggéré Vincent ? Est-ce que “D’essence et de sérénité” ferait un bon titre ? Un peu pompeux, non, le “D’” ? “Essence et sérénité” c’est plus simple, je pense. “Essence et sérénité”, c’est mieux. Faudra que je le dise à François. Faudra aussi que je puisse retrouver Alain pour lui faire lire tout ça et lui demander c’est quoi son business actuel. Et lui demander son âge. Et lui dire que les frites étaient sacrément meilleures quand il les cuisinait. Et lui dire : “À tantôt”.

proposition n° 44

Un livre qui parle d’une ville qui disait comme ça que sur terre on voit bien des gens qui vivent bien des choses de gens disent bien des choses de gens où le temps devient secondes minutes et jours devient nécessairement quelque chose de très long comme on imagine des hommes et des femmes se disant des choses d’hommes et des choses de femmes marchant en bord de route d’un pas de bonne facture d’un pas d’hommes et de femmes arrivant ou partant de la ville particulièrement étirée à mesure que le temps devient secondes minutes jours et tutti quanti de sorte qu’il est difficile de distinguer ce qu’il s’y trame tant tout devient conglomérat de paroles de gens de bord de route comme une accumulation de pas dans un timbre-poste dont on ferait difficilement le tour malgré l’impression de tout brasser d’un simple balayage de regard qui se veut résolument long et standardisant comme il est de bon ton de voir les choses maintenant de sorte que la ville n’est qu’un reflet d’une chose déjà vue ou déjà collectivement inconsciemment rêvée à mesure que le temps devient secondes minutées minutes minutées et jours minutés devient nécessairement quelque chose de minuté comme il est de bon ton.

Une ville vue dans un livre qui disait comme ça que la ville n’existe pas vraiment comme lorsque l’on vit dans un vase immense qui serait néanmoins clos de sorte qu’on n’a aucune idée ni aucune piste d’idée permettant de savoir si les timbres-poste sont nécessairement identiques et si des millions d’hommes et de femmes les oblitèrent de la même façon de sorte qu’on peut légitiment penser que notre timbre-poste est le bon et que si le cellier est bien garni c’est tout ce qui compte et que “ça se respecte voire même que ça se défend” et à grand renfort de violence si “l’on est bien forcé” et que tout ceci n’est que normal voire même ultra-normal et que seules les façons de faire old-school valent quelque chose quand tout part à vau-l’eau et qu’il s’agit même du dernier refuge contre la barbarie de sorte qu’ici on pense que les vegans peuvent “bien aller se faire foutre” et “qu’on n’a pas peur de le dire” et que l’égalité homme-femme est une aberration de sorte qu’ici on a arrêté de compter les années parce qu’on a décidé qu’on ne croit pas au calendrier et à la courbe ascendante mais plutôt au cercle et à l’immobilité parce qu’on sait bien que la poussière au-dessus des étagères reste la même puisqu’on n’a vu que ça depuis l’enfance.

Un livre ou bien une ville qui disait comme ça que même si les timbres-poste se ressemblent et que même si certains s’assemblent ou se superposent et même carrément de bien jolie manière il y a quand même franchement moyen de ne pas en faire le tour dans le même sens et même d’y habiter un recoin si éloigné et durant si longtemps qu’on finit par croire que ce coin n’a plus rien “mais alors plus rien” à voir avec le reste du timbre-poste allant même jusqu’à douter avoir un jour connu ce timbre-poste voire même d’être issu d’un quelconque timbre-poste en en reniant la couleur le goût et l’odeur à grand renfort de rationalisation et de musique écoutée beaucoup trop fort comme si le fait de faire péter les basses pouvait changer quoi que ce soit à l’ADN et la teneur des souvenirs un peu comme ces asiatiques claquant un pognon monstre dans une teinture joyeusement tigrée pour le poil de leurs chiens qui n’en resteront pas moins des chiens de simples chiens de bonne facture.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 13 juin 2018 et dernière modification le 13 septembre 2018.
Cette page a reçu 2168 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).

[1Celle du sud.

[2Un virage de chez virage !

[3Qui en a vu, des bagnoles de métal métallique.

[4La gomme qui gît sur le bitume macadamé.

[5macadamé

[6Jurés sur tout un tas de dieux absents.

[7Sans personne pour raconter quoi que ce soit sur quoi que ce soit.

[8Ne payant pas de mine. Allant à toute berzingue.

[9le pied écrasant lourdement la pédale de frein.

[1015 bons mètres de bonne facture.

[11On oubliera la gomme.

[12Si ce n’est furtivement et à toute berzingue.

[13Qui cachent le sucre et le miel.

[14Les malheureux.

[15Pas d’odeur d’occasion trop belle, pour eux, pas d’odeur de sérénité, pour eux. Aucune chance de s’entendre dire : “À tantôt”, pour eux.